« Le suranné est la flétrissure du présent »
Theodor W. Adorno
La dernière mode est un commencement absolu, une table rase. Avec elle se reforme un monde, renaît un univers de sens et de références dont le surgissement soudain disqualifie tout ce qui lui préexistait. Barthes écrit dans Système de la mode :
« L’aujourd’hui de la Mode est pur, il détruit tout autour de lui, dément le passé avec violence, et censure l’avenir, dès que cet avenir excède la saison […] la mémoire lointaine abolie, le temps réduit au couple de ce qui est chassé et de ce qui est inauguré, la Mode pure, la Mode logique […] n’est jamais rien d’autre qu’une substitution amnésique du présent au passé . »
Dans ce temps de mode, temps « réduit au couple de ce qui est chassé et inauguré », on s’intéresse le plus souvent à ce qui est inauguré, à ce qui surgit, aux formes nouvelles, puisque c’est l’apparition de la nouveauté qui, pense-t-on, caractérise au premier chef le phénomène qu’est la mode. Mais l’avant-dernière mode a beau être disqualifiée par la dernière, elle n’en disparaît pas pour autant instantanément de tous les corps. La pure mode logique dont parle Barthes n’existant pas, la « mode chassée » persiste et survit à sa disqualification. S’ouvre pour elle un temps nouveau, le temps du retard de mode, temps tout juste passé du démodé. Si ce dernier mot n’apparaît qu’au début du XIXe siècle, la réalité qu’il désigne est depuis toujours, au même titre que la nouveauté, constitutive de l’expérience de la mode. Dès la deuxième moitié du XIVe siècle, on remarque les vêtements qui « ne sont pas de la guise qui court », portés dans certaines régions de France , ou bien conservés par les hommes âgés restés en robe longue alors que la mode est désormais au court . Au XVIe siècle on rit de ceux qui continuent de porter « les modes anciennes », par exemple le « barbon », nommé d’après une barbe dont le goût a passé depuis longtemps. En Italie, Baldassar Castiglione commente aussi le ridicule attaché aux modes anciennes . Au XVIIe siècle apparaît l’expression « hors de mode », tandis que se structurent dans Le Mercure galant les médisances sur l’infériorité sociale des retardataires de mode . A la fin du XVIIIe siècle, on voit chez Louis-Sébastien Mercier « un évaporé du bel air » moquer un « étourdi » qui n’est qu’à la mode de l’avant-veille . En somme, le démodé suit la mode comme son ombre et ne peut s’en détacher. Il correspond à la négativité qui la menace toujours et dans laquelle elle ne manque jamais de sombrer : toute dernière mode est déjà avant-dernière, appelant à son remplacement imminent. Si la mode, quand on la regarde ainsi, n’existe plus tant comme art de l’avance que comme retard perpétuellement reconduit, reste à mieux connaître ce qu’est ce retard. On pourrait parler de ses espaces, de ses rythmes ou de ses vocabulaires qui tous varient historiquement avec ceux de la mode. Au-delà de ces singularités d’époque, il faut plutôt se pencher sur ce qui constitue en propre le démodé, c’est-à-dire l’étudier comme catégorie de la perception, ordre de sensations constitutif de l’expérience du temps de la mode.
Le démodé sur le vif
Je commence par le démodé dans sa dimension la plus brève, la plus immédiate, celle du moment de la révélation du retard de mode. Instant infime, mais dont l’expérience se trouve être au fondement de la dynamique des modes, puisque c’est ici que tout bascule, c’est-à-dire que la mode se démode. On trouve dans les Caractères de La Bruyère une description de ce moment :
« Iphis voit à l’église un soulier d’une nouvelle mode, il regarde le sien, il en rougit ; il ne se croit plus habillé. Il était venu à la messe pour se montrer, il se cache : le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour . »
Ce petit épisode où le personnage d’Iphis se fait démoder sous nos yeux, en direct, traduit un renversement perceptif instantané. Le temps d’un coup d’œil, la dernière mode est devenue avant-dernière, le présent est devenu passé. S’opère en même temps une défamiliarisation du courtisan d’avec lui-même. Iphis ne se reconnaît plus, rougit de honte, lui qui était venu parader habillé de la dernière mode ne peut soudain plus supporter sa propre apparence et court se cacher, comme un escargot humilié rentre dans sa coquille. Avec le démodé, l’aura positive de la gloire de mode se transforme en aura négative, aura infâme. La puissance de visibilité positive – jouissance de la frime –, devient puissance de visibilité négative, sensation d’être trop visible . Se faire démoder occasionne ainsi une forme d’aliénation : tout d’un coup, par le passage de la mode du présent au passé, Iphis perd son corps, perd la possibilité d’être au monde qui l’entoure, et se trouve retenu comme magiquement par une sorte de mauvais sort, chez lui, par son propre pied. Jusqu’à ce que, pouvons-nous supposer, il exorcise son mal et apaise le mauvais démon qui avait investi son pied en se remettant à jour avec la dernière mode.
