dimanche 9 juin 2024

Le string parfait / Profane (2024)


Pourquoi y a-t-il un string plutôt que rien? Le string est le vêtement-limite. Il se tient au seuil qui sépare la nudité de l’habillement, à la frontière de l’être et du non-être. Le string est essentiellement constitué par son absence: sa forme infime laisse toute la place à l’apparition spectaculaire d’un cul. Il est l’ornement quasi-inexistant qui met en valeur la structure, le cadre sans qui le tableau ne serait pas vraiment tableau. C’est-à-dire que sans le string, le cul serait un peu moins cul.

L’amateur de strings m’explique que c’est pour lui surtout un objet photographique, presque un objet virtuel. Il ajoute: c’est un fantasme. Il est ce dont ses tiroirs regorgent, mais qu’il évite le plus souvent d’exhiber en public. C’est pourquoi l’amateur de strings préfère garder l’anonymat. Il reste ainsi, comme l’objet qui le préoccupe, dans le domaine de l’irréel. Le milieu naturel du string, me dit-il, c’est l’écran. Un territoire d’excitation abstraite, un monde d’érotisme hors- sol, hors-situation. S’il déshabillait un homme et découvrait un string, il m’avoue qu’il aurait envie de lui dire «calme- toi». Le string doit se tenir dans certaines limites, c’est-à-dire qu’il doit rester pictural, virtuel, mental. Une fois porté dans la vraie vie, il s’inscrit tout de suite dans le domaine du jovial et de l’absurde. L’amateur a passé certains de ses anniversaires à déambuler hilare en string parmi ses amis, mais il ne lui viendrait pas à l’esprit d’en porter un pour exciter un amant. Il est formel : le string n’est vraiment érotique qu’en photographie. Sur un corps de chair, c’est toujours trop. C’est-à-dire que le peu de tissu produit toujours un trop gros effet. Le string est trop ouvertement sexuel pour être sexy: un vieux slip détendu sera beaucoup plus aguichant dans sa nonchalance. Mais alors, pourquoi accumuler autant d’objets dont il sait qu’ils ne seront jamais portés? Par sensibilité à certaines variations de formes, couleurs et matières, certes. Mais surtout parce que le temps passé à choisir les strings se prolonge volontiers: ce sont des heures en zone trouble, quelque part entre l’excitation sexuelle et le désir vesti- mentaire. Une sorte de porno-shopping, m’explique l’amateur.

Sans doute le string le plus parfait est-il alors le string le plus imperceptible. La meilleure photographie de string est peut-être une photographie de cul, c’est-à-dire la photo- graphie d’une absence de string. Quoique. Puisqu’en string, l’on est plus nu que nu, le string parfait serait le string le plus ténu, mais pas pour autant le string absent. Un cadre minimal est toujours un cadre. Si le string est un cadre, il est plus précisément un cadre inversé, un cadre qui fonctionne par le milieu et non par le bord. Le string rehausse l’entièreté du corps à partir d’un centre perdu pour le regard: le sexe. Centre pas tout à fait perdu, toutefois, puisque le peu qui est caché se manifeste également comme volume, masse spectaculairement moulée. Pas de paquet plus empaqueté que le paquet pris dans un string. Entre le sexe moulé et le cul exhibé, on ne saurait trop dire ce qui affirme le plus fortement sa présence. Le string est un objet double-face: l’homme qui le porte est intéressant par ses deux côtés. Si Janus aux deux visages, dieu des portes et des clefs, devait être représenté par un vêtement, ce serait sans doute par un string.

En outre, puisque sa présence à domicile est le résultat de séances d’excitation solitaires, le string est aussi un reste, une trace. Il est ce qu’il subsiste des heures passées en ligne à reluquer des culs parfaits. Il est le souvenir dérisoire des derrières athlétiques que l’amateur a contemplés mais qu’il ne touchera jamais. D’où l’étrangeté de son apparition dans le monde réel. Acheter le string, c’est acheter le cadre alors que l’on rêvait du tableau. Quand le string sort de l’écran et arrive par Colissimo, il quitte du même coup le cul parfait dont il était l’ornement idéal (et réciproquement), il n’est plus vraiment lui-même. Il n’est plus qu’un reliquat déconfit: une sorte d’éjaculat textile. Mais même si l’on pouvait obtenir à la fois le cadre et le tableau – le string et le cul –, la question ne serait pas pour autant résolue. Un de ces hommes virtuels au cul parfait se présenterait-il en string devant l’amateur, celui-ci ne pourrait, étrangement, que se mettre à rigoler. La fusion idéale du string et du cul qui le porte ne peut s’opérer que par la magie lumineuse de la photographie. C’est immobilisé sur un corps statufié que le string atteint son degré d’abstraction idoine.

Une amie proche de l’amateur accumule des objets cousins, les doubles inversés du string: des culottes fendues. En comparant les deux collections – strings et culottes fendues –, on identifie l’expression de deux cultures érotiques absolument opposées. D’un côté, un goût très littéral pour l’exhibition maximale, et de l’autre, une pratique de la dissimulation sans doute aussi perverse que pudibonde, alliée à un certain sens pratique. Mais que le sous-vêtement surabonde comme un cadre à dorures du XIXe siècle ou qu’il feigne l’inexistence à la façon d’un white cube, il se manifeste dans les deux cas comme un objet auto- contradictoire. Avec la culotte fendue, une masse de tissu dont la pudeur s’annule par le milieu, révélant en son point le plus crucial cela même que son abondance de tissu cachait avec tant de précautions. Avec le string, un objet microscopique dissimulant le sexe à proportion qu’il le met en exergue, tout en révélant presque absolument le cul. Il y a là sans doute deux absurdités idéalement solidaires et symétriques lorsque l’on veut bien les considérer ensemble. Le string parfait, c’est donc aussi l’espace vide qui troue la culotte fendue. Ou ce qu’il révèle, soit le ruban de chair traversant, dans l’ombre, les deux grands pans de tissu blanc.

Stalactite Palace / La suivante (2024)


Une discussion eut lieu au début du XXe siècle entre plusieurs exégètes de l’allégorie platonicienne de la caverne, les uns voyant dans le jeu des images projetées sur la roche un spectacle de marionnettes « tout à fait semblable à notre Guignol » , les autres croyant lire dans le récit la description d’un ancien théâtre d’ombres . Cette littéralité matérialiste peut sembler naïve ou réductrice. Mais les professeurs, voulant faire œuvre de science, ont aussi multiplié les images. À la caverne décrite par le philosophe et comprise comme séjour illusoire – aussi présente dans un fragment d’Empédocle qui décrit les âmes humaines comme prisonnières d’un antre caché – ils ont ajouté plus de théâtre qu’il n’y en avait déjà, cherchant à clarifier, en la compliquant parfois, la nature des personnages qui auraient été agités devant ou derrière les regardeurs, tenus à bout de bras ou de ficelles, projetant artificiellement leurs ombres sur un écran de tissu. Théâtre d’ombres javanais ou indien ? Peu importe, dirais-je, avant de déplacer à mon tour l’image, pour faire de cette représentation de la conscience trompée celle du souvenir.  Choisissons-donc des deux hypothèses la plus compliquée, celle où l’illusion est la plus profonde et l’image la plus médiatisée, où la chose que l’on perçoit est la plus éloignée des sens, soit celle du théâtre d’ombres. Faisons des images sans corps projetées sur l’écran de l’antre antique, par l’hypothèse de Jean Przyluski en 1937, tout ce qui reste en nous de ce qui a été : les ombres d’images que l’on ne peut plus voir, et dont une force inconnue, marionnettiste de nos propres souvenirs, agite désespérément en nous-mêmes les silhouettes incolores. Faisons de ces ombres ce qui reste des choses dans notre mémoire. Comme les silhouettes privées de sang qui survivent dans l’Hadès, celles-ci ne peuvent être saisies, et encore moins étreintes. Elles n’en sont pas moins tout ce qui anime la vie intérieure et lui évite de se réduire à une cavité désertique. 

Apollodore d'Athènes écrivait : « Les montagnes, les vallons, les grottes sont des lieux remplis d'échos. Des échos mimétiques se forment à partir des voix diverses et multiformes que font entendre dans les montagnes les chasseurs, les animaux domestiques et sauvages. C'est pourquoi, souvent, les hommes qui ne voient pas les corps de ceux qui parlent mais entendent seulement la voix qui surgit, disent que Pan et les nymphes chantent dans les antres . » L’écho, avec l’ombre, constitue une autre forme de présence – à la fois sensible et fantomatique – de ce qui est absent, soit une autre forme du souvenir. Combien de temps l’écho d’une voix disparue peut-elle résonner après qu’elle s’est tue ? Quel rapport entre sa tonalité originelle et ce qu’elle devient, reprise par les parois minérales ? Les « échos mimétiques » dont parle Apollodore d’Athènes, traduit par Jacoby, cité par Lavagne, sont des voix dont on ne sait plus à qui elles appartiennent. La grotte, caisse de résonance ou bouche d’ombre, semble alors parler d’elle-même. Outre les ombres et les échos, d’autres présences approximatives peuplent les antres antiques : ainsi des mannequins et automates costumés, présents dans un certain nombre de mises en scène rituelles. Exhibés lors de cérémonies dionysiaques ayant cours dans l’Égypte ptolémaïque, ces mannequins déguisés « ne renvoient pas à des pièces de théâtre particulières, mais au dieu du théâtre que leur présence est censée symboliser. Leur valeur est avant tout emblématique».

