vendredi 24 novembre 2023

Les quarante-huit replis. Mode et prostitution d'élite dans le Japon d'Edo / Brasero (2023)


Le long du chemin qui mène à Yoshiwara, quartier réservé de la ville d’Edo, l’on voit des
hommes se livrer à d’étonnantes opérations vestimentaires. Certains retournent leur kimono,
révélant de magnifiques doublures de soie colorée tandis que d’autres sortent, d’on ne sait où, de fastueuses tuniques dont ils recouvrent leur costume civil. Yoshiwara, ainsi que Shimabara et Shinmachi, quartiers clos de Kyoto et d’Osaka, sont durant l’ère d’Edo (1603-1868) parmi les seuls lieux du Japon où l’on peut échapper aux lois somptuaires et s’habiller au-dessus de son état. La métamorphose s’y pratique sous toutes ses formes : parure exaltée mais aussi dissimulation ou travestissement, puisque l’on y croise, à côté de moines débauchés, se promenant déguisés en médecins afin de jouir tout à leur aise, quantité de figures anonymes dissimulant leur visage sous de vastes chapeaux de paille. Tel est le spectacle du « monde flottant » (ukiyo), monde de la dérive et de la dépense, où les plus illusoires des plaisirs sont embrassés sans retenue. Les prostituées qui y sont enfermées sont elles aussi hors des catégories sociales usuelles du Japon féodal : une femme née dans la classe des intouchables peut, en vertu de sa beauté et de l’éducation qu’elle a reçue, fréquenter des citoyens ordinaires et même des hommes de haut rang. Une grande courtisane a le droit de refuser la clientèle d’un seigneur (daimyô) s’il n’a pas le bonheur de lui plaire, comme le fit la célèbre Takao II. Les contraintes et les hiérarchies, loin de disparaître, prennent donc seulement des formes nouvelles. Le snobisme du monde flottant est impitoyable. Tandis que les samouraïs - classe sociale la plus haute - perdent leur prestige parce qu’ils sont considérés comme rustres et balourds (yabo), les vrais rois des lieux appartiennent à la nouvelle bourgeoisie marchande. Ce sont des hommes riches, cultivés et élégants, à la fois sophistiqués et impassibles, qualités que recoupent avec différentes nuances les termes de « sui », « tsû » et « iki ». Mais ce sont surtout les courtisanes de haut rang qui constituent l’aristocratie locale. Au sommet d’une hiérarchie prostitutionnelle qui est, avec ses nombreux grades, d’une complexité proche de celle de la cour, trônent du XVII e au milieu du XVIII e  siècle les tayû, puis jusqu’au milieu du XIX e  siècle, les oiran. Celles que l’on dit belles à faire s’écrouler les châteaux (keisei) font aussi fi des lois
somptuaires, paradant dans des kimonos brodés d’or et d’argent alors même que ceux-ci sont interdits depuis 1617. Leurs prénoms, souvent choisis en référence à la littérature classique chinoise et japonaise, se transmettent de génération en génération, donnant lieu à de véritables lignées. Il y a par exemple onze courtisanes du nom de Takao. Outre ces aristocratismes, elles se singularisent par une forme d’esprit spécifique, le « hari », mélange d’orgueil et d’audace qui leur fait refuser l’argent d’un millionnaire s’il est avancé de façon grossière. En de tels moments, les tayû s’appuient sur la certitude de leur supériorité. Ce sont elles qui font une faveur à leurs clients en les fréquentant et non l’inverse : femmes de haute culture, elles pratiquent l’art de la calligraphie et la cérémonie du thé, jouent du shamisen, du koto ou de la flûte, savent composer des poèmes, ou encore imaginer des arrangements floraux. Leur élégance vestimentaire est à l’image de cette formation d’ensemble : elle est suprême. Mais elle concourt aussi, et c’est là ce qui mérite commentaire, à l’élaboration d’une érotique de la distance où le textile, le geste et l’attitude concourent tous ensemble à l’élaboration d’un même cérémoniel.