Ce moment de bascule du démodé se rapproche des expériences de « crise de la présence», étudiées par l’anthropologue Ernesto De Martino . Comme l’habitant du « monde magique » décrit par celui-ci, l’homme à la mode se caractérise par une présence instable, labile. Son âme est liée à des objets extérieurs, mais est aussi intensément sensible à son environnement, exposée à des influences. Elle peut donc entrer en crise, se détacher de son lieu corporel, se dissoudre ou s’échapper dans le monde. Elle doit alors être récupérée, reconquise selon une technique de rachat culturel, spécifique au monde dans lequel a lieu la crise . La condition de fin de la « crise de la présence » et de réintégration du monde est, pour l’homme à la mode qui comme Iphis s’est fait démoder, la mise à jour de sa garde-robe, le renouvellement de son enveloppe vestimentaire, nouvelle adaptation au monde, c’est-à-dire aux normes de mode qui autour de lui ont changé. Le courtisan démodé fait l’expérience d’un moment de destruction, petite fin du monde, fin d’un monde – monde où l’avant-dernière mode était encore à la mode – après quoi peut émerger un nouveau présent de mode, nouvel équilibre entre la personne vestimentaire et son environnement.
Pour mieux saisir cet événement, on peut s’appuyer sur une autre description de démodé sur le vif, cette fois non plus située dans le contexte courtisan de la fin du XVIIe siècle, mais dans le Paris élégant du début du XIXe siècle. Balzac écrit dans Les Illusions perdues :
« Lucien passa deux cruelles heures dans les Tuileries : il y fit un violent retour sur lui-même et se jugea. D’abord il ne vit pas un seul habit à ces jeunes élégants. S’il apercevait un homme en habit, c’était un vieillard hors la loi, quelque pauvre diable, un rentier venu du Marais, ou quelque garçon de bureau. Après avoir reconnu qu’il y avait une mise du matin et une mise du soir, le poète aux émotions vives, au regard pénétrant, reconnut la laideur de sa défroque, les défectuosités qui frappaient de ridicule son habit dont la coupe était passée de mode, dont le bleu était faux, dont le collet était outrageusement disgracieux, dont les basques de devant, trop longtemps portées, penchaient l’une vers l’autre ; les boutons avaient rougi, les plis dessinaient de fatales lignes blanches. Puis son gilet était trop court et la façon si grotesquement provinciale que, pour le cacher, il boutonna brusquement son habit. Enfin il ne voyait de pantalon de nankin qu’aux gens communs. Les gens comme il faut portaient de délicieuses étoffes de fantaisie ou le blanc toujours irréprochable ! D’ailleurs tous les pantalons étaient à sous-pieds, et le sien se mariait très mal avec les talons de ses bottes, pour lesquels les bords de l’étoffe recroquevillée manifestaient une violente antipathie. Il avait une cravate blanche à bouts brodés par sa sœur, qui, après en avoir vu de semblables à monsieur de Hautoy, à monsieur de Chandour, s’était empressée d’en faire de pareilles à son frère. Non seulement personne, excepté les gens graves, quelques vieux financiers, quelques sévères administrateurs, ne portaient de cravate blanche le matin ; mais encore le pauvre Lucien vit passer de l’autre côté de la grille, sur le trottoir de la rue de Rivoli, un garçon épicier tenant un panier sur sa tête, et sur qui l’homme d’Angoulême surprit deux bouts de cravate brodés par la main de quelque grisette adorée. À cet aspect, Lucien reçut un coup à la poitrine, à cet organe encore mal défini où se réfugie notre sensibilité, où, depuis qu’il existe des sentiments, les hommes portent la main, dans les joies comme dans les douleurs excessives [et il] eut une sueur froide en pensant que le soir il allait comparaitre ainsi vêtu devant la marquise d’Espard, la parente d’un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi . »
Le choc stylistique du démodé sur le vif se relie ici à une distance géographique entre Paris et la Province. On voit que « l’homme d’Angoulême » comme l’appelle Balzac, qui était là-bas le plus élégant, lorsqu’il arrive à Paris, ne se trouve pas seulement passé de mode, mais relégué parmi les commis et les vieillards. Ce n’est pas seulement à l’avant-dernière mode qu’est la Province, mais à une mode altérée, dénaturée pourrait-on dire, puisque Lucien ne savait même pas qu’il y avait à Paris une mise du matin et une mise du soir. Il y a plus qu’un délai de transmission de l’information entre la capitale et Angoulême, il y a une déformation, un brouillage. Le démodé n’est qu’une partie de l’humiliation que subit Lucien.