Dans la vie silencieuse et secrète des grottes, avant même qu’y résonne un quelconque écho ou qu’y soit agitées des effigies de quelque sorte, on trouve en fait, déjà, une image du processus mémoriel : ce qui ruisselle et semble voué à l'informe – l’eau, le contact chaotique avec la réalité, le flux de la perception – soit tout ce qui s’y dépose lentement et imperceptiblement pour y prendre forme. En quelques endroits, cela donne naissance à des architectures imprévues, accumulations ou conglomérats de matière minérale : des souvenirs. Ce qui reste devient pierre, persiste, s’incruste et se fige. L’eau qui ne cesse de ruisseler, de goutter et glisser le long des parois anime la pierre, fait miroiter ce qui autrement resterait immobile. La minéralité statique et le mouvement du vivant se confondent. Ailleurs l’eau stagne dans des flaques ou bassins, gardant pour un temps sans doute trop long ce qui aurait dû s’écouler – mais où ? puisque l’immobilité caractéristique du lieu l’interdit. Tout est repos, dépôt, gisement, et pourtant tout, très lentement, concourt à un travail de transformation. On se tromperait en voulant accumuler dans une telle caverne les souvenirs comme des bijoux dans un coffre-fort, c’est-à-dire en cherchant à les fabriquer volontairement pour mieux les collectionner, ainsi que le veulent certains arguments de vente contemporains, faisant de l’expérience une usine à souvenirs, pensée sur le mode productiviste : « prix en baisse, souvenirs garantis ». Les tendances actuelles à la thésaurisation du vécu rappellent, à première vue, l’ambition accumulatrice des arts de la mémoire nés dans l’Antiquité et encore vivaces, sous des formes nouvelles, à la Renaissance, grâce auxquels des « cavernes intérieures » se remplissaient à ras bord de savoirs et de mots. Giulio Camillo disait de son « théâtre de mémoire », synthèse du savoir universel organisée en une série de petites boîtes selon une logique longuement méditée et tout imprégnée de philosophie occulte, que c’était « un esprit ou une âme construite » . Aujourd’hui ce sont seulement, sentimentalement et combien naïvement, les « bons moments » que nous ambitionnons d’entasser en nous-mêmes, comme dans une cave à vin où ils continueraient à se bonifier pour l’éternité. Ces gigantesques entrepôts mémoriels en quoi nous rêvons de nous transformer sont loin d’être aussi bien ordonnés que les architectures intérieures des arts de la mémoire. Tandis que celles-ci étaient précisément structurées par le besoin futur d’employer ce que l’on y déposait, organisées selon l’usage que l’on ne manquerait pas d’en faire et parfois même animées par l’ambition d’une connaissance universelle, nos esprits ressemblent plutôt, à l’image de nos modes de production et de consommation, à de gigantesques stocks d’invendus, énormes entassements chaotiques d’objets qui, n’existant pour rien ni personne, ne seront plus jamais utilisés. Ainsi du souvenir produit volontairement, souvenir qui n’est pas vraiment le nôtre, finalement produit en pure perte et sans doute aussitôt oublié, par opposition à l’ancien objet de mémoire accumulé par les rhétoriciens et leurs successeurs, objet dont on avait, d’une part, l’honnêteté de reconnaître le caractère conventionnel et impersonnel, et dont l’on savait, d’autre part, en vue de quel usage futur on le mettait ainsi de côté. Rien à voir donc entre ces artifices hautement maîtrisés et notre pathologie mémorielle qui entasse et finit par détruire sans trop savoir pourquoi, sinon qu’il est bon, selon les préceptes en vigueur, de produire au cours d’une vie une quantité maximale de « moments mémorables » définis selon certains critères précis comme autant de tableaux que l’on accrocherait au mur. Cela alors que les souvenirs fondateurs, ceux qui constituent des axes ou des pôles de notre vie intérieure, sont évidemment élus par une mécanique inéluctablement mystérieuse, à proportion qu’elle est involontaire. On peut se souvenir de ce dont on aura voulu se souvenir, mais l’on s’en souviendra moins bien, ou du moins différemment, que de certains détails apparemment anodins restant étonnamment vivaces après des décennies : une phrase que l’on nous a dite alors que l’on était très petit, une heure passée assis par terre en un certain endroit, un regard échangé pour une seule seconde, un visage aperçu dans un bus et jamais revu. Que dire encore de ce que l’on a vécu et qui a été d’autant plus important que nous l’avons oublié : ainsi de cette ancienne scène que raconte une tante qui y a assisté, et dont tous les éléments nous sont étrangement familiers, mais sans que l’on se rappelle pourtant l’avoir vécue. Les cheveux caressés, peignés au travers des doigts, durant ce qui semblait des heures. Étrangeté aussi des souvenirs exhumés sur des bandes vidéos, de la voix retrouvée qui ne correspond en rien à celle que l’on gardait en soi. Se produit un choc entre le souvenir maturé, à la fois implanté et déformé durant des années en soi-même, et la prétendue objectivité de l’archive, intacte depuis le moment où elle fut prélevée pour se détacher de la réalité. Chacun a poursuivi son chemin indépendamment de l’autre, et c’est comme retrouver quelqu’un perdu de vue il y a très longtemps et qui dit nous connaître et même avoir été notre grand ami : alors, on doit refabriquer un souvenir. 

Les « vastes palais » de la mémoire, avec ses « salles immenses » et sa « vaste cour » font d’elle, comme le dit Saint-Augustin, « un lieu plus intérieur, qui n’est pas un lieu »  . Dans les Confessions, il écrit : « Voici, dans les plaines, dans les grottes, dans les cavernes incalculables de ma mémoire, pleines à un point incalculable d’un nombre incalculable de sortes de choses, les unes présentes en tant qu’images, comme tous les corps ; les autres en elles-mêmes, comme les arts ; les autres au moyen de certaines notions et d’impressions, comme les sentiments de l’esprit, que la mémoire retient, même quand l’esprit ne le sent pas, bien que tout ce qui se trouve dans la mémoire se trouve également dans l’esprit – à travers toutes ces choses, je cours, je vole ; je plonge ici et là, aussi profondément que je peux, et je ne trouve jamais de limite. » S’adressant à Dieu, Augustin encore : « Tu as fait à ma mémoire l’honneur d’y résider, mais dans quelle zone y résides-Tu ? Voilà ce que je me demande. Car, pensant à Toi, j’ai laissé les zones où se trouvent les bêtes, car je ne pouvais pas te trouver au milieu des images des choses corporelles ; je suis parvenu aux zones auxquelles j’ai confié les sentiments de mon esprit, et je ne T’y ai pas trouvé. Je suis entré dans le siège même de mon esprit… Tu n’y étais pas non plus… Pourquoi chercher davantage en quel lieu Tu habites ? Comme s’il y avait là des lieux… De lieu, il n’y en a pas, nous avançons, nous reculons et il n’y a pas de lieu…  » La grotte est l’une des formes que peut prendre cette absence de lieu. On n’y est plus nulle part, encore moins en soi-même. Elle est le caisson d’un instrument de musique dont le joueur resterait invisible. Comme l’écrit un historien : « Dans la grotte, l’homme se trouve privé de son individualité et échappe à l’histoire. L’histoire elle-même s’y fait simple expression de la vie et de la mort, de l’union et de la destruction », « Utérus ou athanor, la grotte évoque aussi bien l’existence prénatale dans le ventre de la mère que le bain de la conjunctio au sein du four alchimique, avatar de la Mère Nature . » Elle est à la fois non-lieu et lieu absolu, c’est-à-dire, espace de métamorphose. Les anciennes grottes chamaniques, oraculaires ou mystiques, étaient de fait des lieux d’extase et de rencontre avec le divin. Elles constituaient des passages vers d’autres dimensions du réel et permettaient d’accéder aux plus hautes formes de connaissance, celles d’une lucidité issue des ténèbres. 

Jérôme Cardan, De Subtilitate : « Les matieres métalliques, les metaus et les pierres vivent. Car les matieres qui ont maturité, acerbité et vieillesse, elles ont aussi une vie. […] Les vraies pierres souffrent la mort, par quoi elles ont vie. Car ches moi la pierre d’Hercules, dite aimant, en Latin magnes, en peu de temps est perie : et quelque tems attirante vivement le fer, apres par succession de tems elle ne l’a plus attiré. Or, qu’est-ce autre chose que la vie, sinon l’operation de l’ame ? […] Toute operation est du vivant et en tant qu’il vit, que la force et vertu est seulement par acte aus vivants, il est necessaire que les pierres qui ont force aient ame . »

Certaines grottes antiques abritant des sources s’appelaient des nymphées : sanctuaires des nymphes. Elles étaient aussi désignées par le mot de musée, ici pris au sens propre : temple, sanctuaire des muses, antre obscur où celles-ci venaient s’ébattre. Nymphée et musée se confondent pendant un certain temps. « "On dit, suivant une ancienne tradition, que quiconque voit émerger une apparition d’une source, c’est-à-dire l’image d’une Nymphe, délire ; les Grecs qualifient de nympholeptous ceux que les Latins appellent lymphaticos". Le délire suscité par les Nymphes naît donc de l’eau et d’un corps qui émerge, de même que l’image mentale affleure du continuum de la conscience » Plus bas, Roberto Calasso note encore que « Porphyre écrit qu’Apollon reçut des Nymphes le don des « eaux mentales ». Nymphe serait alors le nom crypté de la matière mentale qui fait agir et qui subit l’envoûtement . » Et Musée, le nom du lieu d’un délire. Dans les grottes artificielles du XVIe siècle, le processus de pétrification est mis en scène. Les « coulures pétrifiées » sont sélectionnées dans des cavernes naturelles puis importées dans ces lieux artificiels où, tout en étant toutefois soigneusement intégrées au décor, les formations minérales sont exposées comme des œuvres d’art dans un espace qui se rapproche alors de la galerie de stalactites haut-de-gamme. Musées, les grottes artificielles de la Renaissance ne le sont plus en ce qu’elles ont cessé d’être des lieux de culte païens ; mais elles se rapprochent déjà, par certains aspects, de ce que l’on n’appelle pas encore un musée au sens moderne. Elles accueillent une multitude d’œuvres d’art, parmi lesquelles automates, statues et peintures. Certains les rapprochent d’ailleurs du genre des Wunderkammern ou cabinets de curiosités, qui leur sont contemporains. Ce sont des œuvres composites, ornées de pierres spongieuses, d’éléments rustiques, de coquillages, mais aussi de jeux d’eau, d’automates, de sculptures et de peintures. On y voit des « angelots porteurs de tritons perchés sur une balustrade, près de satyres porteurs d’urnes » . Ces fausses grottes sont des installations qui imitent quelque chose qui n’est pas à proprement parler figurable. Elles donnent forme à une dynamique ; elles constituent un espace abstrait, presque une démonstration – philosophique ou technique. Elles participent de la « sensibilité métamorphique » de la Renaissance, c’est-à-dire qu’elles consistent en une exposition du processus de production : « L’art donne à voir le processus qui l’a suscité ; s’il décrit le monde, il représente aussi la représentation. Il s’élabore comme un évènement en cours de réalisation . »  Bien que les grottes maniéristes opèrent une sorte de première muséification de la nature, elles restent des lieux animés, des espaces en mouvement. L’un des grands enjeux de la conception des grottes artificielles du XVIe siècle est de leur donner l’apparence de la vie et plus précisément de la « nature naturante », de faire d’elles le lieu de ce que l’on a appelé « la théâtralisation de l’alchimie de la nature » .

Bernard Palissy, rêvant dans le Devis d’une grotte pour la Royne Mere à une grotte qu’il ne réalisera jamais, décrit ainsi sa construction imaginaire : il y aurait « un nombre infini de bosses et de concavitez, lesquelles bosses et concavitez seroient enrichies de certaines mousses et de plusieurs espèces d’herbes », avec aussi des serpents, vipères, coquillages, tortues, le tout « aorné et enrichi d’un nombre infini de grenoilles », de poissons sculptés et éclaboussés par des « pissures d’eau » qui leur donnent l’apparence de la vie. « Et, quant aux termes qui seront assis sur ce rochier des fontaines, il y en auroit un qui seroit comme une vieille estatue mangée de l’ayr, ou dissoulte à cause des gelées, pour démonstrer plus grande antiquité. »

Il existe aussi un lien très ancien entre les grottes et l’architecture théâtrale. Elles ont pu constituer des décors de spectacle, et l’on observe, de façon générale, des ressemblances entre les codes architecturaux des théâtres et ceux des grottes artificielles antiques.  Elles obéissent d’ailleurs, pour certaines, à de véritables lois de construction dramaturgique. La grotte rustique du jardin de Boboli, construite par Bernardo Buontalenti, est par exemple constituée de trois salles en enfilade, qui dessinent un parcours narratif. Certains procédés communs à l’art du théâtre et du jardin s’y retrouvent, comme celui de provoquer alternativement le plaisir et l’effroi. Le parcours à l’intérieur est structuré comme un processus d’élévation de l’âme, de sorte que « la dernière salle offre une sorte d’epopteia, la vision mystique concédée aux seuls initiés » . Si l’on veut bien suivre l’hypothèse métaphorique voulant que les grottes figurent, dans leurs diverses formes, plusieurs aspects de la dynamique mémorielle, alors on peut considérer que les « scherzi d’acqua » ou « jeux d’eau » disposés dans les grottes artificielles sont à l’image d’automatismes mémoriels : il suffit d’appuyer sur une dalle (laquelle, on ne saurait justement le dire) pour se trouver trempé, entre les jambes ou au visage. Dans un cas comme dans l’autre, le mécanisme est invisible à celui qui en fait les frais et qui, du coup, s’en trouve d’autant plus stupéfait. Ces jeux d’eau font sursauter ceux dont ils rafraîchissent soudainement le sexe, les joues ou le crâne : émoi érotique, larmes, sensation immédiate du déluge comme fin ou recommencement du monde. Un auteur les appelle des « surprises hydrauliques ». Mais il y a aussi ce que l’on pourrait appeler des surprises figuratives ou des images-surprises : une statue pivotante nous fait soudain face, visage connu ou inconnu, vision subreptice, fantôme à la fois pétrifié et mobile. « Ici, en tournant une clef, des statues de nymphes sont tirées hors de la grotte par la force de l’eau, puis rentrent à nouveau comme si elles étaient vivantes, l’eau restant invisible . » Pour Bernard Palissy, les matières lapidaires « en leur première essence sont liquides, fluides et aqueuses ». Contre les alchimistes de son temps, il oppose le primat de l’eau à celui du feu : le fondement de toute opération créatrice n’est pas pour lui la flamme destructrice mais la coulée aqueuse. Il écrit dans La Recepte Véritable que la pluie engrosserait elle-même la terre selon le procédé suivant : « Quelque temps après que les herbes dudit champ ont esté pourries, et qu’il aura demeuré long temps sans pleuvoir, il viendra quelque temps après, qu’il fera une certaine pluye, qui prendra le sel de la terre et des herbes, qui avoyent été pourries dans le champ ; et ainsi que l’eau courra le long du seillon du champ, elle trouvera quelque trou de taupe, ou de souris, ou autre animal, et l’eau ayant entré dedans le trou, le sel qu’elle aura amené, prendra de la terre et de l’eau ce qu’il luy en faut, et selon la grosseur du trou et de la matière, il se congelera une pierre. ». Georgius Agricola écrit quant à lui que l’eau serait porteuse d’une « humeur congélative », « à la fois cause matérielle et cause efficiente de la pétrification ». Il parle d’un « sugo congelato » ou d’un « sugo atto a diventare pietra », soit un « suc » ou une « substance apte à devenir de la pierre ». Celle-ci « goutte des commissures, des fibres ou des veines au sein des cavernes ; elle durcit et devient pierre avant d’être tombée à terre c’est ainsi que ces gouttes restent suspendues. […] il arrive aussi que les gouttes deviennent pierre après avoir été distillées et être tombées à terre » . La « substance apte à devenir de la pierre » est une eau plus épaisse, mélange de « quelque chose de sec avec quelque chose d’humide », dont la couleur et la texture dépendent de la sorte de matière sèche qu’elle contient. Cette substance à la fois aqueuse et minérale est la substance du souvenir : une eau capable de pétrification ou une pierre capable de liquéfaction. Substance tout à la fois informe et mobile, courante, impalpable même, elle devient, pour qui a laissé passer beaucoup de temps, dure à s’y briser le crâne. 

