vendredi 1 mars 2024

La mode ou la nonchalance du salut : entretien avec Francesco Masci / Artpress (2024)



Francesco Masci est philosophe. Depuis Superstitions jusqu’au Traité anti-sentimental, il décrypte les naïvetés et les nihilismes contemporains. Son dernier livre, Hors mode, fait de la mode un objet privilégié de réflexion. Entretien.

Dans tes livres précédents, tu as défendu l’idée d’une temporalité spécifique de la modernité. Qu’est-ce que cette recherche sur la mode ajoute à ces réflexions ?

Dans la continuité de mon travail, la mode est arrivée presque fatalement. D’une part, elle est très liée à la modernité, elle partage beaucoup de choses avec elle. Pas forcément la valeur de la nouveauté, qui pour moi n’existe que très peu de temps, mais plutôt la nécessité de toujours créer une distinction : la mode est un système clos qui fonctionne par différenciation, non par création de nouveauté. D’autre part, elle a une temporalité qui lui est propre. La modernité peut être décrite comme une temporalité de la déception, structurée par l’attente d’un événement qui devrait changer le monde mais n’arrive jamais. Donc une temporalité progressiste, structurée par une critique du monde, faite dans l’attente toujours déçue d’un monde meilleur qui vienne remplacer celui que l’on connaît. Dans la mode, il n’y a pas d’attente, seulement de la déception. C’est un enchaînement de présents absolus qui se suivent sans relation logique, sans rapport causal. En cela, elle constitue un point de vue différent à l’intérieur de la modernité, une sorte de temporalité hétérodoxe qui permet de comprendre, a contrario, comment celle-ci fonctionne.

La mode est « ce qui, dans un interminable feu d’artifice, apparaît pour disparaître aussitôt »…

La mode est quelque chose qui se manifeste sans qu’on l’ait attendu, sans qu’on ait pu le prévoir. Son présent ne pointe vers aucun futur prévisible. C’est une temporalité épiphanique. D’où le fait que tout ce qui est laid, hors mode, inattendu, peut devenir, d’une façon imprévisible et non-rationnelle, la mode du jour. La mode est une sorte de surenchère de contingence. Elle appartient à une temporalité archaïque, prémoderne, même présocratique. Le monde n’est pour elle pas justifié : rien n’y est nécessaire. C’est en cela qu’elle diffère de l’art, puisque la pratique de l’artiste, quelles que soient ses intentions politiques, est une pratique de l’attente. L'art soumet le réel à une critique, parce qu’il le considère comme défectueux. La culture, qu’elle soit de droite ou de gauche, remet constamment le monde en question. La critique lui est consubstantielle. La mode, elle, ne remet jamais en cause le monde. Elle est pure négation, elle n’existe que dans un mouvement d’autonégation perpétuel. D’où le titre Hors mode : la mode n’existe que par ce qui est en dehors d’elle, par la différence avec ce qui n’est pas encore de la mode. Et on ne doit pas, sous prétexte qu’elle est épiphanique, lui attribuer un caractère magique ou mystérieux. En multipliant les épiphanies, elle annule toute attente eschatologique. Elle n’est qu’un séquence contingente de présents absolus.

Tu rapproches la mode du domaine du rituel. Dans les deux cas, il faut toujours recommencer…

La mode relève évidemment d’une sorte de ritualité. C’est un rite qui a été évidé de son centre, le sacrifice, et où il ne reste que la forme. En tant que pur agencement de formes, sa ritualité est très moderne. Traditionnellement, le rite est un instrument dont les sociétés non-modernes se servent pour aider les individus et le groupe social à dépasser la menace d’un effondrement existentiel du monde. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que c’est une technique pour maitriser un danger mortel, grâce à une mise en forme de la violence. Dans la mode la place du sacrifice est restée vacante. C’est donc un rite avec le néant au centre. À travers elle, l’individu apprend qu’il n’a jamais existé. L’idée que la mode permet d’affirmer sa personnalité est fausse. C’est d’ailleurs la mise en échec perpétuelle de cette prétention qui anime la mode : le changement perpétuel des modes est aussi leur mise en échec permanente. Mais la mode n’a aucun état d’âme ou fausse pudeur quant au caractère fictionnel et éphémère des flux d’images qu’elle consomme. C’est donc une sorte de ritualité à travers laquelle l’individu fait l’expérience, sans en souffrir outre mesure, de sa non-existence effective.