Mais on a bien, une fois de plus, la narration d’une forme de crise de la présence personnelle causée par la mode. Balzac décrit lui aussi un choc, un bouleversement de la proprioception, causé par le dévoilement d’une réalité vestimentaire auparavant inconnue. En réaction, d’abord, il y a ce geste pathétique du héros, essayant soudain d’arranger sa tenue. Ensuite, une réaction physique plus violente encore, le jeune homme reçoit un coup à la poitrine et a des sueurs froides en pensait qu’il sera vu dans cet accoutrement chez la marquise. Le retard vestimentaire trouve comme on le voit sa force expérientielle dans le fait qu’il est retard porté et incorporé, donc une marque de décalage négatif à même le corps. Il fonctionne, pour qui a su l’identifier, comme un stigmate d’inactualité. Ou plus trivialement, comme un poisson d’avril que l’on vient de découvrir dans son propre dos. Tout cela, au fur et à mesure de ce que Lucien observe dans son environnement, au fil de la récolte d’informations nouvelles qui viennent recoder, re-signifier son propre habillement et donc transformer les objets de sa coquetterie en marques honteuses d’anachronisme. C’est en voyant un garçon épicier porter une cravate blanche qu’il comprend qu’il a l’air d’un garçon épicier, en voyant les pantalons à sous-pieds des Parisiens qu’il identifie les défauts du sien, etc. Pour Lucien comme pour Iphis, le démodé advient par comparaison, par retour sur soi après vision d’un autre. La perception négative du démodé consiste ainsi en une seconde vision, un retour sur quelque chose de déjà connu, qu’une perception comparative fait soudainement appréhender sous une nouvelle lumière. Venant après la première vision de mode, vision d’adhésion et de désir, cette seconde vision opère un dévoilement démystificateur. Elle révèle une erreur, presque une trahison, ressentie de façon d’autant plus cuisante que le désir et l’adhésion à l’avant-dernière mode étaient auparavant puissants, c’est-à-dire, aussi, à proportion que la sensibilité et l’attention au temps de la mode sont développés. C’est ainsi parce qu’Iphis et Lucien voulaient être à la mode, parce qu’ils essayaient d’y être, mais maladroitement, que se manifeste chez eux toute la force d’humiliation du démodé, démasquant le sérieux de la mode, le retournant contre lui-même.
Pour des êtres accordant moins d’importance à la mode, cette force sera moindre, elle se fera ressentir de façon plus diffuse et dans une temporalité moins brusque, plus progressive. En fait, pour ceux qui suivent la mode avec moins d’attention, voire qui la suivent comme malgré eux (soit la plupart des gens), la crise de réadaptation au présent décrite ci-dessus ne représentera pas tant un moment de bascule immédiat que le temps de l’acquisition d’une nouvelle habitude : plutôt qu’en secondes, ce temps se comptera donc en mois, voire en années – le temps qu’il faut à une mode pour se répandre au-delà des cercles les plus avancés. Ce moment reste quoi qu’il en soit celui d’une crise, en ce sens qu’il correspond à une destruction puis une reformation de la personne vestimentaire, en somme un processus de réadaptation à un présent ayant changé de forme. La perception du démodé à la première personne, qu’elle soit violente et soudaine ou bien plus lente et diffuse, correspond toujours à la reconnaissance du fait que le monde a changé, et que la position que l’on y tient a changé avec lui. C’est ce que dit bien l’adjectif « démodé », qui est aussi le participe passé du verbe « démoder » : Iphis et Lucien se font démoder, le démodé leur arrive, comme un drame, une fatalité. C’est ce petit drame qui se généralise, sous des formes variables, lorsque se popularise la sensibilité à la mode.
Un temps du retard
Cette expérience du démodé comme crise de la présence fonde l’expérience de mode, puisque c’est au moment de la révélation de l’anachronisme que se fait sentir la nécessité de passer d’une mode à la suivante. Sans crise de révélation du démodé, pas de dynamique des modes. Sans prise de conscience de la désuétude, pas de nécessité de se mettre à jour. Mais tout le problème du démodé vient de ce que cette révélation se fait de façon progressive et désaccordée. C’est ainsi que se trouvent cohabiter, sur des durées variables, la mode et le démodé. Comment agit alors le démodé, et quelle expérience en est faite, le temps que dure sa persistance ? On doit ici passer de l’individuel au collectif, puisque le démodé qui dure est le plus souvent et le plus fortement perçu chez autrui. Le démodé durable, soit le démodé survivant à la révélation de son anachronisme, s’observe chez ceux qui n’ont pas bénéficié de cette révélation, c’est-à-dire ceux qui, moins sensibles à la mode ou moins informés de ses mouvements, persistent dans le port d’une forme dont les amateurs de mode les plus aguerris reconnaissent désormais l’inactualité.
Pour saisir les enjeux du démodé persistant, il faut repartir des réflexions de l’historien Reinhardt Koselleck sur la temporalité moderne. Pour Koselleck, cette dernière se caractérise par un phénomène d’accélération, causant un écart grandissant entre le passé et le futur. Le « champ d’expérience » s’éloigne de plus en plus de l’« horizon d’attente » : le temps va plus vite, le présent se raccourcit, dans le temps d’une seule vie l’on se trouve témoin d’un nombre croissant d’époques de plus en plus brèves, et l’avenir est d’une imprévisibilité croissante. Cette accélération a également pour résultat ce que l’historien appelle la « simultanéité du non-simultané » ou « le contemporain non-contemporain », phénomène d’anachronisme dû à une « différence de qualité dans l’écoulement du temps », entre certaines époques, mais aussi entre certains lieux ou groupes humains. Koselleck écrit que, depuis le XVIIIe siècle :
« La tendance permanente à la comparaison progressive [repose] sur la constatation que tel ou tel peuple, État, continent, science, ordre social ou classe [est] en avance sur tel ou tel autre, de sorte que, en fin de compte […] il a été possible de formuler le postulat de l’accélération ou bien – dans la perspective de ceux qui étaient retenus en arrière – celui du rattrapage ou du dépassement. Cette expérience fondamentale du progrès, tel qu’on a pu le conceptualiser en un singulier, repose dans la prise de connaissance du non-simultané dans le simultané qui se passe dans le temps chronologiquement égal . »
L’expérience de l’accélération est toujours liée, symétriquement, à une expérience du retard. Avec la modernité, et sa comparaison des temps sur l’échelle universelle du progrès, naît aussi le temps du retard, temps du « non-simultané dans le simultané », présent se manifestant comme passé, donc présent dépassé et obsolète. Dès lors, l’anachronisme devient une expérience commune, mais aussi un sujet de crainte, une menace. Un « nouveau type de vaincu » émerge, le retardataire. Le démodé, la chose démodée, la personne démodée, s’inscrivent en plein dans cette forme de dévalorisation propre à la modernité, se pensant en termes de contemporain non-contemporain. L’expérience du démodé persistant est celle d’un passé-présent, lié à une différence de qualité dans l’écoulement du temps. Le temps de la mode et avec lui la menace du démodé s’intensifient en effet au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, moment défini par Koselleck comme celui de l’avènement d’une modernité comprise comme tournant historique unique. Mais il faut complexifier cette analyse. Car le démodé correspond aussi, avant cela, à une modernité comprise sur un temps plus long, relevant d’une série de « vagues de modernisation ». Celles-ci, précédant amplement le XVIIIe siècle, préparent et préfigurent sur le long cours ce qui se joue plus tard de façon plus spectaculaire . D’où, pour le sujet qui m’intéresse, la possibilité de penser une expérience du démodé comme « simultané non-simultané » dès le Moyen Âge. Le démodé correspond à une expérience du temps de la modernité comme temps de l’accélération et de l’anachronisme, donc temps du retard et des retardataires, s’observant bien avant l’émergence de l’idée de progrès .
