samedi 24 février 2024

Traité du Truc / Mardi Minuit (2024)


Mémoire pour la décoration des pièces qui se représentent par les Commédiens du Roy, entretenus de Sa Magesté commencé par Laurent Mahelot et continué par Michel Laurent, en l’année 1673 :

Pour Les Travaux d’Ulysse de Durval : « au milieu du théâtre, il faut un enfer caché et les tourments d'enfer. Au-dessus de l'enfer, le ciel d'Appolon, et, au-dessus d'Appolon, le ciel de Jupiter. A costé de l'enfer, la montaigne de Sisiphe, et, de l'autre costé, le jardin d'Esperide. A costé du jardin, le paccage du vaisseau. A l'autre costé, le palais de Circe. La sortie du vaisseau se faict entre le mont de Sisiffe et le palais d'Antifate. Une mer ; auprès, le fleuve du Stix ou Caron paraist dans sa barque garnie d'un aviron ; le tout se cache et ouvre. » En plus de cela, il faut « trois, casques garnis de leurs visières en porc, six queues de sereines, six miroirs, des aisles pour Eolle, une verge d'argent, une verge d'or, un pot de confiture, une serviette, une fourchette, un verre, du vin, quatre chappeaux de cipres, deux de fleurs, une fleur de molly, chappeau de Mercure, caducé et des tallonnierres, un foudre, un sceptre de Pluton, couronne, arbre doré dans le jardin, vents, tonnerres, flames et bruits, un caillou pour Sisiphe, un artifice dans l'antenne du vaisseau d'Ulisse . » 
Pour Mélite de Corneille : « Au milieu, il faut un palais bien orné. A un costé du théâtre, un antre pour un magicien au dessus d'une montaigne. De l'autre costé du théâtre, un parc. Au premier acte, une nuict, une lune qui marche, des rossignols, un miroir enchanté, une baguette pour le magicien ; des carquans ou menottes, des trompettes, des cornets de papier, un chapeau de cipres pour le magicien.  » 

Des listes d’effets scéniques et d’accessoires nécessaires à la présentation de certaines pièces de théâtre ont été consignées dans d’anciens mémoires de mise en scène à usage privé, des carnets « de secrets » techniques ou encore des inventaires d’œuvres. Toutes ces archives nous ouvrent le royaume du « truc » de théâtre, où les accessoires et les effets spéciaux sont au moins aussi importants que le langage poétique des dramaturges. On y voit page après page, liste après liste, se déployer les narrations secondaires, à la fois matérielles et visuelles qu’inventaient ceux que l’on n’appelait pas encore des metteurs en scène. 

Mémoire pour la décoration des pièces qui se représentent par les Commédiens du Roy, entretenus de Sa Magesté commencé par Laurent Mahelot et continué par Michel Laurent, en l’année 1673 : Pour la mise en scène de Clitophon de Ryer : 
« Il faut du sang, des esponges, une petite peau pour faire la feinte du cou du sacrificateur, un chapeau de fleurs, un flambeau de cire. Il se fait une nuict, si l'on veut. Il faut des turbans pour des Turcs, des dards, des javelots, tambours, trompettes, des chesnes, des clefs, une robe de conseiller, deux bourguinottes, de la verdure, une lanterne sourde et une chandelle dedans. »
Pour Clorise, pastorale de M. Baro : « Il faut un rocher ou il y ayt un précipice, ou se précipite un berger, et faire du bruit lors qu'il se précipite. Il faut aussy une fontaine coullante durant toutte la pastoralle. Au milieu du théâtre, il faut des buissons ou l'on faict action de voir a travers du feuillage. Il faut aussy un arbre ou l'on faict feinte de graver des vers. Il faut un poignard, des rossignols, de la ramée. Le théâtre doit estre tout en rocher. »

 Au fil de ces énumérations extrêmement suggestives, les juxtapositions d’objets construisent en lieu et place des dialogues leur domaine imaginaire propre. Elles racontent à demi-mot, ou plutôt dans un autre langage, des histoires qui ne sont pas tout à fait celles des pièces qu’elles accompagnent. Des miroirs, des ailes pour un dieu, un sceptre, un arbre d’or, un caducée… Une demi-page d’indications désordonnées, voire quelques lignes, suffisent à l’élaboration d’un monde.