Élégances du quartier clos
D’abord, la hiérarchie : les étoffes, couleurs et motifs possibles des vêtements sont fixés pour les différents grades de prostituées, et toutes s’en tiennent à ce qui leur est permis. Leurs coiffures diffèrent également selon leur état. À l’intérieur de ces limites, les détails changent continuellement au long des deux siècles et demi de l’ère d’Edo. Une approximative schématisation du costume des tayû peut toutefois être tentée, qui ressemblerait à ceci : elles portent au moins trois kimonos superposés, un sous-kimono visible, le plus souvent de crêpe rouge (parfois en satin imprimé, notamment à pois) et d’imposantes socques à deux ou trois lames qui font plus de vingt centimètres de haut dans les dernières décennies de leur règne. Depuis que Shigasaki en a lancé la mode en 1740, elles portent leur ceinture (obi) nouée sur le devant. Leur coiffure qui est relativement simple à l’ouverture des quartiers clos se hérisse progressivement de peignes en écaille et de longues épingles, pour venir composer au XVIIIe et plus encore au XIX e  siècle une sorte d’auréole ou de herse circulaire autour de leur tête. Leurs dents sont teintes en noir comme celles des femmes mariées. Et, détail important, elles ne portent jamais de chaussettes, même l’hiver. Elles exhibent avec fierté des pieds qu’elles ont mignons puisqu’elles les poudrent de blanc et se teignent le bout des orteils en rouge, à l’aide d’un jus de fleurs spécial – coquetterie qui devient ascétique lorsqu’elle se détache sur un tapis de neige. Les signes qui les distinguent des femmes mariées sont, au premier chef, l’obi porté devant et le jupon rouge visible sous le kimono. Un tel portrait-type varie infiniment, non seulement dans le temps mais aussi entre chacune des tayû, qui se livrent entre elles à une incessante course à la singularité. Une seule fois par an, elles doivent, pour les festivités du nouvel an, porter publiquement un uniforme – c’est-à-dire une tenue aux couleurs officielles de la maison close à laquelle elles appartiennent. Elles ne le font qu’avec une extrême répugnance et les jours suivants, soit les deuxième et troisième jours de la nouvelle année, elles lavent cet affront au moyen de somptueuses tenues dites « atogi », qu’elles choisissent elles-mêmes et dans lesquels elles paradent cérémoniellement. Durant cette sorte de grand défilé de mode annuel (instauré dans la première moitié du XVIII e  siècle), les surenchères de raffinement, de richesse et d’originalité des habitantes de Yoshiwara attirent une foule nombreuse, parmi laquelle on trouve des femmes mariées venues avec leurs enfants. Même en dehors de ces événements saisonniers, les courtisanes de haut rang s’habillent comme de véritables princesses. Un riche client renouvelle la garde-robe d’une tayû plusieurs fois par an avec des kimonos à la dernière mode, confectionnés dans de somptueux tissus tels que la soie, le satin, le brocart, le velours ou le damas. Ces kimonos s’ornent de divers détails décoratifs tels que broderies, applications, pierres semi-précieuses,
feuilles d’or et d’argent. Les délicatesses de détail sont infinies : on voit des étoffes
recouvertes de soie transparente laissant apparaître des applications colorées par-dessous, ou
bien des kimonos portant des poèmes et passages de textes classiques écrits par de célèbres
calligraphes directement sur le tissu. Dans L’homme qui ne vécut que pour aimer (1682),
Ihara Saikaku raconte comment la tayû Kaoru, quatrième du nom, commande à la peintre
Kanô no Yukinobu « un paysage de plaine automnal sur son kimono doublé de satin blanc et
demande à huit nobles d’y écrire chacun un poème ancien sur ce thème ». À propos de ce
« kakémono comme on en voit rarement », l’on entend quelques accusations de gâchis mais
aussi des commentaires admiratifs : « puisqu’on est à Kyôto et qu’il s’agit de Kaoru, quelle
