vendredi 1 mars 2024

Mode et prostitution : La vitesse de l'obscène / MAGAZINE (2024)

« Peu à peu se révèle le caractère tragique de la nécessité de séduire, de ne pas arrêter de séduire, comme une inflation exorbitante de la loi du mouvement et des facultés vectorielles des corps, comme une accélération de la disparition irrésistible du ou des partenaires dans l’espace et le temps, les conduire à l’écart, c’est les conduire au néant et c’est dans cette mesure que l’activité séductrice interfère avec la fatalité technique et plus précisément la technique de la guerre comme la décrit le colonel Delair : un art qui doit être sans cesse en transformation et n’échappe pas à la loi générale du monde, le stationnement, c’est la mort. » Paul Virilio, « Moving Girl »

Depuis l’apparition des grands magasins il y a bientôt deux siècles jusqu’aux nouveautés quotidiennes de la fast fashion, la production et la diffusion des modes n’a cessé de se faire plus rapide. Cette accélération ne découle pas seulement d’une succession de progrès techniques et d’innovations commerciales telles que l’invention de la machine à coudre ou l’ouverture des premières maisons de couture. Elle s’appuie, dans ses premières décennies, sur une classe particulière d’ambassadrices qui font profession de rapidité et qui, évoluant dans les marges de la société, ont pour domicile la rupture perpétuelle : les demi-mondaines. Ces figures fameuses de la prostitution de luxe, également appelées courtisanes, biches ou cocottes, jouissent sous le Second Empire et la Troisième République d’une immense célébrité. Elles sont aussi les premières messagères, ou la première forme, de la vitesse de la mode moderne.

Pour comprendre le rôle qu’elle joue dans la genèse d’un temps de mode accéléré, il faut se souvenir que la prostitution est liée, de façon générale, à la vitesse. La transgression qu’elle opère est en premier lieu celle d’une accélération. Ce qu’elle fait obtenir immédiatement au moyen de l’argent est ce qui ce qui aurait potentiellement toujours pu être gagné, mais au terme d’une durée inconnue. L’argent contracte le temps de la cour amoureuse pour le réduire au seul instant d’un achat. Il se substitue aux actes et au langage qui, par la distance qu’ils établissent entre désir et jouissance, rendent celle-ci moralement acceptable. Il annule le temps de l’avant mais aussi celui de l’après puisque « payer en argent c’est en terminer foncièrement avec tout[1] ». Pour finir, l’argent sert dans le contexte de la prostitution à mesurer le temps de l’acte sexuel lui-même. Selon la valeur accordée au corps qu’il rend accessible, il correspond à une unité temporelle distincte. Un quart d’heure avec telle femme vaut plus que quatre heures avec telle autre, qui valent quant à elles la moitié d’une heure passée avec tel homme. Significativement, la prostitution est l’un des premiers domaines où l’argent se trouve mis en équivalence avec une unité temporelle : une prostituée grecque surnommée Clepsydre est déjà connue au milieu du IVe siècle avant J.C. pour chronométrer ses rapports sexuels avec l’horloge à eau dont elle porte le nom. De façon semblable, les prostituées japonaises les moins chères de l’époque d’Edo sont celles que l’on peut avoir « le temps d’un bâtonnet », soit les dix minutes qu’il faut pour que se consume un bâton d’encens. À l’inverse, les courtisanes, prostituées de luxe, sont celles dont les heures sont cotées le plus haut, et mesurées de la façon la plus stricte : à un homme fou de désir la poursuivant depuis des mois, La Belle Otero, demi-mondaine fameuse de la Belle Époque, facture ainsi une demi-heure un prix astronomique, quoi qu’elle n’ait, durant tout ce temps, fait que lui montrer la décoration son appartement. Mais le temps s’est écoulé et l’homme doit payer. Subtilité qui rappelle que si la prostitution est liée à la vitesse, les courtisanes ont toujours été celles qui tempéraient l’immédiateté liée à leur état par une pratique de l’attente et du temps long. Elles sont celles qui peuvent non seulement faire patienter infiniment leurs clients, mais aussi, refuser tout à fait ceux qui leur déplairaient. La transaction prostitutionnelle la plus prestigieuse et la plus onéreuse comprend d’une façon ou d’une autre, la négation ou la complexification du statut de marchandise du corps prostitué. En réintroduisant de la durée dans le champ de l’immédiateté, les courtisanes pratiquent aussi une forme de spéculation : leur lutte symbolique contre le statut de marchandise amène pour finir à la rentabilisation maximale de ce statut, soit à une montée exorbitante de leur prix. Elles font ainsi persister dans le régime d’échangeabilité générale que fonde la convertibilité en monnaie l’affirmation d’un statut inéchangeable. Stratégie paradoxale, puisque « la qualité, en tant qu’elle fait partie d’un objet, se soumet au régime de tous les objets, qui est celui de la traductibilité en prix » et donc, qu’elle aura « tout au plus, un prix élevé. La qualité devient luxe – et comme telle, maîtrisable, divisible et échangeable[2]. » En d’autres termes, il ne reste plus aux courtisanes voulant affirmer leur valeur qu’à pratiquer une course au million. Celle-ci les met en rapport, au XIXe siècle, avec la logique du capitalisme industriel naissant.