Inventaire des œuvres produites par John Carrow, menuisier et fabriquant d’accessoires, pour une mascarade et des pièces de théâtres données lors de festivités de Noël en 1574 :
« un monstre, des montagnes, des forêts, des bêtes, des serpents, des armes de guerre tels que des canons, dagues, arcs, flèches, haches, hallebardes, lances, épées courbes, épées courtes, écus, haches à deux mains, gourdins, heaumes, fausse mousse, gui, houx, fleurs, colle, pâte à papier et autres objets comme des clous, des anneaux, des queues de cheval, des écuelles pour les yeux des diables, un paradis, un enfer, le diable et tout le mal  »

Ces listes constituent à elles seules des spectacles muets, spectacles tout en effets visuels, où les objets deviennent personnages principaux de ce qui ne se donne même plus la peine d’être une intrigue. Pour qui voudrait en faire le support d’une reconstitution minutieuse, le monde créé par cette poésie cumulative fait difficilement sens. Fragmentaire, lacunaire, tronqué, il n’est que l’empreinte approximative de ce qui a disparu, la modeste trace écrite restant d’une débauche esthétique dont il reste bien difficile de se faire une idée, plusieurs siècles après sa disparition. Il constitue avant tout un espace textuel, un espace littéraire : il est celui des mots qui composent la liste, de leur juxtaposition pittoresque et du vide qui persiste entre eux aussi bien qu’après eux. 

Pour mettre en scène Pandoste de Hardy : 
« (…) Un rechaut, une aiguière, un chappeau de fleurs, une fiole pleine de vin, un cornet d'encens, un tonnerre, des fiâmes. Au quatriesme acte, il faut un enfant. Il faut aussy deux chandelliers et des trompettes. »

John Davy fournit en 1579 à un « office des divertissements » :
« du gui et du houx pour le rocher dans la pièce jouée par les serviteurs du comte de Warwich
De l’aquavit pour brûler dans le même rocher
De l’eau de rose pour assainir l’odeur de celle-ci
Des verres pour transporter et utiliser celles-ci
Une corde
Des poches d’animaux
Des pattes d’ours  »

 Pour ceux qui lisent aujourd’hui ces textes avec toute la distance de l’anachronisme, l’une des caractéristiques les plus étonnantes de ses litanies d’accessoires consiste dans la brutalité des juxtapositions et télescopages qu’elles opèrent entre différents plans de réalisme mais aussi entre différents niveaux de matérialité ou si l’on veut, différents niveaux ontologiques.  On réclame « un enfant » de la même façon que l’on rappelle qu’il faut « une trompette ». Un pot de confiture, une queue de sirène et des éléments météorologiques tels que le vent ou le tonnerre sont tous mis sur le même plan. Le ciel et ce qui s’y passe deviennent des « choses » comme d’autres, des objets concrets à manipuler et plus précisément des « trucs » de théâtre, au sens d’effet spécial. Un évènement céleste relève du « truc » au même titre qu’un coussin piégé ou qu’un chapeau à double fond. Tout ce qui est mis au service du spectacle participe d’une même dimension du réel, celle de la scène qui unifie tout : le prosaïque et le fantastique, le terrestre et céleste, le matériel et l’immatériel, le minuscule et le gigantesque.

Francesco d’Angelo invente selon Vasari « des chérubins automates sortant de nuages artificiels pour adorer l’image du Christ  »

Les effets spéciaux, illusions ou escamotages théâtraux s’appelaient encore au XVIe siècle des « feintes » ou des « secrets », et ceux qui en faisaient commerce des « maîtres feintiers » ou « maître des secrets ».


Ensemble de « feintes » théâtrales que le peintre Christophe Loyson se voit commander en 1541 pour le spectacle le Jeu de la Vengeance et destruction de Jherusalem au village de Plessys Picquet :
« le costume de Dieu le père et de trois anges, des diades pour Dieu le Père, le Fils et Saint Esprit, Notre Dame et les anges ainsi que les accessoires qu’il faut pour le Paradis » il doit en outre fournir « tant les bâtons royaux, les couronnes d’empereurs que de rois, évêques, que les poupées et mannequins (ydoles) et autres feintes pour les décapitations et martyres (…) peintures, couleurs, perruques, cheveux, barbes, nuées »

La machinerie de pointe d’une époque a pu s’inventer avec ces dispositifs scéniques. Des expérimentations des « maîtres feinteurs » jusqu’aux animaux automates et constructions mouvantes des peintres-machinistes de la Renaissance italienne, parmi lesquels Léonard de Vinci, le truc de théâtre, aussi frivole semble-t-il, a souvent été un haut-lieu de l’invention technique. Car pour créer l’apparence d’un miracle, c’est-à-dire pour susciter la stupéfaction, l’émerveillement et pour finir l’incompréhension, il faut s’appuyer sur une ingénierie dont les moyens restent inimaginables pour le commun. 