En outre, si les écarts temporels que crée la mode, à toutes les époques, sont toujours un rapport de contraste entre présent et passé récent, ce retard de mode ne s’échelonne pas sur une méta-échelle telle que celle du progrès dont parle Koselleck. Le démodé est même l’inverse du retard progressiste qui apparaît au XVIIIe, puisque, loin de s’aggraver avec le passage du temps, il peut se retourner et s’inverser en avance. C’est ce qui fonde au Moyen Âge l’association du cycle des modes au motif de la roue de la fortune , ou encore, ce qui fait affirmer à un auteur du Cabinet des Modes, à la fin du XVIIIe siècle :
« Si quelqu’un se plaint de la grande variété des Modes, de la grande rapidité avec laquelle elle se succèdent, & de la dépense où elles semblent devoir entraîner, parce qu’il n’a pas le temps de porter ses habits, & qu’il faut tout-à-coup les remplacer par d’autres ; qu’il attende, & qu’il fasse ce que la Nouveauté prescrit à ce vieux Baron qui est tout étonné qu’au bout de quarante ans ses habits ne soient déjà plus de mode, & qu’à la Cour on lui ait ri au nez à cause de son grotesque accoutrement ; il verra que bientôt l’habit qu’il porte aujourd’hui, & qu’il croyait passé, sera d’une mode régnante & qu’il ne lui faudra pas dépenser autant qu’il le craignait . »
Parce qu’il ne se rattache qu’à un temps intérieur, un temps vécu qui ne connaît pas de progression historique globale, parce que donc, il s’ancre dans une mémoire incorporée, mémoire vivante de la mode qui se trouve prompte à l’oubli, le démodé constitue un retard mouvant et même réversible. Il peut bien sûr y avoir une concordance collective de cette mémoire de mode, un certain consensus peut se former, mais il ne peut y avoir d’entente absolue à son sujet : la différence de perception de l’actuel entre les générations mais aussi entre certains lieux ou milieux où l’expérience de mode est différente, déplace toujours la perception du démodé et rend impossible son universalisation. C’est ainsi que l’avant-dernière mode persiste au-delà du moment de sa première révélation. Tout le monde n’a pas le degré d’information, d’attention à soi-même, ni non plus la rapidité de réaction d’un Lucien de Rubempré ou d’une it-girl ultra-connectée. Une ville éloignée de la cour, une province éloignée de la ville, un pays éloigné d’un autre n’identifieront pas le même démodé au même moment. Si de façon générale, la mode va plus vite dans les centres de pouvoir, son rythme s’accélère aussi parmi des groupes sociaux plus jeunes, mieux informés, ou encore, dans certains lieux ou parmi certaines communautés où se crée une émulation particulière, sans que ces écarts temporels soient toujours traductibles en écarts socio-économiques et au phénomène du trickle down (surtout de nos jours où les plus démodés sont loin de toujours être les moins puissants). Il n’y a pas de démodé absolu, que des démodés relatifs et même doublement relatifs puisque relatifs à la fois au présent, au lieu instable où le situe une époque, et à la position tenue par un être ou un groupe d’êtres dans cette époque. Le démodé, en s’attardant sur les corps, rend ainsi palpable des différences de perception, des écarts, la myriade d’incompréhensions et de malentendus qui rendent hétérogènes les unes aux autres les différentes parties d’une même société.
Le purgatoire des formes
Mais la clé de compréhension du démodé n’est pas dans ces différences de perception qui existent entre les milieux et qui rendent impossible l’établissement d’un présent de mode universel. Dire de lui qu’il relève du contemporain non-contemporain ne suffit pas. Il faut encore étudier son fonctionnement cohérent à l’intérieur d’un groupe soumis à la mode, c’est-à-dire tenter de comprendre le rôle qu’il joue à l’intérieur d’une temporalité de mode donnée, au-delà de la création de temporalités de mode discordantes. Peu importe au fond qu’un temps de mode soit plus rapide ou plus lent, qu’il soit en avance ou en retard au regard des normes établies par certains groupes dominants : l’important est seulement qu’il y ait mode, donc que soit faite collectivement l’expérience de l’alternance régulière de la mode et du démodé.