mode audacieuse ! » Une autre tayû décrite par Saikaku, Hatsune, porte « une robe de dessous bleu ciel au ton printanier, une robe moyenne en satin jaune rougeâtre à motif de fleurs de prunier dispersées au vent, une robe de dessus de damas rouge vif avec des dessins appliqués de volants, de battoirs, d’arcs et de flèches à cinq couleurs, brillants comme des joyaux, et des motifs teints d’innombrables cordes sacrées, daphniphylles et feuilles d’amour mutuel, et par-dessus tout cela, une jaquette violette attachée par des cordons écarlates cousus à points perdus et à motif de rossignol chanteur perché sur une branche de prunier sur pied ». Il va sans dire qu’à cette vue, le héros se sent immédiatement « transporté d’amour ». Le succès de ces innovations stylistiques est tel que les courtisanes voient leurs emblèmes personnels utilisés à la façon de griffes de mode : à l’automne 1655, des commerçants chinois ont ainsi l’idée de faire broder sur de la soie une feuille de paulownia, blason de la célèbre courtisane Yachiyo. Leur argument de vente est qu’elle est « la plus grande courtisane du Japon » et que « ceux qui ont du goût achèteront ce tissu à n’importe quel prix 1  ». Si de telles opérations commerciales sont possibles, c’est que, dans un monde où la sexualité ne renvoie pas au péché originel mais à la création du monde à travers l’union du couple divin Izanami et Izanagi, les rapports charnels ne sont pas considérés comme honteux, et les prostituées ont un statut bien moins infâme que dans les pays d’Occident. Quoi qu’en pensent certains moralistes du temps qui manifestent leur désapprobation, il n’est alors pas si scandaleux d’admirer, voire de prendre pour modèle, les apparences de courtisanes. Cela d’autant plus que, si monnayables soient leurs corps et aussi prisonnières soient-elles de leurs maisons closes, les keisei de Yoshiwara sont loin d’être soumises à la seule autorité de la richesse. Les sommes énormes qu’il faut débourser pour passer du temps en leur compagnie ne sont qu’une première étape. Après l’argent, qui coule à flots mais pour lequel elles affichent le plus grand mépris, reste un ensemble de qualités morales ou esthétiques, un ensemble de vertus si l’on veut. C’est ce reste, soit cet inappropriable dans un monde où plus qu’ailleurs tout est à vendre, qui a fait des quartiers réservés et plus particulièrement de Yoshiwara le centre de la vie culturelle et artistique de la période d’Edo, et des femmes qui l’habitent, les reines de son imaginaire.

Printemps sur commande
Ce qui reste, tout autour du simple échange économico-sexuel – et qui fait monter si haut la
valeur numéraire et érotique de ces courtisanes –, c’est une liturgie de la distance. Les tayû
cherchent, en se faisant les plus lointaines possible, à se différencier au plus haut degré des
prostituées de rang inférieur que l’on voit depuis la rue derrière les grilles de bois des maisons closes. D’où une enveloppe textile aussi abondante qu’éblouissante, plus luxueuse encore que celle de l’aristocratie et derrière laquelle la simplicité de la chair devient difficilement imaginable : les écrans vestimentaires hautement artistiques derrière lesquels elles se dissimulent concourent à faire d’elles des créatures supraterrestres, apparemment
inatteignables, tant physiquement que psychiquement. En retour, les hommes qu’elles
fréquentent doivent en tout point savoir faire montre de détachement. L’échange qui a lieu
entre la tayû et son client idéal est, en quelque sorte, un échange admiratif d’indifférence
mutuelle. Ainsi le veut l’école de « l’amour surmonté 2logique. Le temps ainsi mis en forme par la ritualisation des rapports entre prostituée et client est celui d’un éphémère infiniment étiré ou, pour le dire autrement, d’une épiphanie distendue. De façon générale, Yoshiwara doit être le lieu d’un fleurissement perpétuel : les filles y ont toujours vingt ans, si ce n’est quinze, après quoi on les remplace ; de même, les cerisiers ne sont visibles qu’en fleurs, après quoi on les arrache. Le soir, les cerisiers sont illuminés par des lanternes, et à une heure du matin, les horloges qui avaient cessé de sonner depuis deux heures sonnent à nouveau onze heures, c’est-à-dire « l’heure du rat » (ne no koku), qui passe deux fois 4 . Se prolonge tant que l’on peut, par ces artifices, tout ce qu’il y a de plus fragile : le désir amoureux, la vision des arbres en fleurs, la durée du creux de la nuit.