Dans le cadre du capitalisme, les demi-mondaines se singularisent, d’une part, du fait de la nature de la marchandise qu’elles vendent et par le degré élevé de spéculation que celle-ci subit, et d’autre part, parce qu’elles ne sont pas tant des figures d’accumulation du capital que des pôles de stimulation de sa circulation. C’est dans la mobilité des flux monétaires qu’elles encouragent qu’elles se manifestent en premier lieu comme vecteurs de vitesse dans la modernité et que leur pratique du temps long se convertit pour finir en vecteur d’accélération maximale. Car les demi-mondaines parisiennes de la fin du XIXe siècle prélèvent des dizaines ou des centaines de milliers, voire des millions de francs sur les fortunes de leurs clients, et dépensent à leur tour ces sommes avec une promptitude remarquable. Hôtels particuliers, robes et bijoux, mobilier luxueux, argenterie, dîners somptueux où l’on ne compte pas les convives, voitures de luxe, domestiques en livrée sont autant de prétextes à une pratique incessante de la consommation ostentatoire. Le vêtement y tient une place centrale, puisqu’il est le lieu où la dépense peut se manifester, publiquement, de la façon la plus régulière et spectaculaire : par le renouvellement de leurs garde-robes, les courtisanes exposent ainsi l’actualité de la capacité économique de leurs clients, et donc, de leur très haute cote de désirabilité personnelle. En cela, elles se constituent comme force non-négligeable de circulation des capitaux, au point que certains commentateurs se demandent « si elles ne sont pas les distributrices du capital, si l’extraordinaire mobilité qu’elles impriment à l’argent n’est pas leur excuse, sinon leur raison d’être, et si, dans la vulgarisation des fortunes, elles ne jouent pas le rôle que l’agriculture a réservé au drainage[3]. » Il y a là leur première contribution à l’émergence du système de la mode moderne : elles assurent, par leurs dépenses incessantes, la fortune de certaines maisons de couture.