Le point fondamental est ici celui de la négativité. J’ai parlé plus haut de la force humiliante de l’avant-dernière mode, de sa puissance de visibilité négative et de sa qualité de stigmate lorsqu’elle est appréhendée à la première personne. Cette négativité, considérée au point de vue collectif, ne doit surtout pas être réduite à des questions d’infériorité sociale, de domination statutaire ou économique. Ses enjeux sont avant tout temporels. Le rayonnement négatif du démodé est la manifestation d’un temps collectivement reconnu comme fini, temps passé devant être évacué pour que se rééquilibre le monde. On doit ici revenir à l’idée que l’homme à la mode habite un « monde magique ». Les crises de la présence individuelle décrites plus haut trouvent leur sens – c’est-à-dire sont suscitées, prises en charge et résolues – par un système culturel qui constitue la personne, mais qui structure aussi une forme d’expérience du temps. Le passage collectif de la mode au démodé correspond ainsi à une forme de crise temporelle socialisée. Elle s’inscrit dans la stratégie spécifique de défense contre l’historicité qui est celle de la mode, fondée sur le culte de la nouveauté, et la puissance d’annulation du passé qui est son corollaire. Le démodé est ce qui doit être annulé et nié pour contrer, dans la modernité, la catastrophe de l’historicité. Si la valeur de la dernière mode repose sur une qualité de surgissement, de nouveauté, qui la justifie absolument et l’enveloppe d’une aura de prestige, suscitant une adhésion pouvant être identifiée comme religieuse ou magique , symétriquement, le passage du temps qui démode altère ce prestige et rend l’avant-dernière mode répulsive. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le démodé. La dernière mode subit le passage du temps non seulement comme un outrage, mais comme une dénaturation. Pour la mode, que sa nouveauté dote d’une forme de sacralité, le démodé représente une profanation. Le démodé profane la nouveauté de la mode. Il transforme sa puissance positive en puissance négative, sa gloire en infamie. Il enveloppe la mode vieillissante de la sensation répulsive d’un temps usé, temps fini, devant être liquidé. Les rythmes réguliers du changement de mode, comme ceux des fêtes annuelles ou saisonnières dans nombre de sociétés traditionnelles, ont ainsi une fonction d’« expulsion du vieux temps », de « congédiement du temps usé ». Les adeptes de la mode détruisent symboliquement l’avant-dernière mode, comme les Aborigènes d’Australie accomplissent des cérémonies d’ « abolition de l’année passée », ou encore comme les habitants de la Chine ancienne détruisaient les « impuretés de la saison ». Cette annulation du passé récent s’effectue dans le cas de la mode selon un raisonnement inverse à celui qui fonde les temporalités traditionnelles, mais aboutit à un même caractère cyclique. Le passé récent ne doit pas être détruit pour ce qu’il a créé de contingences et d’innovations, mais au contraire pour ce qui s’y est figé, immobilisé. Au temps magique ou seulement traditionnel fondé sur la « néophobie », le temps moderne mais néanmoins magique de la mode oppose sa gérontophobie. La négativité du démodé a donc une fonction de structuration du temps de la mode : elle constitue, par opposition à la sacralité désirable du nouveau, son pôle profané, répulsif et tabou. Elle est le déchet que doit expulser sa méthode spécifique de défense contre l’historicité. La négation du passé que décrit Barthes dans l’extrait cité plus haut du Système de la Mode, destruction amnésique de l’inactuel par un présent prétendant être « pur », prend tout son sens dans cette perspective. L’amnésie de la mode a pour fonction de régénérer, en le faisant repartir de zéro, un temps usé, souillé par la persistance du démodé.
Conscientes de cette force négative des modes vieillissantes, les revues de mode, dès le Mercure Galant, ont eu à cœur de mettre en garde leur lectorat contre la mort des vieilles modes, en même temps qu’elles annonçaient la naissance des tendances nouvelles. Ce qui ne se fait plus a toujours eu sa place dans leurs préoccupations, au même titre que ce qui se fait de nouveau. On trouve par exemple dans le Cabinet des Modes, en 1786, un faire-part de décès concernant « une mode qui vient de disparaître », celle des plumets noirs aux chapeaux masculins : « le tems les a détruits ». Dans le Journal des dames et des modes, en 1823, on est averti que « les chaînes de col tout en or ont presque cessé d’être à la mode ». On apprend dans La Mode en 1831 que « les fourrures et palatines plates ne sont plus de mode », etc. Cette rhétorique dissuasive se renforce et se précise au fil du temps, jusqu’à venir s’incarner de façon extrêmement littérale par de menaçants commandements négatifs. L’avant-dernière mode est ainsi tenue à distance dans Vogue Paris, en 1930, par des ordres imitant seulement à moitié pour rire la forme d’un décalogue stylistique : « L’ensemble long tu répudieras », « Au cardigan tu renonceras », « Incrustations plus ne voudras »… Quoique ce pastiche du style biblique relève d’un ton badin fréquent dans la presse de mode, les injonctions ainsi formulées, accompagnant un long article sur les modes à suivre et les modes à rejeter, n’en exercent pas moins une puissante fonction normative. Accompagnées d’images des modes périmées barrées d’un grand trait, elles expriment avec clarté l’interdiction radicale pesant collectivement sur l’avant-dernière mode.