L'avant-dernière mode / La mode comme indiscipline (2024)



« Le suranné est la flétrissure du présent »
Theodor W. Adorno


La dernière mode est un commencement absolu, une table rase. Avec elle se reforme un monde, renaît un univers de sens et de références dont le surgissement soudain disqualifie tout ce qui lui préexistait. Barthes écrit dans Système de la mode : 

« L’aujourd’hui de la Mode est pur, il détruit tout autour de lui, dément le passé avec violence, et censure l’avenir, dès que cet avenir excède la saison […] la mémoire lointaine abolie, le temps réduit au couple de ce qui est chassé et de ce qui est inauguré, la Mode pure, la Mode logique […] n’est jamais rien d’autre qu’une substitution amnésique du présent au passé . »

Dans ce temps de mode, temps « réduit au couple de ce qui est chassé et inauguré », on s’intéresse le plus souvent à ce qui est inauguré, à ce qui surgit, aux formes nouvelles, puisque c’est l’apparition de la nouveauté qui, pense-t-on, caractérise au premier chef le phénomène qu’est la mode. Mais l’avant-dernière mode a beau être disqualifiée par la dernière, elle n’en disparaît pas pour autant instantanément de tous les corps. La pure mode logique dont parle Barthes n’existant pas, la « mode chassée » persiste et survit à sa disqualification. S’ouvre pour elle un temps nouveau, le temps du retard de mode, temps tout juste passé du démodé. Si ce dernier mot n’apparaît qu’au début du XIXe siècle, la réalité qu’il désigne est depuis toujours, au même titre que la nouveauté, constitutive de l’expérience de la mode. Dès la deuxième moitié du XIVe siècle, on remarque les vêtements qui « ne sont pas de la guise qui court », portés dans certaines régions de France , ou bien conservés par les hommes âgés restés en robe longue alors que la mode est désormais au court . Au XVIe siècle on rit de ceux qui continuent de porter « les modes anciennes », par exemple le « barbon  », nommé d’après une barbe dont le goût a passé depuis longtemps. En Italie, Baldassar Castiglione commente aussi le ridicule attaché aux modes anciennes . Au XVIIe siècle apparaît l’expression « hors de mode », tandis que se structurent dans Le Mercure galant les médisances sur l’infériorité sociale des retardataires de mode . A la fin du XVIIIe siècle, on voit chez Louis-Sébastien Mercier « un évaporé du bel air » moquer un « étourdi » qui n’est qu’à la mode de l’avant-veille . En somme, le démodé suit la mode comme son ombre et ne peut s’en détacher. Il correspond à la négativité qui la menace toujours et dans laquelle elle ne manque jamais de sombrer : toute dernière mode est déjà avant-dernière, appelant à son remplacement imminent. Si la mode, quand on la regarde ainsi,  n’existe plus tant comme art de l’avance que comme retard perpétuellement reconduit, reste à mieux connaître ce qu’est ce retard. On pourrait parler de ses espaces, de ses rythmes ou de ses vocabulaires qui tous varient historiquement avec ceux de la mode. Au-delà de ces singularités d’époque, il faut plutôt se pencher sur ce qui constitue en propre le démodé, c’est-à-dire l’étudier comme catégorie de la perception, ordre de sensations constitutif de l’expérience du temps de la mode.

Le démodé sur le vif

Je commence par le démodé dans sa dimension la plus brève, la plus immédiate, celle du moment de la révélation du retard de mode. Instant infime, mais dont l’expérience se trouve être au fondement de la dynamique des modes, puisque c’est ici que tout bascule, c’est-à-dire que la mode se démode. On trouve dans les Caractères de La Bruyère une description de ce moment : 

« Iphis voit à l’église un soulier d’une nouvelle mode, il regarde le sien, il en rougit ; il ne se croit plus habillé. Il était venu à la messe pour se montrer, il se cache : le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour . »

Ce petit épisode où le personnage d’Iphis se fait démoder sous nos yeux, en direct, traduit un renversement perceptif instantané. Le temps d’un coup d’œil, la  dernière mode est devenue avant-dernière, le présent est devenu passé. S’opère en même temps une défamiliarisation du courtisan d’avec lui-même. Iphis ne se reconnaît plus, rougit de honte, lui qui était venu parader habillé de la dernière mode ne peut soudain plus supporter sa propre apparence et court se cacher, comme un escargot humilié rentre dans sa coquille. Avec le démodé, l’aura positive de la gloire de mode se transforme en aura négative, aura infâme. La puissance de visibilité positive – jouissance de la frime –, devient puissance de visibilité négative, sensation d’être trop visible . Se faire démoder occasionne ainsi une forme d’aliénation : tout d’un coup, par le passage de la mode du présent au passé, Iphis perd son corps, perd la possibilité d’être au monde qui l’entoure, et se trouve retenu comme magiquement par une sorte de mauvais sort, chez lui, par son propre pied. Jusqu’à ce que, pouvons-nous supposer, il exorcise son mal et apaise le mauvais démon qui avait investi son pied en se remettant à jour avec la dernière mode. 
Ce moment de bascule du démodé se rapproche des expériences de « crise de la présence», étudiées par l’anthropologue Ernesto De Martino . Comme l’habitant du « monde magique » décrit par celui-ci, l’homme à la mode se caractérise par une présence instable, labile. Son âme est liée à des objets extérieurs, mais est aussi intensément sensible à son environnement, exposée à des influences. Elle peut donc entrer en crise, se détacher de son lieu corporel, se dissoudre ou s’échapper dans le monde. Elle doit alors être récupérée, reconquise selon une technique de rachat culturel, spécifique au monde dans lequel a lieu la crise . La condition de fin de la « crise de la présence » et de réintégration du monde est, pour l’homme à la mode qui comme Iphis s’est fait démoder, la mise à jour de sa garde-robe, le renouvellement de son enveloppe vestimentaire, nouvelle adaptation au monde, c’est-à-dire aux normes de mode qui autour de lui ont changé. Le courtisan démodé fait l’expérience d’un moment de destruction, petite fin du monde, fin d’un monde – monde où l’avant-dernière mode était encore à la mode – après quoi peut émerger un nouveau présent de mode, nouvel équilibre entre la personne vestimentaire et son environnement. 
Pour mieux saisir cet événement, on peut s’appuyer sur une autre description de démodé sur le vif, cette fois non plus située dans le contexte courtisan de la fin du XVIIe siècle, mais dans le Paris élégant du début du XIXe siècle. Balzac écrit dans Les Illusions perdues : 

« Lucien passa deux cruelles heures dans les Tuileries : il y fit un violent retour sur lui-même et se jugea. D’abord il ne vit pas un seul habit à ces jeunes élégants. S’il apercevait un homme en habit, c’était un vieillard hors la loi, quelque pauvre diable, un rentier venu du Marais, ou quelque garçon de bureau. Après avoir reconnu qu’il y avait une mise du matin et une mise du soir, le poète aux émotions vives, au regard pénétrant, reconnut la laideur de sa défroque, les défectuosités qui frappaient de ridicule son habit dont la coupe était passée de mode, dont le bleu était faux, dont le collet était outrageusement disgracieux, dont les basques de devant, trop longtemps portées, penchaient l’une vers l’autre ; les boutons avaient rougi, les plis dessinaient de fatales lignes blanches. Puis son gilet était trop court et la façon si grotesquement provinciale que, pour le cacher, il boutonna brusquement son habit. Enfin il ne voyait de pantalon de nankin qu’aux gens communs. Les gens comme il faut portaient de délicieuses étoffes de fantaisie ou le blanc toujours irréprochable ! D’ailleurs tous les pantalons étaient à sous-pieds, et le sien se mariait très mal avec les talons de ses bottes, pour lesquels les bords de l’étoffe recroquevillée manifestaient une violente antipathie. Il avait une cravate blanche à bouts brodés par sa sœur, qui, après en avoir vu de semblables à monsieur de Hautoy, à monsieur de Chandour, s’était empressée d’en faire de pareilles à son frère. Non seulement personne, excepté les gens graves, quelques vieux financiers, quelques sévères administrateurs, ne portaient de cravate blanche le matin ; mais encore le pauvre Lucien vit passer de l’autre côté de la grille, sur le trottoir de la rue de Rivoli, un garçon épicier tenant un panier sur sa tête, et sur qui l’homme d’Angoulême surprit deux bouts de cravate brodés par la main de quelque grisette adorée. À cet aspect, Lucien reçut un coup à la poitrine, à cet organe encore mal défini où se réfugie notre sensibilité, où, depuis qu’il existe des sentiments, les hommes portent la main, dans les joies comme dans les douleurs excessives  [et il] eut une sueur froide en pensant que le soir il allait comparaitre ainsi vêtu devant la marquise d’Espard, la parente d’un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi  . »