Extrait des Feintes qu’il conviendra de faire pour le Mystère des Actes des Apôtres, manuscrit de 1536  :
« Doit se faire en Paradis un grand tonnerre organisé, puis, descendre sur le Cénacle des langues feu avec clarté, et peu après doit apparaître le Saint Esprit pour illuminer et remplir de grâce les apôtres (…) Faut avoir deux vrilles feintes pour crever les yeux de Saint Mathieu, et il faut des yeux feints dans lesquels progresseront les vrilles (…) Doivent venir sept diables de sous la terre, en forme de chiens, et ils doivent venir de sept lieux différents (…) Faut deux tigres horribles, sortant de sous la terre, qui doivent suivre les apôtres et marcher doucement derrière eux. Les deux tigres doivent se cacher secrètement sous terre, et à leur place doivent sortir deux moutons (…) Doit choir le temple quand l’idole fondra (…) Saint Paul sera décapité, et sa tête fera trois sauts, et de chaque saut sortira une fontaine dont sortiront lait, sang et eau  »

 Les nécessaires précisions techniques décrivant les effets de transformation font passer la liste de l’énumération d’objets à la succession de scènes, où le mystère, par certaines de ses séquences les plus spectaculaires, prend progressivement forme. Consignés en listes, les « trucs » forment des scénarios d’effets. La consigne de mise en scène se fait narrative, elle se transforme en une série de petites séquences d’événements qui sont autant de visions, condensations hallucinées des moments qui composent le spectacle.

« Doit choir le temple quand l’idole fondra » : rien de volontairement rhétorique dans ces formules, leur concision et leur impérativité ne trouve son sens que dans le cadre fonctionnel du document, c’est-à-dire qu’elles s’adressent à celui qui les lit à la façon d’une recette de cuisine. Il reste qu’elles n’en résonnent pas moins d’une forme de magie verbale toute spéciale, approchant le ton de la prophétie.


Pour une scène de « danse du feu » exécutée par Pluton et Proserpine dans le Ballet de Tancrède, Horace Morel crée en 1619 :
« des coiffures en forme de pots à feu que les danseurs s’allument réciproquement avec leurs sceptres  ».

L’inventaire des accessoires de la troupe du Lord amiral en 1599 comprend :
« une toison d’or, deux raquettes, un laurier, la ville de Rome, un baldaquin de bois, la tête du vieux Mahomet  »

 Une ville, une tête : la loi de juxtaposition de l’inventaire prévaut sur tous les changements d’échelle, aussi brusques soient-ils. Sous le règne du « truc », l’univers entier se trouve assimilable. Si ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, ce n’est pas ici du fait de correspondances métaphysiques mais plutôt d’une similarité de substance, puisque tout, sur la terre comme au ciel, n’est que carton-pâte, toc, simili. Au sein de l’espace unificateur de la scène, tout est « truc », rien n’est jamais que truc : la barbe de Dieu, une couronne de laurier, la lune, des macaronis. Quelles que soient ses prétentions au sacré, rien de plus profane que le « truc ». 


Raccolta di scenari più scelti d’istrioni, recueil manuscrit d’intrigues de Commedia dell’arte compilé au milieu du XVIIe siècle : 
« un faux gourdin, le temple de Bacchus, un verre d’urine, feu, fumée, un paquet de farine, des chemises, un mulet, un jardin, la mer, le ciel un nuage, un éclair, un serpent avec une queue, des macaronis pour les fantômes, des oranges…  »