Ce temps de l’ukiyo, temps à la fois figé et toujours neuf de la frivolité relancée, est aussi
celui de la mode. À l’image des rues du quartier où, après les cerisiers en fleurs, on plante des pivoines au début du printemps, des iris au début de l’été, et à l’automne, des érables au
feuillage coloré, la garde-robe des tayû se renouvelle avec une régularité constante. Elles
considèrent comme une disgrâce de porter deux fois la même tenue en parade sur le boulevard où elles se montrent quotidiennement, le Nakanocho, et acquièrent une nouvelle robe d’apparat tous les mois,. L’admiration ainsi produite renouvelle périodiquement l’écart sensible entre les keisei et leur public d’admirateurs. Être en avance sur la mode, c’est encore une fois être inatteignable. C’est pour cela sans doute que Yoshiwara se maintient comme grand lieu d’invention des styles vestimentaires et capillaires durant toute l’ère d’Edo : le charme des habits et des coiffures doit y renaître sur un rythme aussi soutenu que la splendeur des visages et des corps des jeunes filles. En témoigne une série d’images extrêmement populaire, publiée au milieu des années 1770 par l’artiste Isoda Koryūsai, Hinagata wakana no hatsumoyō, soit Les modèles de la mode : nouveautés aussi fraîches que de jeunes feuilles. Au fil d’une centaine de gravures sur bois, l’on voit toutes les grandes courtisanes des plus importantes maisons closes présenter les derniers modèles de kimonos. Les prostituées et leurs vêtements, proposés simultanément au désir, répondent aux mêmes critères : les « vendeuses de printemps » portent des modèles « aussi frais que de jeunes feuilles ». La nouveauté des femmes et des modèles vestimentaires se renforcent l’une l’autre. Entre le corps et l’habit circule une même fonction du renouvellement saisonnier et de vitalité retrouvée, venant relancer, une fois de plus, l’errance cyclique du temps des quartiers clos. Les « images du monde flottant » (ukiyo-e), genre extrêmement populaire auquel appartient la série de Koryūsai, rendent fréquemment lisible une telle solidarité entre les mondes de la prostitution et du commerce textile. Nombreux sont les maîtres de l’ukiyo-e célèbres pour leurs portraits de courtisanes ayant également créé des motifs de kimono ou de kosode (son ancienne forme). Ainsi de Nishikawa Sukenobu (1761-1750), de Katsushika Hokusai (1760-I849) ou encore de Hishikawa Moronobu (1618-1694) qui publie différents livres de patrons dont Kosode no sugatami (Kosode dans un grand miroir) en 1683. Au-delà du cas du graveur créateur de nouveaux motifs vestimentaires, les associations entre imprimeurs, artistes et maisons de kimonos sont fréquentes. Il est n’est pas rare de voir paraître le sceau d’un magasin sur une « image de beauté » (bijinga), portrait de jolie femme qui constitue l’un des  ». La meilleure façon de se délecter d’un rendez-vous difficilement obtenu et ardemment désiré est par exemple de l’annuler, ou de s’y rendre et de ne pas toucher la tayû. Tout cela d’un air désinvolte mais néanmoins irrésistiblement courtois, et en arrosant la maisonnée de pourboires. La question n’est pas ici de satisfaire le désir, mais de le prolonger et d’habiter cette prolongation. Aux courtisanes de haut rang, l’on achète moins la jouissance d’un corps que la saveur d’un temps d’attente : les deux heures du trajet en bateau pour se rendre dans le quartier situé à plusieurs kilomètres de la ville d’Edo ; les semaines voire les mois de patience avant d’obtenir un premier rendez-vous dès lors que l’on veut connaître une prostituée du plus haut grade ; les heures vides qui s’écoulent lorsque, la première fois, celle-ci ne dit pas un mot et ne vous regarde même pas ; le temps d’avant le deuxième, puis le troisième rendez-vous lors duquel, on pourra, peut-être, enfin la posséder ; les heures avant son arrivée, et celles passées à la voir s’avancer, de son pas rituel à la lenteur extrême. L’hédonisme du monde des plaisirs de l’époque d’Edo est loin de celui que nous connaissons aujourd’hui. Sa frivolité ne se complaît pas dans la consommation compulsive mais recherche au contraire un « érotisme d’avant l’orgasme 3  ». Leur habillement, plus pudique que provoquant, s’inscrit dans cette sous-genres à succès de l’ukiyo-e et où la présence des prostituées de haut rang est systématique, si bien que, jusqu’au milieu du XVIII e  siècle, toute élégante qui constitue l’unique objet d’une peinture est a priori une courtisane 5 . Si les estampes n’ont pas toujours une fonction publicitaire ou commerciale aussi directe, elles ne manquent pas d’exercer, par leur force de diffusion des styles, une influence constante sur la mode du temps. Vendues sous formes de recueils parfois luxueux ou bien à l’unité pour des prix pouvant être fort modiques, elles intéressent un vaste public à la fois masculin et féminin en mêlant différents motifs de désir. Elles tiennent ainsi tout à la fois lieu de gazette mondaine, de magazine de mode, d’images érotiquement suggestives et de catalogue de maisons closes. Carrefour de toutes les
curiosités, pour ne pas dire de tous les vices, elles constituent le corpus charmeur et torturant
de ce qui fait rêver la foule mais n’est accordé qu’à quelques-uns. C’est assez dire que la
publicité qu’elles engendrent n’est qu’une autre façon de renforcer l’éloignement par lequel
des femmes, que l’on sait admirées de tous, se font plus attirantes encore.