Si elles se contentaient de dépenser à un rythme fou, il y aurait toutefois peu de différence d’elles à l’aristocratie ou à la grande bourgeoisie d’affaires. Ce qu’il y a de remarquable dans leur pratique de la mode, au-delà de son intensité économique, c’est l’inflexion que leur métier de séductrices professionnelles lui imprime. Au devoir d’apparition permanent et de réactualisation de la présence qui fonde de façon générale la vie élégante, elles ajoutent un aspect nouveau : le devoir d’innovation. Le grand-monde parisien fait en leur temps quotidiennement étalage de ses dépenses, mais l’idée de l’originalité semble relativement effrayante à la plupart de ses membres. De son côté, l’industrie naissante de la mode n’est pas une industrie du nouveau ; elle peut se contenter de commercialiser d’infinies variations ornementales sur un même thème, respectant toujours certaines contraintes de formes, de couleurs et de coupes bien strictes, ménageant entre les changements des durées infinies de transition. La recherche de l’originalité, loin de lui être consubstantielle, a longtemps été tout ce qu’elle évitait. Signe d’un temps différent, moins axé sur la rupture, mais aussi d’une culture morale plus stricte, on veut alors suivre et non pas initier les styles, être au goût du jour de façon « convenable » c’est-à-dire ne surtout pas « se faire remarquer ». Car celle qui cause le choc premier de l’innovation prend sur elle de briser la ligne du temps et pour cela, encourt non seulement le risque du ridicule mais, pire encore, de l’indécence. Innover est aussi s’exhiber, vouloir attirer l’attention sur sa personne, toutes choses qu’une femme dite honnête ne peut que très difficilement assumer à l’époque des premiers grands magasins. De façon significative, l’excentricité des « lionnes », femmes dandies des années 1840, est directement assimilée par nombre de commentateurs de leur temps à la pratique de la prostitution. Le raisonnement est le suivant : pour s’afficher publiquement de façon aussi impudique, il faut la hardiesse et le sang-froid dont seules disposent des professionnelles de la sexualité. S’il est vrai que les demi-mondaines osent, de façon remarquable, des formes ou des accords de couleurs en rupture avec les normes de leur temps, l’explication psychologique ou morale ne suffit bien sûr pas. La mode est pour elles un outil promotionnel, un medium publicitaire majeur : c’est la nécessité de stimuler la concupiscence qui appelle le renouvellement esthétique de soi. Impudiques à proportion qu’elles sont novatrices, puisque leur survie dépend de leur capacité à se détacher sur le fond de la foule, elles doivent toujours, au détriment de leur respectabilité, se signaler au regard et devancer le désir. C’est d’ailleurs du fait de cette position singulière qu’elles se trouveront, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, parmi les premières femmes à exercer le métier de mannequin. En tant que professionnelles de la visibilité scandaleuse, elles sont, à la semblance des mannequins dont elles inaugurent la lignée, ce que l’historienne de la mode Caroline Evans appelle des « corps proleptiques », soit des corps projetés dans le futur, annonciateurs des formes à venir.

Les tenues remarquables que les courtisanes peuvent et doivent même assumer est directement liée à leur position sociale : une position liminaire, localisée au seuil du monde élégant mais toujours refoulée hors de son centre et de ses grandes instances de légitimation. Elles ont leurs loges à l’Opéra, mais ne sont jamais saluées par les grands noms féminins de l’aristocratie. Leur visibilité publique relève toujours de l’obscénité, c’est-à-dire de l’exhibition de ce qui devrait rester, selon les normes de convenance en vigueur, en dehors de la scène sociale. Depuis cette position à la fois proche et marginale, elles développent des pratiques vestimentaires en rupture avec les règles strictes du monde aristocratique et grand-bourgeois, où la somptuosité, l’érotisme et l’excentricité se montrent solidaires. La nécessité de la séduction appelle des accords de couleurs plus vifs, des bijoux plus nombreux et des décolletés plus profonds. Mais, on le voit bientôt, les robes dites « affichantes » des demi-mondaines, robes scandaleuses taxées de vulgarité par les épouses et les sœurs de leurs clients, se situent dans une position d’avance temporelle, puisque ces audaces font régulièrement école et que les indécences de la veille se révèlent souvent être les modes aristocratiques du lendemain. En témoignent, outre un espionnage stylistique constant, les foules de femmes du monde présentes lors des ventes aux enchères où se dispersent à prix d’or les possessions des grands noms du demi-monde parisien. Ou encore, le fait que Charles Frédérick Worth, entré dans la postérité comme « père de la haute couture », admire ainsi que le raconte son fils dans son autobiographie, les audaces stylistiques des grandes courtisanes de son temps et s’en inspire directement dans certaines de ses créations.