Ce qu’il faut pour jouer Poliche :
« Une bosse en peau de mouton, une veste avec une corne dans le dos, au moins un petit plumeau bleu pour caresser un chapeau, morceau de tissu rose brillant pour figurer l’intérieur d’une tête, un beau rayon de soleil ou des cloches pour le moment du baiser, une bosse en forme de fesses, sacs à main à fond rose en nombre suffisant, un pipeau pour appeler l’amoureux, des chapeaux type Schtroumpf, une bosse en mousse, un chapeau en forme d’aileron de requin, des gloussements effrénés, un habit à longues manches pour les secouer pendant la scène de séduction, un oiseau en terre cuite pour siffler dedans, un grand chapeau à tubes horizontaux, des faux-nez, deux bosses cousues sur un débardeur moulant, des cris d’animaux inconnus, une robe aux manches froncées, une collerette rigide en tissu et en plâtre, une bosse en laine avec des cordes cousues dessus, une grande culotte molle, un chapeau plus haut que tous les autres, des ornements pour les chaussures, des gants, une petite protubérance pour faire une surprise. »

En italien le « trucco » est à la fois le maquillage et le « tour », l’astuce.


Dans les Scenari inediti della Commedia dell’arte, Contributo alla Storia del teatro popolare italiano, de Adolfo Bartoli, publiés en 1880 :
« des pinces pour arracher les dents, une petite table avec nappe et encrier, des barbes en nombre suffisant, deux chevaux en carton pour le tournoi, des bancs en jonc, un chou pour le donner à flairer à l’un des personnages, un morceau de parmesan pour le donner à flairer à Zani, deux grands coffres capables chacun de contenir un homme, une grande cuve où puisse entrer un homme, un costume de nécromancien, un palais, un masque et un manteau pour la reine, une lettre ensanglantée »
Les entrées les plus récurrentes dans les recueils de Commedia dell’arte sont « des gourdins, des lanternes, des armes, du sang, des masques, des vêtements, des animaux vivants, des vases de nuit et des macaronis  ». 

Dans, Il Teatro delle favole rappresentative overo la ricreatione comica, boscareccia e tragica, recueil de Flaminio Scala publié en 1611 : 
« deux gourdins, lanternes en nombre suffisant, un grand miroir monté sur des pieds, une trompette du jugement, deux robes pour les fantômes, un vêtement pour fou, un vase de nuit avec du vin blanc, huit tonneaux pour l’eau, un coq vivant, un chat vivant, un très beau bateau, une tête à la ressemblance du prince du Maroc, une lune qui se lève, un joli petit banc dans le goût génois, un vase d’argent avec du feu, des vêtements dans le goût persan pour tous les personnages, un tremblement de terre… »

Dans le cadre de la Commedia dell’arte, les listes de « trucs » désignent avant tout des structures matricielles pour le jeu. De même que les intrigues qu’elles viennent accompagner, simples canevas où se succèdent de façon chaotique les situations les plus invraisemblables, les objets sont, en fait, surtout des prétextes au déploiement d’une expressivité corporelle. Le « truc » devient le geste, l’attitude que suscite ou permet l’objet : il est le coup de bâton plutôt que le bâton lui-même. 

Recueil de scénarios de Basilio Locatelli, deux manuscrits, en 1618 et 1622 :
« un poignard, du sang, une robe de femme pour le jardinier, des épées ensanglantées, une flûte, un cercueil, une prison avec grillage, une main artificielle pour faire une farce, une chemise de femme, huit chemises blanches avec bonnets, huit lanternes en carton avec du feu, une échelle de corde, un masque d’âne, une tour, un dauphin, quatre bonnets juifs jaunes… »

Ici, l’objet devient le support des lazzi (gesticulations, grimaces, gags) : ainsi du petit plumeau bleu devient « truc » que lorsqu’il sert à caresser un chapeau ; ainsi de la « la guirlande qui a la vertu de faire aimer », ce que l’on ne peut savoir qu’une fois que l’on a observé ses effets sur la personne qui la porte ; ainsi encore de la robe de femme qui n’est cocasse que portée par un jardinier. Dans un théâtre d’improvisation, les « trucs » participent donc à la fois de l’objet et de l’acte, ils opèrent la jonction de ces deux domaines. D’où parfois certaines précisions nécessaires : on trouve des « bâtons à battre » aussi bien que des « bâtons à piquer des bœufs » ou que des « bâtons à porter à la main ». Sans doute les listes qui consignent de tels accessoires sont-elles les plus lacunaires, puisque trouées par l’absence du corps guignolesque du comédien. Mais elles sont aussi, paradoxalement, les plus vivantes, car les plus propices à suggérer l’action et le vivacité scénique qui fait défaut à la trace écrite.