Le choc stylistique du démodé sur le vif se relie ici à une distance géographique entre Paris et la Province. On voit que « l’homme d’Angoulême » comme l’appelle Balzac, qui était là-bas le plus élégant, lorsqu’il arrive à Paris, ne se trouve pas seulement passé de mode, mais relégué parmi les commis et les vieillards. Ce n’est pas seulement à l’avant-dernière mode qu’est la Province, mais à une mode altérée, dénaturée pourrait-on dire, puisque Lucien ne savait même pas qu’il y avait à Paris une mise du matin et une mise du soir. Il y a plus qu’un délai de transmission de l’information entre la capitale et Angoulême, il y a une déformation, un brouillage. Le démodé n’est qu’une partie de l’humiliation que subit Lucien.
Mais on a bien, une fois de plus, la narration d’une forme de crise de la présence personnelle causée par la mode. Balzac décrit lui aussi un choc, un bouleversement de la proprioception, causé par le dévoilement d’une réalité vestimentaire auparavant inconnue. En réaction, d’abord, il y a ce geste pathétique du héros, essayant soudain d’arranger sa tenue. Ensuite, une réaction physique plus violente encore, le jeune homme reçoit un coup à la poitrine et a des sueurs froides en pensait qu’il sera vu dans cet accoutrement chez la marquise.  Le retard vestimentaire trouve comme on le voit sa force expérientielle dans le fait qu’il est retard porté et incorporé, donc une marque de décalage négatif à même le corps. Il fonctionne, pour qui a su l’identifier, comme un stigmate d’inactualité. Ou plus trivialement, comme un poisson d’avril que l’on vient de découvrir dans son propre dos. Tout cela, au fur et à mesure de ce que Lucien observe dans son environnement, au fil de la récolte d’informations nouvelles qui viennent recoder, re-signifier son propre habillement et donc transformer les objets de sa coquetterie en marques honteuses d’anachronisme. C’est en voyant un garçon épicier porter une cravate blanche qu’il comprend qu’il a l’air d’un garçon épicier, en voyant les pantalons à sous-pieds des Parisiens qu’il identifie les défauts du sien, etc. Pour Lucien comme pour Iphis, le démodé advient par comparaison, par retour sur soi après vision d’un autre. La perception négative du démodé consiste ainsi en une seconde vision, un retour sur quelque chose de déjà connu, qu’une perception comparative fait soudainement appréhender sous une nouvelle lumière. Venant après la première vision de mode, vision d’adhésion et de désir, cette seconde vision opère un dévoilement démystificateur. Elle révèle une erreur, presque une trahison, ressentie de façon d’autant plus cuisante que le désir et l’adhésion à l’avant-dernière mode étaient auparavant puissants, c’est-à-dire, aussi, à proportion que la sensibilité et l’attention au temps de la mode sont développés. C’est ainsi parce qu’Iphis et Lucien voulaient être à la mode, parce qu’ils essayaient d’y être, mais maladroitement, que se manifeste chez eux toute la force d’humiliation du démodé, démasquant le sérieux de la mode, le retournant contre lui-même. 
Pour des êtres accordant moins d’importance à la mode, cette force sera moindre, elle se fera ressentir de façon plus diffuse et dans une temporalité moins brusque, plus progressive. En fait, pour ceux qui suivent la mode avec moins d’attention, voire qui la suivent comme malgré eux (soit la plupart des gens), la crise de réadaptation au présent décrite ci-dessus ne représentera pas tant un moment de bascule immédiat que le temps de l’acquisition d’une nouvelle habitude : plutôt qu’en secondes, ce temps se comptera donc en mois, voire en années – le temps qu’il faut à une mode pour se répandre au-delà des cercles les plus avancés. Ce moment reste quoi qu’il en soit celui d’une crise, en ce sens qu’il correspond à une destruction puis une reformation de la personne vestimentaire, en somme un processus de réadaptation à un présent ayant changé de forme. La perception du démodé à la première personne, qu’elle soit violente et soudaine ou bien plus lente et diffuse, correspond toujours à la reconnaissance du fait que le monde a changé, et que la position que l’on y tient a changé avec lui. C’est ce que dit bien l’adjectif « démodé », qui est aussi le participe passé du verbe « démoder » : Iphis et Lucien se font démoder, le démodé leur arrive, comme un drame, une fatalité. C’est ce petit drame  qui se généralise, sous des formes variables, lorsque se popularise la sensibilité à la mode. 

Un temps du retard

Cette expérience du démodé comme crise de la présence fonde l’expérience de mode, puisque c’est au moment de la révélation de l’anachronisme que se fait sentir la nécessité de passer d’une mode à la suivante. Sans crise de révélation du démodé, pas de dynamique des modes. Sans prise de conscience de la désuétude, pas de nécessité de se mettre à jour. Mais tout le problème du démodé vient de ce que cette révélation se fait de façon progressive et désaccordée. C’est ainsi que se trouvent cohabiter, sur des durées variables, la mode et le démodé. Comment agit alors le démodé, et quelle expérience en est faite, le temps que dure sa persistance ? On doit ici passer de l’individuel au collectif, puisque le démodé qui dure est le plus souvent et le plus fortement perçu chez autrui. Le démodé durable, soit le démodé survivant à la révélation de son anachronisme, s’observe chez ceux qui n’ont pas bénéficié de cette révélation, c’est-à-dire ceux qui, moins sensibles à la mode ou moins informés de ses mouvements, persistent dans le port d’une forme dont les amateurs de mode les plus aguerris reconnaissent désormais l’inactualité. 
Pour saisir les enjeux du démodé persistant, il faut repartir des réflexions de l’historien Reinhardt Koselleck sur la temporalité moderne. Pour Koselleck, cette dernière se caractérise par un phénomène d’accélération, causant un écart grandissant entre le passé et le futur. Le « champ d’expérience » s’éloigne de plus en plus de l’« horizon d’attente » : le temps va plus vite, le présent se raccourcit, dans le temps d’une seule vie l’on se trouve témoin d’un nombre croissant d’époques de plus en plus brèves, et l’avenir est d’une imprévisibilité croissante. Cette accélération a également pour résultat ce que l’historien appelle la « simultanéité du non-simultané » ou « le contemporain non-contemporain », phénomène d’anachronisme dû à une « différence de qualité dans l’écoulement du temps  », entre certaines époques, mais aussi entre certains lieux ou groupes humains. Koselleck écrit que, depuis le XVIIIe siècle :

« La tendance permanente à la comparaison progressive [repose] sur la constatation que tel ou tel peuple, État, continent, science, ordre social ou classe [est] en avance sur tel ou tel autre, de sorte que, en fin de compte […] il a été possible de formuler le postulat de l’accélération ou bien – dans la perspective de ceux qui étaient retenus en arrière – celui du rattrapage ou du dépassement. Cette expérience fondamentale du progrès, tel qu’on a pu le conceptualiser en un singulier, repose dans la prise de connaissance du non-simultané dans le simultané qui se passe dans le temps chronologiquement égal . »

L’expérience de l’accélération est toujours liée, symétriquement, à une expérience du retard. Avec la modernité, et sa comparaison des temps sur l’échelle universelle du progrès, naît aussi le temps du retard, temps du « non-simultané dans le simultané », présent se manifestant comme passé, donc présent dépassé et obsolète. Dès lors, l’anachronisme devient une expérience commune, mais aussi un sujet de crainte, une menace. Un « nouveau type de vaincu  » émerge, le retardataire. Le démodé, la chose démodée, la personne démodée, s’inscrivent en plein dans cette forme de dévalorisation propre à la modernité, se pensant en termes de contemporain non-contemporain. L’expérience du démodé persistant est celle d’un passé-présent, lié à une différence de qualité dans l’écoulement du temps. Le temps de la mode et avec lui la menace du démodé s’intensifient en effet au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, moment défini par Koselleck comme celui de l’avènement d’une modernité comprise comme tournant historique unique. Mais il faut complexifier cette analyse. Car le démodé correspond aussi, avant cela, à une modernité comprise sur un temps plus long, relevant d’une série de « vagues de modernisation  ». Celles-ci, précédant amplement le XVIIIe siècle, préparent et préfigurent sur le long cours ce qui se joue plus tard de façon plus spectaculaire . D’où, pour le sujet qui m’intéresse, la possibilité de penser une expérience du démodé comme « simultané non-simultané » dès le Moyen Âge. Le démodé correspond à une expérience du temps de la modernité comme temps de l’accélération et de l’anachronisme, donc temps du retard et des retardataires, s’observant bien avant l’émergence de l’idée de progrès .
En outre, si les écarts temporels que crée la mode, à toutes les époques, sont toujours un rapport de contraste entre présent et passé récent, ce retard de mode ne s’échelonne pas sur une méta-échelle telle que celle du progrès dont parle Koselleck. Le démodé est même l’inverse du retard progressiste qui apparaît au XVIIIe, puisque, loin de s’aggraver avec le passage du temps, il peut se retourner et s’inverser en avance. C’est ce qui fonde au Moyen Âge l’association du cycle des modes au motif de la roue de la fortune , ou encore, ce qui fait affirmer à un auteur du Cabinet des Modes, à la fin du XVIIIe siècle : 

« Si quelqu’un se plaint de la grande variété des Modes, de la grande rapidité avec laquelle elle se succèdent, & de la dépense où elles semblent devoir entraîner, parce qu’il n’a pas le temps de porter ses habits, & qu’il faut tout-à-coup les remplacer par d’autres ; qu’il attende, & qu’il fasse ce que la Nouveauté prescrit à ce vieux Baron qui est tout étonné qu’au bout de quarante ans ses habits ne soient déjà plus de mode, & qu’à la Cour on lui ait ri au nez à cause de son grotesque accoutrement ; il verra que bientôt l’habit qu’il porte aujourd’hui, & qu’il croyait passé, sera d’une mode régnante & qu’il ne lui faudra pas dépenser autant qu’il le craignait . »

Parce qu’il ne se rattache qu’à un temps intérieur, un temps vécu qui ne connaît pas de progression historique globale, parce que donc, il s’ancre dans une mémoire incorporée, mémoire vivante de la mode qui se trouve prompte à l’oubli, le démodé constitue un retard mouvant et même réversible. Il peut bien sûr y avoir une concordance collective de cette mémoire de mode, un certain consensus peut se former, mais il ne peut y avoir d’entente absolue à son sujet : la différence de perception de l’actuel entre les générations mais aussi entre certains lieux ou milieux où l’expérience de mode est différente, déplace toujours la perception du démodé et rend impossible son universalisation. C’est ainsi que l’avant-dernière mode persiste au-delà du moment de sa première révélation. Tout le monde n’a pas le degré d’information, d’attention à soi-même, ni non plus la rapidité de réaction d’un Lucien de Rubempré ou d’une it-girl ultra-connectée. Une ville éloignée de la cour, une province éloignée de la ville, un pays éloigné d’un autre n’identifieront pas le même démodé au même moment. Si de façon générale, la mode va plus vite dans les centres de pouvoir, son rythme s’accélère aussi parmi des groupes sociaux plus jeunes, mieux informés, ou encore, dans certains lieux ou parmi certaines communautés où se crée une émulation particulière, sans que ces écarts temporels soient toujours traductibles en écarts socio-économiques et au phénomène du trickle down (surtout de nos jours où les plus démodés sont loin de toujours être les moins puissants). Il n’y a pas de démodé absolu, que des démodés relatifs et même doublement relatifs puisque relatifs à la fois au présent, au lieu instable où le situe une époque, et à la position tenue par un être ou un groupe d’êtres dans cette époque. Le démodé, en s’attardant sur les corps, rend ainsi palpable des différences de perception, des écarts, la myriade d’incompréhensions et de malentendus qui rendent hétérogènes les unes aux autres les différentes parties d’une même société. 