Cette négativité, ce caractère tabou du démodé comme mode profanée a cependant une durée limitée. Le démodé n’exerce sa puissance dissuasive qu’en tant que mode venant de déchoir de sa nouveauté. Il se distingue de l’ensemble des formes qui ne viennent pas d’être expulsées du champ de l’actualité, et qui elles ne sont pas profanées mais seulement profanes, donc plus ou moins neutres, indistinctes du point de vue de la mode. Le démodé existe pour un temps, temps que l’on pourrait appeler de purgation, car ensuite, une fois que le temps de la séduction de mode aussi bien que le temps de répulsion du démodé se trouvent passés et se stratifient dans la mémoire, la forme vestimentaire se retrouve comme neutralisée par son entrée dans le domaine d’une mémoire de long terme. Elle redevient alors profane. Le démodé est un temps de transition, un temps d’entre-deux. Puisque les choses se démodent avant de devenir tout simplement du passé (passé bien passé et non passé-présent), le démodé est une sorte de sas temporel entre la fraîcheur désirable de la mode et la neutralité de l’histoire. Il est un purgatoire des formes, où elles expient la perte de leur prestige récent.
Remoder le démodé
Deux échelles temporelles du démodé ont jusqu’ici été caractérisées. D’abord, le moment immédiat du démodé à la première personne, comme moment de crise de la présence. Ensuite la période de persistance du démodé a été décrite comme temps du malentendu entre différents groupes, mais aussi plus généralement temps de la profanation et phase purgative. Il faut maintenant parler du démodé sur un temps encore plus long.
Ce temps long du démodé est une singularité de la modernité, modernité cette fois comprise comme période historique précise, s’ouvrant au XVIIIe siècle. Le démodé proprement moderne trouve sa singularité dans une double inflexion, un double mouvement qui s’observe entre les XVIIIe et XIXe siècles. D’une part, la valeur de la nouveauté est exaltée par la presse de mode et le discours commercial, les rythmes de production et de consommation se font plus rapides et un nombre croissant de groupes sociaux sont touchés par l’expérience nouvelle de la consommation à court terme et de l’obsolescence des objets. C’est la « révolution des apparences » décrite par Daniel Roche , dont les conséquences vont encore en se renforçant au XIXe siècle, notamment avec l’industrialisation de la production et l’essor des grands magasins . D’autre part, parallèlement à cette remarquable accélération des rythmes de mode, on observe un mouvement inverse, de conservation. Entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, les vieux vêtements se transforment en costumes historiques . Ils trouvent une valeur nouvelle, valeur documentaire, historique et archéologique. Devenant des sources de connaissance, ils deviennent également des objets commerciaux et plastiques, objets de collection dont la préciosité se mesure en termes économiques autant qu’esthétiques. Aux recueils de costumes succèdent au XIXe siècle les ouvrages érudits, travaux de vulgarisation, et premières expositions d’histoire du costume . Au croisement de ces deux mouvements, d’accélération et de conservation, ce qui émerge est une conscience historique vestimentaire largement répandue : alors que le rythme de la mode se fait toujours plus rapide, l’histoire du costume et sa vaste diffusion développent avec la connaissance du passé la conscience comparative d’une singularité du présent. Cette conscience historique vestimentaire est encore stimulée par la précision archéologique de la peinture d’histoire, le goût de le reconstitution dans le costume de théâtre, ou la pratique du travestissement historique lors des bals masqués.
Si le démodé apparaît alors de plus en plus souvent, c’est-à-dire que la dernière mode devient avant-dernière à une vitesse croissante, on voit qu’en même temps, celle-ci devient à-même, après un certain délai, d’entrer dans le domaine historique. Une fois purgée de son caractère répulsif, elle peut trouver une valeur nouvelle mais aussi une durée de vie inédite par le truchement du regard qui l’historicise. Dans la modernité, le démodé se multiplie, mais il devient aussi une étape avant l’histoire. Il est le temps d’entre-deux qui sépare un actuel toujours plus fuyant d’un « ancien » de plus en plus valorisé. Paul Morand décrit bien ce temps de latence, lorsqu’en 1931, il prend pour sujet les années 1900 :
« On ne parle plus de 1900 et on n’en écrit pas encore. De même que les robes cessent d’être à la mode sans être devenues de style, de même certains événements ne sont plus de l’actualité et ne sont pas encore de l’histoire »
Entre la robe à la mode et la robe « de style », c’est-à-dire historiciste, se situe ce dont on ne parle plus, ce qui est sorti du présent sans être entré dans le passé au long cours, c’est-à-dire le démodé. Il devient temps de pause, d’oubli à court terme, avant la restauration possible d’une forme de prestige. C’est ainsi que les modes historicistes se développent continûment à partir de la fin du XVIIIe siècle, et ressuscitent des époques qui sont de plus en plus proches du présent. Les années 1790-1800 ressuscitent l’antiquité avec le néoclassicisme, les années 1820-1830 la renaissance et le moyen-âge avec les modes troubadour, et la seconde moitié du XIXe siècle reprend pour sa part les codes d’un XVIIIe siècle dont il reste quelques survivants. Pour finir, les années 1890 réinvestissent une renaissance relue par le romantisme, ressuscitant pour la première fois dans une perspective historiciste les modes de leur propre siècle. « Le chic suprême consiste à paraître 1830 » affirme-t-on en 1893. L’équation est la suivante : plus le présent de la mode est bref, plus elle va vite, plus les références à l’histoire y sont présentes, et plus cette histoire évoquée devient récente. Nous en avons encore l’exemple aujourd’hui, avec la résurrection, depuis la fin des années 2010, des codes des années 2000. Rien d’étonnant à cela, puisque comme l’écrit Marquard, « dans le monde moderne, la vitesse croissante de l'obsolescence inclut la vitesse croissante de l'obsolescence de son obsolescence. Ainsi, plus vite le nouveau devient l'ancien, plus vite l'ancien peut redevenir le nouveau . »
