dimanche 9 juin 2024

Le string parfait / Profane (2024)


Pourquoi y a-t-il un string plutôt que rien? Le string est le vêtement-limite. Il se tient au seuil qui sépare la nudité de l’habillement, à la frontière de l’être et du non-être. Le string est essentiellement constitué par son absence: sa forme infime laisse toute la place à l’apparition spectaculaire d’un cul. Il est l’ornement quasi-inexistant qui met en valeur la structure, le cadre sans qui le tableau ne serait pas vraiment tableau. C’est-à-dire que sans le string, le cul serait un peu moins cul.

L’amateur de strings m’explique que c’est pour lui surtout un objet photographique, presque un objet virtuel. Il ajoute: c’est un fantasme. Il est ce dont ses tiroirs regorgent, mais qu’il évite le plus souvent d’exhiber en public. C’est pourquoi l’amateur de strings préfère garder l’anonymat. Il reste ainsi, comme l’objet qui le préoccupe, dans le domaine de l’irréel. Le milieu naturel du string, me dit-il, c’est l’écran. Un territoire d’excitation abstraite, un monde d’érotisme hors- sol, hors-situation. S’il déshabillait un homme et découvrait un string, il m’avoue qu’il aurait envie de lui dire «calme- toi». Le string doit se tenir dans certaines limites, c’est-à-dire qu’il doit rester pictural, virtuel, mental. Une fois porté dans la vraie vie, il s’inscrit tout de suite dans le domaine du jovial et de l’absurde. L’amateur a passé certains de ses anniversaires à déambuler hilare en string parmi ses amis, mais il ne lui viendrait pas à l’esprit d’en porter un pour exciter un amant. Il est formel : le string n’est vraiment érotique qu’en photographie. Sur un corps de chair, c’est toujours trop. C’est-à-dire que le peu de tissu produit toujours un trop gros effet. Le string est trop ouvertement sexuel pour être sexy: un vieux slip détendu sera beaucoup plus aguichant dans sa nonchalance. Mais alors, pourquoi accumuler autant d’objets dont il sait qu’ils ne seront jamais portés? Par sensibilité à certaines variations de formes, couleurs et matières, certes. Mais surtout parce que le temps passé à choisir les strings se prolonge volontiers: ce sont des heures en zone trouble, quelque part entre l’excitation sexuelle et le désir vesti- mentaire. Une sorte de porno-shopping, m’explique l’amateur.

Sans doute le string le plus parfait est-il alors le string le plus imperceptible. La meilleure photographie de string est peut-être une photographie de cul, c’est-à-dire la photo- graphie d’une absence de string. Quoique. Puisqu’en string, l’on est plus nu que nu, le string parfait serait le string le plus ténu, mais pas pour autant le string absent. Un cadre minimal est toujours un cadre. Si le string est un cadre, il est plus précisément un cadre inversé, un cadre qui fonctionne par le milieu et non par le bord. Le string rehausse l’entièreté du corps à partir d’un centre perdu pour le regard: le sexe. Centre pas tout à fait perdu, toutefois, puisque le peu qui est caché se manifeste également comme volume, masse spectaculairement moulée. Pas de paquet plus empaqueté que le paquet pris dans un string. Entre le sexe moulé et le cul exhibé, on ne saurait trop dire ce qui affirme le plus fortement sa présence. Le string est un objet double-face: l’homme qui le porte est intéressant par ses deux côtés. Si Janus aux deux visages, dieu des portes et des clefs, devait être représenté par un vêtement, ce serait sans doute par un string.

En outre, puisque sa présence à domicile est le résultat de séances d’excitation solitaires, le string est aussi un reste, une trace. Il est ce qu’il subsiste des heures passées en ligne à reluquer des culs parfaits. Il est le souvenir dérisoire des derrières athlétiques que l’amateur a contemplés mais qu’il ne touchera jamais. D’où l’étrangeté de son apparition dans le monde réel. Acheter le string, c’est acheter le cadre alors que l’on rêvait du tableau. Quand le string sort de l’écran et arrive par Colissimo, il quitte du même coup le cul parfait dont il était l’ornement idéal (et réciproquement), il n’est plus vraiment lui-même. Il n’est plus qu’un reliquat déconfit: une sorte d’éjaculat textile. Mais même si l’on pouvait obtenir à la fois le cadre et le tableau – le string et le cul –, la question ne serait pas pour autant résolue. Un de ces hommes virtuels au cul parfait se présenterait-il en string devant l’amateur, celui-ci ne pourrait, étrangement, que se mettre à rigoler. La fusion idéale du string et du cul qui le porte ne peut s’opérer que par la magie lumineuse de la photographie. C’est immobilisé sur un corps statufié que le string atteint son degré d’abstraction idoine.

Une amie proche de l’amateur accumule des objets cousins, les doubles inversés du string: des culottes fendues. En comparant les deux collections – strings et culottes fendues –, on identifie l’expression de deux cultures érotiques absolument opposées. D’un côté, un goût très littéral pour l’exhibition maximale, et de l’autre, une pratique de la dissimulation sans doute aussi perverse que pudibonde, alliée à un certain sens pratique. Mais que le sous-vêtement surabonde comme un cadre à dorures du XIXe siècle ou qu’il feigne l’inexistence à la façon d’un white cube, il se manifeste dans les deux cas comme un objet auto- contradictoire. Avec la culotte fendue, une masse de tissu dont la pudeur s’annule par le milieu, révélant en son point le plus crucial cela même que son abondance de tissu cachait avec tant de précautions. Avec le string, un objet microscopique dissimulant le sexe à proportion qu’il le met en exergue, tout en révélant presque absolument le cul. Il y a là sans doute deux absurdités idéalement solidaires et symétriques lorsque l’on veut bien les considérer ensemble. Le string parfait, c’est donc aussi l’espace vide qui troue la culotte fendue. Ou ce qu’il révèle, soit le ruban de chair traversant, dans l’ombre, les deux grands pans de tissu blanc.