Le purgatoire des formes

Mais la clé de compréhension du démodé n’est pas dans ces différences de perception qui existent entre les milieux et qui rendent impossible l’établissement d’un présent de mode universel. Dire de lui qu’il relève du contemporain non-contemporain ne suffit pas. Il faut encore étudier son fonctionnement cohérent à l’intérieur d’un groupe soumis à la mode, c’est-à-dire tenter de comprendre le rôle qu’il joue à l’intérieur d’une temporalité de mode donnée, au-delà de la création de temporalités de mode discordantes. Peu importe au fond qu’un temps de mode soit plus rapide ou plus lent, qu’il soit en avance ou en retard au regard des normes établies par certains groupes dominants : l’important est seulement qu’il y ait mode, donc que soit faite collectivement l’expérience de l’alternance régulière de la mode et du démodé. 
Le point fondamental est ici celui de la négativité. J’ai parlé plus haut de la force humiliante de l’avant-dernière mode, de sa puissance de visibilité négative et de sa qualité de stigmate lorsqu’elle est appréhendée à la première personne. Cette négativité, considérée au point de vue collectif, ne doit surtout pas être réduite à des questions d’infériorité sociale, de domination statutaire ou économique. Ses enjeux sont avant tout temporels. Le rayonnement négatif du démodé est la manifestation d’un temps collectivement reconnu comme fini, temps passé devant être évacué pour que se rééquilibre le monde. On doit ici revenir à l’idée que l’homme à la mode habite un « monde magique ». Les crises de la présence individuelle décrites plus haut trouvent leur sens – c’est-à-dire sont suscitées, prises en charge et résolues – par un système culturel qui constitue la personne, mais qui structure aussi une forme d’expérience du temps. Le passage collectif de la mode au démodé correspond ainsi à une forme de crise temporelle socialisée. Elle s’inscrit dans la stratégie spécifique de défense contre l’historicité  qui est celle de la mode, fondée sur le culte de la nouveauté, et la puissance d’annulation du passé qui est son corollaire. Le démodé est ce qui doit être annulé et nié pour contrer, dans la modernité, la catastrophe de l’historicité. Si la valeur de la dernière mode repose sur une qualité de surgissement, de nouveauté, qui la justifie absolument et l’enveloppe d’une aura de prestige, suscitant une adhésion pouvant être identifiée comme religieuse  ou magique , symétriquement, le passage du temps qui démode altère ce prestige et rend l’avant-dernière mode répulsive. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le démodé. La dernière mode subit le passage du temps non seulement comme un outrage, mais comme une dénaturation. Pour la mode, que sa nouveauté dote d’une forme de sacralité, le démodé représente une profanation. Le démodé profane la nouveauté de la mode. Il transforme sa puissance positive en puissance négative, sa gloire en infamie. Il enveloppe la mode vieillissante de la sensation répulsive d’un temps usé, temps fini, devant être liquidé. Les rythmes réguliers du changement de mode, comme ceux des fêtes annuelles ou saisonnières dans nombre de sociétés traditionnelles, ont ainsi une fonction d’« expulsion du vieux temps », de « congédiement du temps usé  ». Les adeptes de la mode détruisent symboliquement l’avant-dernière mode, comme les Aborigènes d’Australie accomplissent des cérémonies d’ « abolition de l’année passée  », ou encore comme les habitants de la Chine ancienne détruisaient les « impuretés de la saison  ». Cette annulation du passé récent s’effectue dans le cas de la mode selon un raisonnement inverse à celui qui fonde les temporalités traditionnelles, mais aboutit à un même caractère cyclique. Le passé récent ne doit pas être détruit pour ce qu’il a créé de contingences et d’innovations, mais au contraire pour ce qui s’y est figé, immobilisé. Au temps magique ou seulement traditionnel fondé sur la « néophobie  », le temps moderne mais néanmoins magique de la mode oppose sa gérontophobie. La négativité du démodé a donc une fonction de structuration du temps de la mode : elle constitue, par opposition à la sacralité désirable du nouveau, son pôle profané, répulsif et tabou. Elle est le déchet que doit expulser sa méthode spécifique de défense contre l’historicité. La négation du passé que décrit Barthes dans l’extrait cité plus haut du Système de la Mode, destruction amnésique de l’inactuel par un présent prétendant être « pur », prend tout son sens dans cette perspective. L’amnésie de la mode a pour fonction de régénérer, en le faisant repartir de zéro, un temps usé, souillé par la persistance du démodé. 
Conscientes de cette force négative des modes vieillissantes, les revues de mode, dès le Mercure Galant, ont eu à cœur de mettre en garde leur lectorat contre la mort des vieilles modes, en même temps qu’elles annonçaient la naissance des tendances nouvelles. Ce qui ne se fait plus a toujours eu sa place dans leurs préoccupations, au même titre que ce qui se fait de nouveau. On trouve par exemple dans le Cabinet des Modes, en 1786, un faire-part de décès concernant « une mode qui vient de disparaître », celle des plumets noirs aux chapeaux masculins : « le tems les a détruits  ». Dans le Journal des dames et des modes, en 1823, on est averti que « les chaînes de col tout en or ont presque cessé d’être à la mode  ». On apprend dans La Mode en 1831 que « les fourrures et palatines plates ne sont plus de mode  », etc. Cette rhétorique dissuasive se renforce et se précise au fil du temps, jusqu’à venir s’incarner de façon extrêmement littérale par de menaçants commandements négatifs. L’avant-dernière mode est ainsi tenue à distance dans Vogue Paris, en 1930, par des ordres imitant seulement à moitié pour rire la forme d’un décalogue stylistique : « L’ensemble long tu répudieras », « Au cardigan tu renonceras », « Incrustations plus ne voudras  »… Quoique ce pastiche du style biblique relève d’un ton badin fréquent dans la presse de mode, les injonctions ainsi formulées, accompagnant un long article sur les modes à suivre et les modes à rejeter, n’en exercent pas moins une puissante fonction normative. Accompagnées d’images des modes périmées barrées d’un grand trait, elles expriment avec clarté l’interdiction radicale pesant collectivement sur l’avant-dernière mode.
Cette négativité, ce caractère tabou du démodé comme mode profanée a cependant une durée limitée. Le démodé n’exerce sa puissance dissuasive qu’en tant que mode venant de déchoir de sa nouveauté. Il se distingue de l’ensemble des formes qui ne viennent pas d’être expulsées du champ de l’actualité, et qui elles ne sont pas profanées mais seulement profanes, donc plus ou moins neutres, indistinctes du point de vue de la mode. Le démodé existe pour un temps, temps que l’on pourrait appeler de purgation, car ensuite, une fois que le temps de la séduction de mode aussi bien que le temps de répulsion du démodé se trouvent passés et se stratifient dans la mémoire, la forme vestimentaire se retrouve comme neutralisée par son entrée dans le domaine d’une mémoire de long terme. Elle redevient alors profane. Le démodé est un temps de transition, un temps d’entre-deux. Puisque les choses se démodent avant de devenir tout simplement du passé (passé bien passé et non passé-présent), le démodé est une sorte de sas temporel entre la fraîcheur désirable de la mode et la neutralité de l’histoire. Il est un purgatoire des formes, où elles expient la perte de leur prestige récent. 

Remoder le démodé

Deux échelles temporelles du démodé ont jusqu’ici été caractérisées. D’abord, le moment immédiat du démodé à la première personne, comme moment de crise de la présence. Ensuite la période de persistance du démodé a été décrite comme temps du malentendu entre différents groupes, mais aussi plus généralement temps de la profanation et phase purgative. Il faut maintenant parler du démodé sur un temps encore plus long. 
Ce temps long du démodé est une singularité de la modernité, modernité cette fois comprise comme période historique précise, s’ouvrant au XVIIIe siècle. Le démodé proprement moderne trouve sa singularité dans une double inflexion, un double mouvement  qui s’observe entre les XVIIIe et XIXe siècles. D’une part, la valeur de la nouveauté est exaltée par la presse de mode et le discours commercial, les rythmes de production et de consommation se font plus rapides et un nombre croissant de groupes sociaux sont touchés par l’expérience nouvelle de la consommation à court terme et de l’obsolescence des objets. C’est la « révolution des apparences » décrite par Daniel Roche , dont les conséquences vont encore en se renforçant au XIXe siècle, notamment avec l’industrialisation de la production et l’essor des grands magasins . D’autre part, parallèlement à cette remarquable accélération des rythmes de mode, on observe un mouvement inverse, de conservation. Entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, les vieux vêtements se transforment en costumes historiques . Ils trouvent une valeur nouvelle, valeur documentaire, historique et archéologique. Devenant des sources de connaissance, ils deviennent également des objets commerciaux et plastiques, objets de collection dont la préciosité se mesure en termes économiques autant qu’esthétiques. Aux recueils de costumes succèdent au XIXe siècle les ouvrages érudits, travaux de vulgarisation, et premières expositions d’histoire du costume . Au croisement de ces deux mouvements, d’accélération et de conservation, ce qui émerge est une conscience historique vestimentaire largement répandue : alors que le rythme de la mode se fait toujours plus rapide, l’histoire du costume et sa vaste diffusion développent avec la connaissance du passé la conscience comparative d’une singularité du présent. Cette conscience historique vestimentaire est encore stimulée par la précision archéologique de la peinture d’histoire, le goût de le reconstitution dans le costume de théâtre, ou la pratique du travestissement historique lors des bals masqués.

Si le démodé apparaît alors de plus en plus souvent, c’est-à-dire que la dernière mode devient avant-dernière à une vitesse croissante, on voit qu’en même temps, celle-ci devient à-même, après un certain délai, d’entrer  dans le domaine historique. Une fois purgée de son caractère répulsif, elle peut trouver une valeur nouvelle mais aussi une durée de vie inédite par le truchement du regard qui l’historicise. Dans la modernité, le démodé se multiplie, mais il devient aussi une étape avant l’histoire. Il est le temps d’entre-deux qui sépare un actuel toujours plus fuyant d’un « ancien » de plus en plus valorisé. Paul Morand décrit bien ce temps de latence, lorsqu’en 1931, il prend pour sujet les années 1900 :

« On ne parle plus de 1900 et on n’en écrit pas encore. De même que les robes cessent d’être à la mode sans être devenues de style, de même certains événements ne sont plus de l’actualité et ne sont pas encore de l’histoire  »