Dans une telle perspective, c’est au début du XXe siècle que s’opère la bascule décisive. On voit apparaître une forme inédite d’historicisme, le « démodé délicieux », nouvelle catégorie de sensibilité au passé récent. Le démodé délicieux est une forme particulièrement aiguë et subtile du charme suranné . Il en est la pointe la plus acérée, puisqu’il prend pour objet ce qui vient tout juste d’être expulsé du présent. On le retrouve dans la littérature et la critique d’art dès les années 1890-1900 et ce n’est certes pas un hasard s’il apparaît à la période de l’école littéraire dite décadente, se régalant de l’éclat crépusculaire du trop mûr, du tardif et du tard-venu. Entre 1890 et 1930, la littérature française commence à s’intéresser au « pittoresque mélancolique du démodé », au « démodé mais délicieux », au « démodé qui n’est pas sans grâce », ou encore, au « démodé qui est à la mode ». La critique d’art partage cette sensibilité. On retrouve dans la presse artistique des articles parlant de « charme démodé », d’art « exquis précisément parce qu’il est un peu démodé », du « grand charme du démodé … et l’on pourrait continuer infiniment. Cette sensibilité nouvelle des écrivains et des critiques d’art au « démodé délicieux » se retrouve un peu plus tard dans la presse de mode, à partir des années 1920. Vogue Paris parle alors de robes « délicieusement démodées », ou d’une robe du soir « pittoresquement démodée et pourtant fort à la mode ». On trouve même en 1929 dans Vogue Paris encore un article sur l’« art d’être démodée », c’est-à-dire l’art de cultiver son anachronisme comme un charme, une singularité gracieuse. Entre 1930 et 1950, nombre de commentaires se retrouvent dans la presse, artistique, de mode ou généraliste, qui portent sur ce mouvement de revalorisation de l’histoire de la mode la plus récente . Ce à quoi on assiste, entre 1900 et 1950, semble bien être une transmutation du retard de mode par la conscience historique. Le retard de mode trouve une seconde phase, où il cesse de repousser et se met à attirer, immédiatement après sa phase purgative, avant même d’être passé par la grande lessive de l’histoire. Le démodé devient un retard que l’on goûte et même dont on se délecte, précisément en tant que retard. Dès lors, il devient progressivement un des moteurs de la mode contemporaine et s’inscrit dans une forme de temporalité plus longue, se survivant à lui-même en se faisant maintenant re-moder.
Ce qui parachève ce mouvement, c’est le triomphe de la jeunesse dans la mode. Si dans les années 1950 on pouvait encore dire avec Balenciaga qu’une femme devait avoir trente ans pour être élégante, celles qui incarnent la mode dans les années 1960 ont désormais dix ans de moins. Les jeunes femmes de vingt ans qui donnent le ton vont pouvoir recycler non seulement des détails, des motifs ou certaines formes des modes de leurs mères, mais l’ensemble des modes de la génération précédente, en tant précisément qu’elles renvoient à une période historique à la fois proche et étrangère. Période qui est déjà pour elles de l’histoire ancienne, mais dont les traces, les archives, les débris – et même des vêtements intacts, préservés de l’usure ou du recyclage par l’abondance de la production moderne – sont disponibles et présents tout autour d’elles, à portée de main. Et l’étrangeté, le pittoresque, le charme désuet de ces archives désormais proliférantes de la mode récente, renouvelées par le regard de la jeunesse, suscitent une relecture, une identification à nouveaux frais, de nouvelles projections imaginaires et donc un nouveau désir de mode. Le démodé perçu comme délicieux est donc la nostalgie d’un passé extrêmement récent, nostalgie de ce que l’on a failli connaître. C’est ce que l’on voit avec la marque Biba, célèbre dans le Londres des années 1960, dont l’univers de mode fondamentalement nostalgique se destine à une clientèle extrêmement jeune. Ressuscitant les années 1920 et 1930, avec tout ce que sa fondatrice Barbara Hulanicki appelle les « couleurs tantine » – nuancier de couleurs sombres, prune, violet, brun, qu’elle voyait porter par sa vieille tante démodée –, Biba transforme la désuétude de ses inspirations par la jeunesse de sa cliente type : « elle était si jeune que toutes ces couleurs tantine que je détestais quand j’étais jeune semblaient neuves sur elle ». Quelques années plus tard, on retrouve la même logique de la jeune femme se déguisant en sa vieille tante, chez Paloma Picasso, amatrice de cinéma hollywoodien des années 1940, et dont le style nostalgique inspire à Yves Saint Laurent une célèbre collection rétro. La collection ressuscitant les années d’occupation fait bondir des critiques plus âgés que le couturier et son inspiratrice, critiques trop âgés pour comprendre, c’est-à-dire pour avoir oublié. Saint Laurent explique lui-même que cette nostalgie du passé récent est fondée sur une amnésie : « les jeunes, eux, n’ont pas de souvenirs », et « l’important c’est que les jeunes filles qui, elles, n’ont jamais connu cette mode, aient envie de [la] porter ». Le « démodé délicieux » ne peut pas sembler tel à des critiques non-amnésiques pour qui la période est encore en phase de purgation, non seulement politique et morale, mais aussi esthétique .