Précédant les goûts des femmes du monde aussi bien que les idées des couturiers, les courtisanes font ainsi de leur vitesse obscène – vitesse de la provocation et de la disponibilité sexuelle, vitesse de la dépense, vitesse de l’originalité – l’un des pôles directeurs de l’évolution du goût de leur temps. Elles incarnent dans le domaine de la mode les critères artistiques nés avec l’époque romantique, décrits en ces termes par Paul Valéry : « l’art se vit condamné à un régime de ruptures successives. Il naquit un automatisme de la hardiesse. Elle devint impérative comme la tradition l’avait été[4]. » Chez elles, cette hardiesse est d’une importance culturelle d’autant plus grande qu’elle se déploie en un temps où de véritables transgressions sont encore possibles dans le domaine de la mode : une femme trop court vêtue peut être mise à la porte d’un bal pour indécence, et l’adoption de comportements et d’éléments de costume masculins constituer l’objet d’un véritable scandale moral. En multipliant des transgressions vestimentaires qui sont ensuite reprises et banalisées par celles qui les imitent, elles comptent parmi les forces déterminantes dans la genèse de la mode sous la forme que nous connaissons aujourd’hui. C’est-à-dire que leur pratique systématique de la rupture, contribue, par excès de transgression, à préparer l’impossibilité future de toute transgression. Leur vitesse se manifeste comme forme sans contenu : elle poursuit, une fois les privilèges vestimentaires abolis par la Révolution Française, l’instauration d’une ère de libre jeu des formes de mode, ère des formes vides qui est aussi une ère de la séduction, capable de réduire tout signe à une puissance d’appel sexuel. De la fluidité de la convertibilité monétaire inhérente au monde de la prostitution découle ainsi une logique de fluidification des contenus, transformant tout signe vestimentaire déterminé en colifichet érotique. Ambassadrices de formes nouvelles, les courtisanes sont donc d’abord ambassadrices d’une nouvelle rythmique de mode, d’un temps de la rupture, qui, comme l’argent égalise toutes les marchandises, vient égaliser et rendre interchangeables toutes les significations. La vitesse est à la fois la forme et le fond – ou, la forme sans fond – de la culture qu’elles annoncent.

Mais leur avance perpétuelle se fonde sur un retard irrattrapable : que ce soit dans les maisons closes ou chez les courtisanes célèbres qui n’ont pour patronnes qu’elles-mêmes, l’économie de la prostitution est une économie de la dette. La rapidité de la dépense creuse derrière elle le gouffre d’un crédit toujours grandissant. Le métier commence toujours par un investissement puisque pour se « lancer » et conquérir le premier homme riche, il faut une robe magnifique dont on n’a, au départ, pas les moyens. S’en suit un rythme forcé, qui correspond à un temps de l’avance de mode autant qu’à celui d’un retard de paiement toujours reconduit. Comme l’écrit dans ses mémoires Céleste Mogador, écuyère et demi-mondaine célèbre des années 1850 : « Les courtisanes sont comme le Juif-Errant, il ne leur est pas permis de s’arrêter[5] ». Celles qui parviennent à faire fortune comme la marquise de Païva restent rares, et nombre d’entre elles finissent ruinées malgré les millions qu’elles ont pu brasser. La dette se présente ainsi comme le versant obscène de leur vitesse de séduction, soit tout ce que celle-ci doit cacher, garder invisible, pour que les courtisanes continuent d’apparaître sur le mode miraculeux et féérique qui fait leur succès. Virtuoses de la dépense, elles le sont dans la mesure où elles sont le plus souvent sans réserves, flambant au sens premier du terme tout ce qu’elles ont pour l’investir dans le domaine des apparences. C’est-à-dire que, déjà, l’on ne peut jouir de la vitesse nouvelle de la mode que dans la mesure où l’on occulte les moyens nécessaires à sa propulsion. Elle se double dès l’origine d’un dimension destructrice voire sacrificielle. Fondée sur le renouvellement constant d’une dette chez des femmes dont la position sociale reste marginale voire infâme, elle fait tenir à celles-ci le rôle de combustibles vivants de la modernité. Leur influence sur le goût du temps est égale à l’indécence que constitue leur visibilité publique : celles que l’on suit sont aussi celles que l’on ne regarde jamais en face.

[1] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. Cornille et Ivernel, Paris, PUF, 1987.

[2] Roberto Calasso, La ruine de Kasch [1983], Paris, Gallimard, 1987, p. 362.

[3] Maxime Du Camp Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié́ du XIXe siècle, t. 3, Paris, Librairie Hachette & cie, 1875, p. 356.

[4] Paul Valéry, « Autour de Corot », Pièces sur l’art.

[5] Céleste Mogador, Mémoires, t. II, Paris, Librairie Nouvelle, 1858, p. 31.