Entre la robe à la mode et la robe « de style », c’est-à-dire historiciste, se situe ce dont on ne parle plus, ce qui est sorti du présent sans être entré dans le passé au long cours, c’est-à-dire le démodé. Il devient temps de pause, d’oubli à court terme, avant la restauration possible d’une forme de prestige. C’est ainsi que les modes historicistes se développent continûment à partir de la fin du XVIIIe siècle, et ressuscitent des époques qui sont de plus en plus proches du présent. Les années 1790-1800 ressuscitent l’antiquité avec le néoclassicisme, les années 1820-1830 la renaissance et le moyen-âge avec les modes troubadour, et la seconde moitié du XIXe siècle reprend pour sa part les codes d’un XVIIIe siècle dont il reste quelques survivants. Pour finir, les années 1890 réinvestissent une renaissance relue par le romantisme, ressuscitant pour la première fois dans une perspective historiciste les modes de leur propre siècle. « Le chic suprême consiste à paraître 1830  » affirme-t-on en 1893. L’équation est la suivante : plus le présent de la mode est bref, plus elle va vite, plus les références à l’histoire y sont présentes, et plus cette histoire évoquée devient récente. Nous en avons encore l’exemple aujourd’hui, avec la résurrection, depuis la fin des années 2010, des codes des années 2000. Rien d’étonnant à cela, puisque comme l’écrit Marquard, « dans le monde moderne, la vitesse croissante de l'obsolescence inclut la vitesse croissante de l'obsolescence de son obsolescence. Ainsi, plus vite le nouveau devient l'ancien, plus vite l'ancien peut redevenir le nouveau . » 
Dans une telle perspective, c’est au début du XXe siècle que s’opère la bascule décisive. On voit apparaître une forme inédite d’historicisme, le « démodé délicieux », nouvelle catégorie de sensibilité au passé récent. Le démodé délicieux est une forme particulièrement aiguë et subtile du charme suranné . Il en est la pointe la plus acérée, puisqu’il prend pour objet ce qui vient tout juste d’être expulsé du présent. On le retrouve dans la littérature et la critique d’art dès les années 1890-1900 et ce n’est certes pas un hasard s’il apparaît à la période de l’école littéraire dite décadente, se régalant de l’éclat crépusculaire du trop mûr, du tardif et du tard-venu. Entre 1890 et 1930, la littérature française commence à s’intéresser au « pittoresque mélancolique du démodé  », au « démodé mais délicieux  », au « démodé qui n’est pas sans grâce  », ou encore, au « démodé qui est à la mode  ». La critique d’art partage cette sensibilité. On retrouve dans la presse artistique des articles parlant de « charme démodé  », d’art « exquis précisément parce qu’il est un peu démodé  », du « grand charme du démodé … et l’on pourrait continuer infiniment. Cette sensibilité nouvelle des écrivains et des critiques d’art au « démodé délicieux » se retrouve un peu plus tard dans la presse de mode, à partir des années 1920. Vogue Paris parle alors de robes « délicieusement démodées  », ou d’une robe du soir « pittoresquement démodée et pourtant fort à la mode  ». On trouve même en 1929 dans Vogue Paris encore un article sur l’« art d’être démodée  », c’est-à-dire l’art de cultiver son anachronisme comme un charme, une singularité gracieuse. Entre 1930 et 1950, nombre de commentaires se retrouvent dans la presse, artistique, de mode ou généraliste, qui portent sur ce mouvement de revalorisation de l’histoire de la mode la plus récente . Ce à quoi on assiste, entre 1900 et 1950, semble bien être une transmutation du retard de mode par la conscience historique. Le retard de mode trouve une seconde phase, où il cesse de repousser et se met à attirer, immédiatement après sa phase purgative, avant même d’être passé par la grande lessive de l’histoire. Le démodé devient un retard que l’on goûte et même dont on se délecte, précisément en tant que retard. Dès lors, il devient progressivement un des moteurs de la mode contemporaine et s’inscrit dans une forme de temporalité plus longue, se survivant à lui-même en se faisant maintenant re-moder. 
Ce qui parachève ce mouvement, c’est le triomphe de la jeunesse dans la mode. Si dans les années 1950 on pouvait encore dire avec Balenciaga qu’une femme devait avoir trente ans pour être élégante, celles qui incarnent la mode dans les années 1960 ont désormais dix ans de moins. Les jeunes femmes de vingt ans qui donnent le ton vont pouvoir recycler non seulement des détails, des motifs ou certaines formes des modes de leurs mères, mais l’ensemble des modes de la génération précédente, en tant précisément qu’elles renvoient à une période historique à la fois proche et étrangère. Période qui est déjà pour elles de l’histoire ancienne, mais dont les traces, les archives, les débris – et même des vêtements intacts, préservés de l’usure ou du recyclage par l’abondance de la production moderne – sont disponibles et présents tout autour d’elles, à portée de main. Et l’étrangeté, le pittoresque, le charme désuet de ces archives désormais proliférantes de la mode récente, renouvelées par le regard de la jeunesse, suscitent une relecture, une identification à nouveaux frais, de nouvelles projections imaginaires et donc un nouveau désir de mode. Le démodé perçu comme délicieux est donc la nostalgie d’un passé extrêmement récent, nostalgie de ce que l’on a failli connaître. C’est ce que l’on voit avec la marque Biba, célèbre dans le Londres des années 1960, dont l’univers de mode fondamentalement nostalgique se destine à une clientèle extrêmement jeune. Ressuscitant les années 1920 et 1930, avec tout ce que sa fondatrice Barbara Hulanicki appelle les « couleurs tantine » – nuancier de couleurs sombres, prune, violet, brun, qu’elle voyait porter par sa vieille tante démodée –, Biba transforme la désuétude de ses inspirations par la jeunesse de sa cliente type : « elle était si jeune que toutes ces couleurs tantine que je détestais quand j’étais jeune semblaient neuves sur elle  ». Quelques années plus tard, on retrouve  la même logique de la jeune femme se déguisant en sa vieille tante, chez Paloma Picasso, amatrice de cinéma hollywoodien des années 1940, et dont le style nostalgique inspire à Yves Saint Laurent une célèbre collection rétro. La collection ressuscitant les années d’occupation fait bondir des critiques plus âgés que le couturier et son inspiratrice, critiques trop âgés pour comprendre, c’est-à-dire pour avoir oublié. Saint Laurent explique lui-même que cette nostalgie du passé récent est fondée sur une amnésie : « les jeunes, eux, n’ont pas de souvenirs », et « l’important c’est que les jeunes filles qui, elles, n’ont jamais connu cette mode, aient envie de [la] porter  ». Le « démodé délicieux » ne peut pas sembler tel à des critiques non-amnésiques pour qui la période est encore en phase de purgation, non seulement politique et morale, mais aussi esthétique . 
Le temps long du démodé délicieux, historicisé et redevenu à la mode, repose ainsi sur une forme de malentendu entre générations. Sa perception sera négative ou positive selon qu’elle concerne ceux qui ont connu une mode sous sa forme initiale, ou ceux qui la rencontrent pour la première fois sous une forme d’emblée anachronique, dans des films vieillis, stands de marchés aux puces ou images d’archives. En ce sens, le tabou de l’avant-dernière mode reste actif, puisque le démodé n’est ressuscité que comme avant-avant-dernière mode, par ceux qui ne l’ont pas connu comme mode mais seulement comme histoire, ou, possiblement, comme vision idéalisée, médiatisée par le souvenir d’enfance. Il apparaît ainsi qu’un démodé ne peut pas être re-modé avant une quinzaine ou vingtaine d’années, le temps d’une génération. La mode du démodé remodé n’est jamais qu’une mode historiciste à très court terme, reposant sur un inaliénable écart générationnel des mémoires, dû à l’accélération des modes. Puisqu’une mode a été si vite rejetée et oubliée, son annulation par une génération permet à la suivante une mise au jour quasi archéologique, et donc une redécouverte à neuf, s’opérant au moyen d’archives de la mode récente dont le nombre n’a pas cessé de se multiplier, et dont la redécouverte pittoresque suffit à faire nouveau, c’est-à-dire à faire mode. C’est parce qu’ils n’ont pas vu son temps s’user, parce qu’ils n’ont pas réellement fait l’expérience de sa dégradation, que les jeunes peuvent ressusciter une mode démodée. L’association d’une mode du passé récent à des souvenirs d’enfance peut même l’envelopper d’une tonalité sentimentale et idéale qui n’équivaut en aucun cas au souvenir de mode répulsif qui subsiste chez l’adulte qui aura fait l’expérience de la même forme vestimentaire au même moment. Même dans le cas du démodé délicieux, l’avant-dernière mode ne peut donc en aucun cas – et ceci par nécessité logique – être équivalente à la dernière mode. C’est son ancêtre immédiate qui est ressuscitée. C’est aujourd’hui le triomphe de l’avant-avant-dernière mode auquel nous assistons, avec le retour en grâce des années 2000. Les années 2010-2015, années de l’avant-dernière mode, exercent toujours très activement leur puissance dissuasive.

L’expérience du démodé se fait donc sur trois échelles de temporalités distinctes : temporalité brève voire immédiate d’un moment de transition ou de bascule, pouvant se réduire à quelques secondes, ensuite temps de moyen terme du tabou, se calculant en années, et enfin temps de l’historicisation pittoresque, se comptant en décennies. A chacune de ces échelles temporelles correspond une modalité de la perception du démodé : proprioception sur le vif et réajustement du regard normatif porté sur les formes, puis mémoire comparative mettant en opposition différentes époques connues pour rejeter la plus ancienne, et pour finir imagination rétrospective, idéalisation nostalgique d’un passé proche à travers l’appréhension de ses reliques esthétiques. Ancré dans les corps et les mémoires, dans la perception de soi et la singularité d’une mémoire à la fois personnelle, sociale et historicisée, le démodé doit ainsi se comprendre comme réalité vécue. Inutile de chercher à définir son allure, ses formes, ses couleurs, puisque celles-ci changent avec chaque présent de mode, dont elles n’offrent pas tant le négatif ou l’inverse qu’une sorte de repoussoir logique, aussi protéiforme et imprévisible que la mode elle-même. Il ne se perçoit qu’au présent, c’est-à-dire par opposition à un présent donné. Son expérience, par définition négative, se rattache à un ordre de sensations telles que la honte, la répulsion ou la dérision, mais aussi plus généralement des sentiments de perte et de défamiliarisation. Elle correspond à un temps du contemporain non-contemporain, temps des présents désaccordés qui est aussi celui d’« une crise permanente de la perception et de l'expérience  ». Si son anachronisme peut également exercer une puissance positive, offrant de par son étrangeté au présent une source paradoxale de nouveauté de mode, celle du démodé délicieux, il faut insister sur le fait qu’il y a là un démodé-limite, qui ne peut encore être compris comme tel que parce qu’il reste répulsif pour certains. Ceux qui l’appellent délicieux ne peuvent l’appeler démodé que par abus de langage, puisqu’il est re-modé. Il n’est que la forme la plus fraîche du charme de l’ancien. Rendant séduisant ce qui était répulsif, le démodé délicieux constitue donc un remède dans le mal aux incessantes crises de déstabilisation du présent provoquées par la mode. Il offre à l’obsolescence accélérée la compensation qui lui est nécessaire : il oppose, à l’amnésie de la mode, une commémoration des formes détruites.

vendredi 1 mars 2024

Mode et prostitution : La vitesse de l'obscène / MAGAZINE (2024)

« Peu à peu se révèle le caractère tragique de la nécessité de séduire, de ne pas arrêter de séduire, comme une inflation exorbitante de la loi du mouvement et des facultés vectorielles des corps, comme une accélération de la disparition irrésistible du ou des partenaires dans l’espace et le temps, les conduire à l’écart, c’est les conduire au néant et c’est dans cette mesure que l’activité séductrice interfère avec la fatalité technique et plus précisément la technique de la guerre comme la décrit le colonel Delair : un art qui doit être sans cesse en transformation et n’échappe pas à la loi générale du monde, le stationnement, c’est la mort. » Paul Virilio, « Moving Girl »

Depuis l’apparition des grands magasins il y a bientôt deux siècles jusqu’aux nouveautés quotidiennes de la fast fashion, la production et la diffusion des modes n’a cessé de se faire plus rapide. Cette accélération ne découle pas seulement d’une succession de progrès techniques et d’innovations commerciales telles que l’invention de la machine à coudre ou l’ouverture des premières maisons de couture. Elle s’appuie, dans ses premières décennies, sur une classe particulière d’ambassadrices qui font profession de rapidité et qui, évoluant dans les marges de la société, ont pour domicile la rupture perpétuelle : les demi-mondaines. Ces figures fameuses de la prostitution de luxe, également appelées courtisanes, biches ou cocottes, jouissent sous le Second Empire et la Troisième République d’une immense célébrité. Elles sont aussi les premières messagères, ou la première forme, de la vitesse de la mode moderne.

Pour comprendre le rôle qu’elle joue dans la genèse d’un temps de mode accéléré, il faut se souvenir que la prostitution est liée, de façon générale, à la vitesse. La transgression qu’elle opère est en premier lieu celle d’une accélération. Ce qu’elle fait obtenir immédiatement au moyen de l’argent est ce qui ce qui aurait potentiellement toujours pu être gagné, mais au terme d’une durée inconnue. L’argent contracte le temps de la cour amoureuse pour le réduire au seul instant d’un achat. Il se substitue aux actes et au langage qui, par la distance qu’ils établissent entre désir et jouissance, rendent celle-ci moralement acceptable. Il annule le temps de l’avant mais aussi celui de l’après puisque « payer en argent c’est en terminer foncièrement avec tout[1] ». Pour finir, l’argent sert dans le contexte de la prostitution à mesurer le temps de l’acte sexuel lui-même. Selon la valeur accordée au corps qu’il rend accessible, il correspond à une unité temporelle distincte. Un quart d’heure avec telle femme vaut plus que quatre heures avec telle autre, qui valent quant à elles la moitié d’une heure passée avec tel homme. Significativement, la prostitution est l’un des premiers domaines où l’argent se trouve mis en équivalence avec une unité temporelle : une prostituée grecque surnommée Clepsydre est déjà connue au milieu du IVe siècle avant J.C. pour chronométrer ses rapports sexuels avec l’horloge à eau dont elle porte le nom. De façon semblable, les prostituées japonaises les moins chères de l’époque d’Edo sont celles que l’on peut avoir « le temps d’un bâtonnet », soit les dix minutes qu’il faut pour que se consume un bâton d’encens. À l’inverse, les courtisanes, prostituées de luxe, sont celles dont les heures sont cotées le plus haut, et mesurées de la façon la plus stricte : à un homme fou de désir la poursuivant depuis des mois, La Belle Otero, demi-mondaine fameuse de la Belle Époque, facture ainsi une demi-heure un prix astronomique, quoi qu’elle n’ait, durant tout ce temps, fait que lui montrer la décoration son appartement. Mais le temps s’est écoulé et l’homme doit payer. Subtilité qui rappelle que si la prostitution est liée à la vitesse, les courtisanes ont toujours été celles qui tempéraient l’immédiateté liée à leur état par une pratique de l’attente et du temps long. Elles sont celles qui peuvent non seulement faire patienter infiniment leurs clients, mais aussi, refuser tout à fait ceux qui leur déplairaient. La transaction prostitutionnelle la plus prestigieuse et la plus onéreuse comprend d’une façon ou d’une autre, la négation ou la complexification du statut de marchandise du corps prostitué. En réintroduisant de la durée dans le champ de l’immédiateté, les courtisanes pratiquent aussi une forme de spéculation : leur lutte symbolique contre le statut de marchandise amène pour finir à la rentabilisation maximale de ce statut, soit à une montée exorbitante de leur prix. Elles font ainsi persister dans le régime d’échangeabilité générale que fonde la convertibilité en monnaie l’affirmation d’un statut inéchangeable. Stratégie paradoxale, puisque « la qualité, en tant qu’elle fait partie d’un objet, se soumet au régime de tous les objets, qui est celui de la traductibilité en prix » et donc, qu’elle aura « tout au plus, un prix élevé. La qualité devient luxe – et comme telle, maîtrisable, divisible et échangeable[2]. » En d’autres termes, il ne reste plus aux courtisanes voulant affirmer leur valeur qu’à pratiquer une course au million. Celle-ci les met en rapport, au XIXe siècle, avec la logique du capitalisme industriel naissant.