Le temps long du démodé délicieux, historicisé et redevenu à la mode, repose ainsi sur une forme de malentendu entre générations. Sa perception sera négative ou positive selon qu’elle concerne ceux qui ont connu une mode sous sa forme initiale, ou ceux qui la rencontrent pour la première fois sous une forme d’emblée anachronique, dans des films vieillis, stands de marchés aux puces ou images d’archives. En ce sens, le tabou de l’avant-dernière mode reste actif, puisque le démodé n’est ressuscité que comme avant-avant-dernière mode, par ceux qui ne l’ont pas connu comme mode mais seulement comme histoire, ou, possiblement, comme vision idéalisée, médiatisée par le souvenir d’enfance. Il apparaît ainsi qu’un démodé ne peut pas être re-modé avant une quinzaine ou vingtaine d’années, le temps d’une génération. La mode du démodé remodé n’est jamais qu’une mode historiciste à très court terme, reposant sur un inaliénable écart générationnel des mémoires, dû à l’accélération des modes. Puisqu’une mode a été si vite rejetée et oubliée, son annulation par une génération permet à la suivante une mise au jour quasi archéologique, et donc une redécouverte à neuf, s’opérant au moyen d’archives de la mode récente dont le nombre n’a pas cessé de se multiplier, et dont la redécouverte pittoresque suffit à faire nouveau, c’est-à-dire à faire mode. C’est parce qu’ils n’ont pas vu son temps s’user, parce qu’ils n’ont pas réellement fait l’expérience de sa dégradation, que les jeunes peuvent ressusciter une mode démodée. L’association d’une mode du passé récent à des souvenirs d’enfance peut même l’envelopper d’une tonalité sentimentale et idéale qui n’équivaut en aucun cas au souvenir de mode répulsif qui subsiste chez l’adulte qui aura fait l’expérience de la même forme vestimentaire au même moment. Même dans le cas du démodé délicieux, l’avant-dernière mode ne peut donc en aucun cas – et ceci par nécessité logique – être équivalente à la dernière mode. C’est son ancêtre immédiate qui est ressuscitée. C’est aujourd’hui le triomphe de l’avant-avant-dernière mode auquel nous assistons, avec le retour en grâce des années 2000. Les années 2010-2015, années de l’avant-dernière mode, exercent toujours très activement leur puissance dissuasive.
L’expérience du démodé se fait donc sur trois échelles de temporalités distinctes : temporalité brève voire immédiate d’un moment de transition ou de bascule, pouvant se réduire à quelques secondes, ensuite temps de moyen terme du tabou, se calculant en années, et enfin temps de l’historicisation pittoresque, se comptant en décennies. A chacune de ces échelles temporelles correspond une modalité de la perception du démodé : proprioception sur le vif et réajustement du regard normatif porté sur les formes, puis mémoire comparative mettant en opposition différentes époques connues pour rejeter la plus ancienne, et pour finir imagination rétrospective, idéalisation nostalgique d’un passé proche à travers l’appréhension de ses reliques esthétiques. Ancré dans les corps et les mémoires, dans la perception de soi et la singularité d’une mémoire à la fois personnelle, sociale et historicisée, le démodé doit ainsi se comprendre comme réalité vécue. Inutile de chercher à définir son allure, ses formes, ses couleurs, puisque celles-ci changent avec chaque présent de mode, dont elles n’offrent pas tant le négatif ou l’inverse qu’une sorte de repoussoir logique, aussi protéiforme et imprévisible que la mode elle-même. Il ne se perçoit qu’au présent, c’est-à-dire par opposition à un présent donné. Son expérience, par définition négative, se rattache à un ordre de sensations telles que la honte, la répulsion ou la dérision, mais aussi plus généralement des sentiments de perte et de défamiliarisation. Elle correspond à un temps du contemporain non-contemporain, temps des présents désaccordés qui est aussi celui d’« une crise permanente de la perception et de l'expérience ». Si son anachronisme peut également exercer une puissance positive, offrant de par son étrangeté au présent une source paradoxale de nouveauté de mode, celle du démodé délicieux, il faut insister sur le fait qu’il y a là un démodé-limite, qui ne peut encore être compris comme tel que parce qu’il reste répulsif pour certains. Ceux qui l’appellent délicieux ne peuvent l’appeler démodé que par abus de langage, puisqu’il est re-modé. Il n’est que la forme la plus fraîche du charme de l’ancien. Rendant séduisant ce qui était répulsif, le démodé délicieux constitue donc un remède dans le mal aux incessantes crises de déstabilisation du présent provoquées par la mode. Il offre à l’obsolescence accélérée la compensation qui lui est nécessaire : il oppose, à l’amnésie de la mode, une commémoration des formes détruites.