Dans l’un de tes livres, Entertainment !, tu as travaillé sur le politique et le conflit. Comment ton travail sur la mode vient-il poursuivre cette réflexion ? Pourrait-on parler d’une anthropologie, qui se construirait au fil de ton œuvre ?

Dans mes livres précédents, j’ai étudié l’émergence de ce que j’appelle la « subjectivité fictive ». Dans la modernité, l’individu se trouve pris entre deux forces. D’une part, la déconstruction par la technique et d’autre part, la reconstruction fictive par les images. L’ensemble des techniques – le droit, la médecine, l’économie… – dépiècent l’individu puisque pour elles il n’est jamais entier, il n’est jamais présent comme totalité. Il est un symptôme pour la médecine, un cas pour le droit…. Mais l’homme redevient entier grâce à la culture : ce que j’ai appelé la « culture absolue », par une sorte de cristallisation d’images, va lui faire retrouver une liberté et une autonomie qui ne peuvent exister qu’au prix de la fiction. L’homme mis en pièce par la technique retrouve son unité à travers une cristallisation d’images qui le traversent mais ne lui appartiennent pas. La liberté acquise par la subjectivité fictive est donc aussi vaste qu’elle est vide. La mode ne fait qu’exacerber cette idée d’une présence inconsistante de l’individu dans la société en la soustrayant à toute velléité d’ancrage politique ou moral. S’il y a un regard anthropologique dans mon travail, c’est donc pour penser une anthropologie négative. Pour moi l’individu est le point aveugle de la société moderne qui est proprement « une société sans hommes ». Et c’est dans la mode que l’individu découvre le fondement de ce qui l’habite, c’est-à-dire le néant des images.

Tu parles dans plusieurs de tes livres d’un nihilisme spécifiquement moderne et occidental, qui consisterait en un rapport au présent perpétuellement décalé, un nihilisme de la projection dans le futur qui échouerait toujours. Le « néant » de la mode, c’est une autre forme de nihilisme ?

Le néant de la mode est différent parce qu’il est assumé comme néant. Le vrai nihilisme de l’Occident, encore plus que de la modernité, c’est cette idée que l’être est toujours fautif. Le monde est jugé à l’aune d’un ordre de perfection considéré comme supérieur, selon une différence ontologique d’abord statique – le monde idées de Platon – qui, avec le christianisme, suivi par les autres -ismes, devient une différence temporelle entre un présent pensé comme mauvais et un futur identifié au salut. Le réel n’est alors que l’ombre défaillante d’un monde parfait. La culture absolue qui apparaît après la Révolution Française appartient pleinement à cette histoire, puisqu’elle critique notre monde, et prétend aider à faire advenir un ordre parfait. Le temps qui est le sien s’articule en trois étapes qui sont promesse, attente, et fatalement, déception. La mode n’a pas du tout les mêmes prétentions et c’est pour cela qu’elle m’intéresse. C’est un nihilisme joyeux et désenchanté : son néant est dénué de toute visée eschatologique. C’est un néant d’évanescence, qui apparaît tel qu’il est. Il n’y a alors plus d’attente, seulement de la déception. Du moins c’est ce qu’a été la mode jusqu’à récemment. Mais aujourd’hui, on observe un retour à la nécessité, une sorte de rappel à l’ordre.

À quoi ce changement est-il dû, selon toi ?