Dans le cadre du capitalisme, les demi-mondaines se singularisent, d’une part, du fait de la nature de la marchandise qu’elles vendent et par le degré élevé de spéculation que celle-ci subit, et d’autre part, parce qu’elles ne sont pas tant des figures d’accumulation du capital que des pôles de stimulation de sa circulation. C’est dans la mobilité des flux monétaires qu’elles encouragent qu’elles se manifestent en premier lieu comme vecteurs de vitesse dans la modernité et que leur pratique du temps long se convertit pour finir en vecteur d’accélération maximale. Car les demi-mondaines parisiennes de la fin du XIXe siècle prélèvent des dizaines ou des centaines de milliers, voire des millions de francs sur les fortunes de leurs clients, et dépensent à leur tour ces sommes avec une promptitude remarquable. Hôtels particuliers, robes et bijoux, mobilier luxueux, argenterie, dîners somptueux où l’on ne compte pas les convives, voitures de luxe, domestiques en livrée sont autant de prétextes à une pratique incessante de la consommation ostentatoire. Le vêtement y tient une place centrale, puisqu’il est le lieu où la dépense peut se manifester, publiquement, de la façon la plus régulière et spectaculaire : par le renouvellement de leurs garde-robes, les courtisanes exposent ainsi l’actualité de la capacité économique de leurs clients, et donc, de leur très haute cote de désirabilité personnelle. En cela, elles se constituent comme force non-négligeable de circulation des capitaux, au point que certains commentateurs se demandent « si elles ne sont pas les distributrices du capital, si l’extraordinaire mobilité qu’elles impriment à l’argent n’est pas leur excuse, sinon leur raison d’être, et si, dans la vulgarisation des fortunes, elles ne jouent pas le rôle que l’agriculture a réservé au drainage[3]. » Il y a là leur première contribution à l’émergence du système de la mode moderne : elles assurent, par leurs dépenses incessantes, la fortune de certaines maisons de couture.

Si elles se contentaient de dépenser à un rythme fou, il y aurait toutefois peu de différence d’elles à l’aristocratie ou à la grande bourgeoisie d’affaires. Ce qu’il y a de remarquable dans leur pratique de la mode, au-delà de son intensité économique, c’est l’inflexion que leur métier de séductrices professionnelles lui imprime. Au devoir d’apparition permanent et de réactualisation de la présence qui fonde de façon générale la vie élégante, elles ajoutent un aspect nouveau : le devoir d’innovation. Le grand-monde parisien fait en leur temps quotidiennement étalage de ses dépenses, mais l’idée de l’originalité semble relativement effrayante à la plupart de ses membres. De son côté, l’industrie naissante de la mode n’est pas une industrie du nouveau ; elle peut se contenter de commercialiser d’infinies variations ornementales sur un même thème, respectant toujours certaines contraintes de formes, de couleurs et de coupes bien strictes, ménageant entre les changements des durées infinies de transition. La recherche de l’originalité, loin de lui être consubstantielle, a longtemps été tout ce qu’elle évitait. Signe d’un temps différent, moins axé sur la rupture, mais aussi d’une culture morale plus stricte, on veut alors suivre et non pas initier les styles, être au goût du jour de façon « convenable » c’est-à-dire ne surtout pas « se faire remarquer ». Car celle qui cause le choc premier de l’innovation prend sur elle de briser la ligne du temps et pour cela, encourt non seulement le risque du ridicule mais, pire encore, de l’indécence. Innover est aussi s’exhiber, vouloir attirer l’attention sur sa personne, toutes choses qu’une femme dite honnête ne peut que très difficilement assumer à l’époque des premiers grands magasins. De façon significative, l’excentricité des « lionnes », femmes dandies des années 1840, est directement assimilée par nombre de commentateurs de leur temps à la pratique de la prostitution. Le raisonnement est le suivant : pour s’afficher publiquement de façon aussi impudique, il faut la hardiesse et le sang-froid dont seules disposent des professionnelles de la sexualité. S’il est vrai que les demi-mondaines osent, de façon remarquable, des formes ou des accords de couleurs en rupture avec les normes de leur temps, l’explication psychologique ou morale ne suffit bien sûr pas. La mode est pour elles un outil promotionnel, un medium publicitaire majeur : c’est la nécessité de stimuler la concupiscence qui appelle le renouvellement esthétique de soi. Impudiques à proportion qu’elles sont novatrices, puisque leur survie dépend de leur capacité à se détacher sur le fond de la foule, elles doivent toujours, au détriment de leur respectabilité, se signaler au regard et devancer le désir. C’est d’ailleurs du fait de cette position singulière qu’elles se trouveront, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, parmi les premières femmes à exercer le métier de mannequin. En tant que professionnelles de la visibilité scandaleuse, elles sont, à la semblance des mannequins dont elles inaugurent la lignée, ce que l’historienne de la mode Caroline Evans appelle des « corps proleptiques », soit des corps projetés dans le futur, annonciateurs des formes à venir.

Les tenues remarquables que les courtisanes peuvent et doivent même assumer est directement liée à leur position sociale : une position liminaire, localisée au seuil du monde élégant mais toujours refoulée hors de son centre et de ses grandes instances de légitimation. Elles ont leurs loges à l’Opéra, mais ne sont jamais saluées par les grands noms féminins de l’aristocratie. Leur visibilité publique relève toujours de l’obscénité, c’est-à-dire de l’exhibition de ce qui devrait rester, selon les normes de convenance en vigueur, en dehors de la scène sociale. Depuis cette position à la fois proche et marginale, elles développent des pratiques vestimentaires en rupture avec les règles strictes du monde aristocratique et grand-bourgeois, où la somptuosité, l’érotisme et l’excentricité se montrent solidaires. La nécessité de la séduction appelle des accords de couleurs plus vifs, des bijoux plus nombreux et des décolletés plus profonds. Mais, on le voit bientôt, les robes dites « affichantes » des demi-mondaines, robes scandaleuses taxées de vulgarité par les épouses et les sœurs de leurs clients, se situent dans une position d’avance temporelle, puisque ces audaces font régulièrement école et que les indécences de la veille se révèlent souvent être les modes aristocratiques du lendemain. En témoignent, outre un espionnage stylistique constant, les foules de femmes du monde présentes lors des ventes aux enchères où se dispersent à prix d’or les possessions des grands noms du demi-monde parisien. Ou encore, le fait que Charles Frédérick Worth, entré dans la postérité comme « père de la haute couture », admire ainsi que le raconte son fils dans son autobiographie, les audaces stylistiques des grandes courtisanes de son temps et s’en inspire directement dans certaines de ses créations.

Précédant les goûts des femmes du monde aussi bien que les idées des couturiers, les courtisanes font ainsi de leur vitesse obscène – vitesse de la provocation et de la disponibilité sexuelle, vitesse de la dépense, vitesse de l’originalité – l’un des pôles directeurs de l’évolution du goût de leur temps. Elles incarnent dans le domaine de la mode les critères artistiques nés avec l’époque romantique, décrits en ces termes par Paul Valéry : « l’art se vit condamné à un régime de ruptures successives. Il naquit un automatisme de la hardiesse. Elle devint impérative comme la tradition l’avait été[4]. » Chez elles, cette hardiesse est d’une importance culturelle d’autant plus grande qu’elle se déploie en un temps où de véritables transgressions sont encore possibles dans le domaine de la mode : une femme trop court vêtue peut être mise à la porte d’un bal pour indécence, et l’adoption de comportements et d’éléments de costume masculins constituer l’objet d’un véritable scandale moral. En multipliant des transgressions vestimentaires qui sont ensuite reprises et banalisées par celles qui les imitent, elles comptent parmi les forces déterminantes dans la genèse de la mode sous la forme que nous connaissons aujourd’hui. C’est-à-dire que leur pratique systématique de la rupture, contribue, par excès de transgression, à préparer l’impossibilité future de toute transgression. Leur vitesse se manifeste comme forme sans contenu : elle poursuit, une fois les privilèges vestimentaires abolis par la Révolution Française, l’instauration d’une ère de libre jeu des formes de mode, ère des formes vides qui est aussi une ère de la séduction, capable de réduire tout signe à une puissance d’appel sexuel. De la fluidité de la convertibilité monétaire inhérente au monde de la prostitution découle ainsi une logique de fluidification des contenus, transformant tout signe vestimentaire déterminé en colifichet érotique. Ambassadrices de formes nouvelles, les courtisanes sont donc d’abord ambassadrices d’une nouvelle rythmique de mode, d’un temps de la rupture, qui, comme l’argent égalise toutes les marchandises, vient égaliser et rendre interchangeables toutes les significations. La vitesse est à la fois la forme et le fond – ou, la forme sans fond – de la culture qu’elles annoncent.

Mais leur avance perpétuelle se fonde sur un retard irrattrapable : que ce soit dans les maisons closes ou chez les courtisanes célèbres qui n’ont pour patronnes qu’elles-mêmes, l’économie de la prostitution est une économie de la dette. La rapidité de la dépense creuse derrière elle le gouffre d’un crédit toujours grandissant. Le métier commence toujours par un investissement puisque pour se « lancer » et conquérir le premier homme riche, il faut une robe magnifique dont on n’a, au départ, pas les moyens. S’en suit un rythme forcé, qui correspond à un temps de l’avance de mode autant qu’à celui d’un retard de paiement toujours reconduit. Comme l’écrit dans ses mémoires Céleste Mogador, écuyère et demi-mondaine célèbre des années 1850 : « Les courtisanes sont comme le Juif-Errant, il ne leur est pas permis de s’arrêter[5] ». Celles qui parviennent à faire fortune comme la marquise de Païva restent rares, et nombre d’entre elles finissent ruinées malgré les millions qu’elles ont pu brasser. La dette se présente ainsi comme le versant obscène de leur vitesse de séduction, soit tout ce que celle-ci doit cacher, garder invisible, pour que les courtisanes continuent d’apparaître sur le mode miraculeux et féérique qui fait leur succès. Virtuoses de la dépense, elles le sont dans la mesure où elles sont le plus souvent sans réserves, flambant au sens premier du terme tout ce qu’elles ont pour l’investir dans le domaine des apparences. C’est-à-dire que, déjà, l’on ne peut jouir de la vitesse nouvelle de la mode que dans la mesure où l’on occulte les moyens nécessaires à sa propulsion. Elle se double dès l’origine d’un dimension destructrice voire sacrificielle. Fondée sur le renouvellement constant d’une dette chez des femmes dont la position sociale reste marginale voire infâme, elle fait tenir à celles-ci le rôle de combustibles vivants de la modernité. Leur influence sur le goût du temps est égale à l’indécence que constitue leur visibilité publique : celles que l’on suit sont aussi celles que l’on ne regarde jamais en face.

[1] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. Cornille et Ivernel, Paris, PUF, 1987.

[2] Roberto Calasso, La ruine de Kasch [1983], Paris, Gallimard, 1987, p. 362.

[3] Maxime Du Camp Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié́ du XIXe siècle, t. 3, Paris, Librairie Hachette & cie, 1875, p. 356.

[4] Paul Valéry, « Autour de Corot », Pièces sur l’art.

[5] Céleste Mogador, Mémoires, t. II, Paris, Librairie Nouvelle, 1858, p. 31.

La mode ou la nonchalance du salut : entretien avec Francesco Masci / Artpress (2024)



Francesco Masci est philosophe. Depuis Superstitions jusqu’au Traité anti-sentimental, il décrypte les naïvetés et les nihilismes contemporains. Son dernier livre, Hors mode, fait de la mode un objet privilégié de réflexion. Entretien.

Dans tes livres précédents, tu as défendu l’idée d’une temporalité spécifique de la modernité. Qu’est-ce que cette recherche sur la mode ajoute à ces réflexions ?

Dans la continuité de mon travail, la mode est arrivée presque fatalement. D’une part, elle est très liée à la modernité, elle partage beaucoup de choses avec elle. Pas forcément la valeur de la nouveauté, qui pour moi n’existe que très peu de temps, mais plutôt la nécessité de toujours créer une distinction : la mode est un système clos qui fonctionne par différenciation, non par création de nouveauté. D’autre part, elle a une temporalité qui lui est propre. La modernité peut être décrite comme une temporalité de la déception, structurée par l’attente d’un événement qui devrait changer le monde mais n’arrive jamais. Donc une temporalité progressiste, structurée par une critique du monde, faite dans l’attente toujours déçue d’un monde meilleur qui vienne remplacer celui que l’on connaît. Dans la mode, il n’y a pas d’attente, seulement de la déception. C’est un enchaînement de présents absolus qui se suivent sans relation logique, sans rapport causal. En cela, elle constitue un point de vue différent à l’intérieur de la modernité, une sorte de temporalité hétérodoxe qui permet de comprendre, a contrario, comment celle-ci fonctionne.

La mode est « ce qui, dans un interminable feu d’artifice, apparaît pour disparaître aussitôt »…

La mode est quelque chose qui se manifeste sans qu’on l’ait attendu, sans qu’on ait pu le prévoir. Son présent ne pointe vers aucun futur prévisible. C’est une temporalité épiphanique. D’où le fait que tout ce qui est laid, hors mode, inattendu, peut devenir, d’une façon imprévisible et non-rationnelle, la mode du jour. La mode est une sorte de surenchère de contingence. Elle appartient à une temporalité archaïque, prémoderne, même présocratique. Le monde n’est pour elle pas justifié : rien n’y est nécessaire. C’est en cela qu’elle diffère de l’art, puisque la pratique de l’artiste, quelles que soient ses intentions politiques, est une pratique de l’attente. L'art soumet le réel à une critique, parce qu’il le considère comme défectueux. La culture, qu’elle soit de droite ou de gauche, remet constamment le monde en question. La critique lui est consubstantielle. La mode, elle, ne remet jamais en cause le monde. Elle est pure négation, elle n’existe que dans un mouvement d’autonégation perpétuel. D’où le titre Hors mode : la mode n’existe que par ce qui est en dehors d’elle, par la différence avec ce qui n’est pas encore de la mode. Et on ne doit pas, sous prétexte qu’elle est épiphanique, lui attribuer un caractère magique ou mystérieux. En multipliant les épiphanies, elle annule toute attente eschatologique. Elle n’est qu’un séquence contingente de présents absolus.

Tu rapproches la mode du domaine du rituel. Dans les deux cas, il faut toujours recommencer…

La mode relève évidemment d’une sorte de ritualité. C’est un rite qui a été évidé de son centre, le sacrifice, et où il ne reste que la forme. En tant que pur agencement de formes, sa ritualité est très moderne. Traditionnellement, le rite est un instrument dont les sociétés non-modernes se servent pour aider les individus et le groupe social à dépasser la menace d’un effondrement existentiel du monde. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que c’est une technique pour maitriser un danger mortel, grâce à une mise en forme de la violence. Dans la mode la place du sacrifice est restée vacante. C’est donc un rite avec le néant au centre. À travers elle, l’individu apprend qu’il n’a jamais existé. L’idée que la mode permet d’affirmer sa personnalité est fausse. C’est d’ailleurs la mise en échec perpétuelle de cette prétention qui anime la mode : le changement perpétuel des modes est aussi leur mise en échec permanente. Mais la mode n’a aucun état d’âme ou fausse pudeur quant au caractère fictionnel et éphémère des flux d’images qu’elle consomme. C’est donc une sorte de ritualité à travers laquelle l’individu fait l’expérience, sans en souffrir outre mesure, de sa non-existence effective.

Dans l’un de tes livres, Entertainment !, tu as travaillé sur le politique et le conflit. Comment ton travail sur la mode vient-il poursuivre cette réflexion ? Pourrait-on parler d’une anthropologie, qui se construirait au fil de ton œuvre ?

Dans mes livres précédents, j’ai étudié l’émergence de ce que j’appelle la « subjectivité fictive ». Dans la modernité, l’individu se trouve pris entre deux forces. D’une part, la déconstruction par la technique et d’autre part, la reconstruction fictive par les images. L’ensemble des techniques – le droit, la médecine, l’économie… – dépiècent l’individu puisque pour elles il n’est jamais entier, il n’est jamais présent comme totalité. Il est un symptôme pour la médecine, un cas pour le droit…. Mais l’homme redevient entier grâce à la culture : ce que j’ai appelé la « culture absolue », par une sorte de cristallisation d’images, va lui faire retrouver une liberté et une autonomie qui ne peuvent exister qu’au prix de la fiction. L’homme mis en pièce par la technique retrouve son unité à travers une cristallisation d’images qui le traversent mais ne lui appartiennent pas. La liberté acquise par la subjectivité fictive est donc aussi vaste qu’elle est vide. La mode ne fait qu’exacerber cette idée d’une présence inconsistante de l’individu dans la société en la soustrayant à toute velléité d’ancrage politique ou moral. S’il y a un regard anthropologique dans mon travail, c’est donc pour penser une anthropologie négative. Pour moi l’individu est le point aveugle de la société moderne qui est proprement « une société sans hommes ». Et c’est dans la mode que l’individu découvre le fondement de ce qui l’habite, c’est-à-dire le néant des images.

Tu parles dans plusieurs de tes livres d’un nihilisme spécifiquement moderne et occidental, qui consisterait en un rapport au présent perpétuellement décalé, un nihilisme de la projection dans le futur qui échouerait toujours. Le « néant » de la mode, c’est une autre forme de nihilisme ?

Le néant de la mode est différent parce qu’il est assumé comme néant. Le vrai nihilisme de l’Occident, encore plus que de la modernité, c’est cette idée que l’être est toujours fautif. Le monde est jugé à l’aune d’un ordre de perfection considéré comme supérieur, selon une différence ontologique d’abord statique – le monde idées de Platon – qui, avec le christianisme, suivi par les autres -ismes, devient une différence temporelle entre un présent pensé comme mauvais et un futur identifié au salut. Le réel n’est alors que l’ombre défaillante d’un monde parfait. La culture absolue qui apparaît après la Révolution Française appartient pleinement à cette histoire, puisqu’elle critique notre monde, et prétend aider à faire advenir un ordre parfait. Le temps qui est le sien s’articule en trois étapes qui sont promesse, attente, et fatalement, déception. La mode n’a pas du tout les mêmes prétentions et c’est pour cela qu’elle m’intéresse. C’est un nihilisme joyeux et désenchanté : son néant est dénué de toute visée eschatologique. C’est un néant d’évanescence, qui apparaît tel qu’il est. Il n’y a alors plus d’attente, seulement de la déception. Du moins c’est ce qu’a été la mode jusqu’à récemment. Mais aujourd’hui, on observe un retour à la nécessité, une sorte de rappel à l’ordre.

À quoi ce changement est-il dû, selon toi ?

Il s’inscrit dans un mouvement plus général dont je parle dans le Traité Anti-Sentimental. Se manifeste depuis quelque temps un souci nouveau de l’authenticité, de la vérité, de la « vraie vie » ou encore du « vivant », qui s’accompagne d’une forme de remoralisation de la société. On recherche partout un fondement ou une nécessité qui en fait n’existe pas. C’est le paradoxe définitif : notre volonté de retour à l’authentique ne donnera jamais lieu qu’à une surenchère de l’imaginaire. C’est comme si la modernité avait soudain eu peur de sa complexité grandissante mais qu’elle n’avait pas réussi à faire le saut au-delà d’elle-même, puisqu’elle reste finalement dans une même logique binaire du bien et du mal, de l’être soumis au non-être. Vouloir revenir à l’authentique dans le monde où l’on vit, c’est agir comme le baron de Münchhausen qui espère sortir d’un marais en se tirant lui-même par les cheveux. Et tout cela concerne également la mode. Le système de la mode vit, ou plutôt vivait, de l’imprévisibilité, alors que le système de la culture absolue, au contraire, veut maîtriser la contingence, par une sorte de nécessité : changer le monde. Cela n’existait pas dans la mode, où le monde changeait en soi parce qu’il y avait une sorte de chute libre de contingence. Mais aujourd’hui, on assiste à une nouvelle moralisation qui est très significative quant à la fin de la mode telle qu’elle a existé jusqu’à aujourd’hui. La mode qui se dit maintenant politique, féministe, écologique, voire anticapitaliste reprend en fait le discours de la culture absolue, à l’intérieur d’un circuit entièrement soumis à la technique et au capital. C’est un changement de paradigme qui a lieu. Ce n’est pas la fin de la mode, mais la fin de la mode telle qu’on l’a connue.

Quelles sont les conséquences de cette moralisation de la mode ?

On perd de vue sa singularité, sa légèreté, cette acceptation d’un monde débarrassé de toute justification ontologique. Quand la mode commence à se soucier du futur, elle sort de son domaine pour entrer dans celui de la culture. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant de faire la critique de ce processus que d’observer ses effets. Voir comment un système qui fonctionnait en roue libre selon le principe moralement neutre d’une sorte de nécessité de la contingence a pu être rappelé à l’intérieur d’un système qui veut remettre la nécessité au centre. Ce n’est pas un hasard si arrivent ensemble, aujourd’hui, la morale et l’art. Ce sont pour moi les deux grandes forces de conservation de la société contemporaine. Les déclarations de principes éthiques et écologiques vont avec de nouvelles postures emphatiques quant au statut d’artiste du couturier. Les couturiers organisent des performances, mettent de l’art partout, et ne peuvent plus penser leurs défilés sans appeler je ne sais combien d’artistes aux prétentions révolutionnaires. Il y a même une marque qui s’appelle « Situationist »… Mais dans la mode, l’art retrouve paradoxalement son rôle prémoderne puisqu’il arrive toujours comme décor. Tout est décor dans la mode, la culture ne peut être pour elle qu’un décor.

Elle serait avant tout une forme sans contenu ?

La mode est une pure forme. Elle n’est qu’apparition, elle n’a pas besoin de se soutenir par des discours, au contraire des œuvres d’art. Le couturier est dans le facere, et non pas dans l’agere. Le critère est pour lui celui du bon travail, pas du travail bon. Cette réassignation culturelle, avec la prétention à faire art, à faire sens, à faire critique du capital, c’est un changement récent, qui se compte en dizaines d’années ou même moins. Avant, la mode consistait en une apparition-disparition de l’individu, sans que celui-ci ait jamais pu prétendre à une quelconque velléité de changement. La mode était l’expression parfaite de ce qu’est la subjectivité fictive, puisque l’on ne pouvait y exprimer sa personnalité que de manière partielle et éphémère, avant de disparaître tout de suite. C’est ce que la subjectivité fictive fait avec tous ses contenus, qu’ils soient moraux ou politiques. C’est pour cela que la mode était le lieu où l’individu, s’il ne le découvrait pas toujours, pouvait du moins découvrir le néant qui le fondait. C’était une fenêtre à travers laquelle on pouvait voir ce qu’était une autre ontologie, où le néant n’est plus soumis à l’être : une pure apparition du néant.