Il s’inscrit dans un mouvement plus général dont je parle dans le Traité Anti-Sentimental. Se manifeste depuis quelque temps un souci nouveau de l’authenticité, de la vérité, de la « vraie vie » ou encore du « vivant », qui s’accompagne d’une forme de remoralisation de la société. On recherche partout un fondement ou une nécessité qui en fait n’existe pas. C’est le paradoxe définitif : notre volonté de retour à l’authentique ne donnera jamais lieu qu’à une surenchère de l’imaginaire. C’est comme si la modernité avait soudain eu peur de sa complexité grandissante mais qu’elle n’avait pas réussi à faire le saut au-delà d’elle-même, puisqu’elle reste finalement dans une même logique binaire du bien et du mal, de l’être soumis au non-être. Vouloir revenir à l’authentique dans le monde où l’on vit, c’est agir comme le baron de Münchhausen qui espère sortir d’un marais en se tirant lui-même par les cheveux. Et tout cela concerne également la mode. Le système de la mode vit, ou plutôt vivait, de l’imprévisibilité, alors que le système de la culture absolue, au contraire, veut maîtriser la contingence, par une sorte de nécessité : changer le monde. Cela n’existait pas dans la mode, où le monde changeait en soi parce qu’il y avait une sorte de chute libre de contingence. Mais aujourd’hui, on assiste à une nouvelle moralisation qui est très significative quant à la fin de la mode telle qu’elle a existé jusqu’à aujourd’hui. La mode qui se dit maintenant politique, féministe, écologique, voire anticapitaliste reprend en fait le discours de la culture absolue, à l’intérieur d’un circuit entièrement soumis à la technique et au capital. C’est un changement de paradigme qui a lieu. Ce n’est pas la fin de la mode, mais la fin de la mode telle qu’on l’a connue.

Quelles sont les conséquences de cette moralisation de la mode ?

On perd de vue sa singularité, sa légèreté, cette acceptation d’un monde débarrassé de toute justification ontologique. Quand la mode commence à se soucier du futur, elle sort de son domaine pour entrer dans celui de la culture. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant de faire la critique de ce processus que d’observer ses effets. Voir comment un système qui fonctionnait en roue libre selon le principe moralement neutre d’une sorte de nécessité de la contingence a pu être rappelé à l’intérieur d’un système qui veut remettre la nécessité au centre. Ce n’est pas un hasard si arrivent ensemble, aujourd’hui, la morale et l’art. Ce sont pour moi les deux grandes forces de conservation de la société contemporaine. Les déclarations de principes éthiques et écologiques vont avec de nouvelles postures emphatiques quant au statut d’artiste du couturier. Les couturiers organisent des performances, mettent de l’art partout, et ne peuvent plus penser leurs défilés sans appeler je ne sais combien d’artistes aux prétentions révolutionnaires. Il y a même une marque qui s’appelle « Situationist »… Mais dans la mode, l’art retrouve paradoxalement son rôle prémoderne puisqu’il arrive toujours comme décor. Tout est décor dans la mode, la culture ne peut être pour elle qu’un décor.

Elle serait avant tout une forme sans contenu ?

La mode est une pure forme. Elle n’est qu’apparition, elle n’a pas besoin de se soutenir par des discours, au contraire des œuvres d’art. Le couturier est dans le facere, et non pas dans l’agere. Le critère est pour lui celui du bon travail, pas du travail bon. Cette réassignation culturelle, avec la prétention à faire art, à faire sens, à faire critique du capital, c’est un changement récent, qui se compte en dizaines d’années ou même moins. Avant, la mode consistait en une apparition-disparition de l’individu, sans que celui-ci ait jamais pu prétendre à une quelconque velléité de changement. La mode était l’expression parfaite de ce qu’est la subjectivité fictive, puisque l’on ne pouvait y exprimer sa personnalité que de manière partielle et éphémère, avant de disparaître tout de suite. C’est ce que la subjectivité fictive fait avec tous ses contenus, qu’ils soient moraux ou politiques. C’est pour cela que la mode était le lieu où l’individu, s’il ne le découvrait pas toujours, pouvait du moins découvrir le néant qui le fondait. C’était une fenêtre à travers laquelle on pouvait voir ce qu’était une autre ontologie, où le néant n’est plus soumis à l’être : une pure apparition du néant.