Le pas de la sirène
L’un des thèmes favoris de ces « images de beauté » est celui de la courtisane « en parade » ou « en promenade ». Ces déambulations publiques des tayû s’effectuent lors de certains
moments cruciaux tels que la rencontre avec un client dans une maison de rendez-vous, ou au moment de festivités saisonnières comme le nouvel an, mais aussi, tous les jours, à l’aurore, le long de l’allée centrale de Yoshiwara. La parade quotidienne est un privilège des courtisanes de haut rang. Occasion d’exhiber leur beauté, de faire de la publicité à leurs maisons closes respectives ainsi qu’à leurs protecteurs, certes. Mais ce défilé de mode journalier que l’on appelle le « voyage » des courtisanes est aussi une cérémonie hautement chorégraphique, irréductible à la simple exposition de possessions de luxe. La parade se fait selon les normes strictes de la démarche « en huit » (soto-hachimonji), fruit d’un travail d’apprentissage sur plusieurs années. Cette dernière existe en deux variantes : le
huit intérieur, né dans le quartier réservé de Kyoto, Shimabara, et le huit extérieur, né à
Yoshiwara, réputé plus difficile encore. Certains parlent au sujet du « huit extérieur » d’un
« pas flottant », d’autres d’un « pas silencieux et glissant », d’autres encore d’une « ondulation majestueuse ». Une historienne le décrit en ces termes : « un pied avançait d’environ quinze centimètres, mais sans toucher le sol ; il décrivait un demi-cercle vers l’extérieur et revenait au point de départ, puis faisait un pas en avant. L’autre pied avançait, tournait en demi-cercle vers l’extérieur, puis avançait. Le pas suivant commençait avec le pied qui venait d’être posé 6  ». Cette démarche hautement codifiée est une remarquable façon de ne jamais cesser de reculer alors même que l’on avance. De fait, chaque pas étant précédé par une feinte, toute avancée se présente d’abord comme un semblant d’avancée, suivi d’un reflux. L’art de la distance propre aux grandes courtisanes donne leur forme aux moindres mouvements de leurs corps, sculptant jusqu’à leur inscription dans l’espace et dans le temps. Leur « démarche en huit » signifie avec force que l’important n’est pas d’aller quelque part, mais de faire durer le trajet le plus longtemps possible, ou plutôt de le singulariser, de le qualifier esthétiquement pour lui donner une valeur propre. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de savoir où l’on va – puisque l’on ne fait de toute façon que se livrer à des aller-retours rituels, et que l’on est même sous le joug d’une interdiction formelle d’aller où que ce soit – mais comment l’on y va, soit en dansant, en ouvrant artificiellement les distances sur l’infini. Ihara Saikaku raconte qu’une courtisane pouvait mettre plus de deux heures à aller d’une maison close à une maison de rendez-vous, donc à parcourir une distance d’à peine cent-cinquante mètres. Inscrivant un modeste trajet quotidien dans la circularité dessinée par le mouvement répété des pieds, la démarche des courtisanes devient elle aussi le lieu d’un étirement du temps, jusqu’à sa suspension. Nombreux sont ceux qui parlent du caractère fascinant de ce spectacle. Le mot « dochu » qui désigne cette parade qualifie aussi la procession périodique des daimyo depuis leur domaine jusqu’à la capitale, marche cérémonielle visant à renouveler de façon régulière et par une sorte de mise en scène théâtrale, leur légitimité politique et leur autorité sur leurs vassaux. Yoshiwara ayant des rues nommées Edo et Kyoto, la procession d’une courtisane se trouve symboliquement comparable à celle d’un grand daimyo. Cette réinscription d’une liturgie politique dans le microcosme du quartier clos dit assez ce qui se joue pour les courtisanes dans leur art de la marche, soit la forme même de l’actualisation de leur pouvoir. Sur les innombrables ukiyo-e qui représentent la singulière promenade, on voit, accompagnées de leur suite, les tayû dans des positions légèrement contournées, le corps délicatement penché en avant ou en arrière, regardant autour d’elles, de biais ou derrière leur dos. Elles sont à la fois mobiles, fluctuantes et pesantes : flottantes une fois de plus, elles sont aquatiques. Comme Jacqueline Lamba, sirène d’aquarium dont André Breton tomba amoureux, même lorsqu’elles marchent, « elles ont l’air de nager ». À propos du pas de l’oiran, la romancière Matsui Kesako écrit : « À chaque pas, son corps semble flotter de bas en haut puis de haut en bas, comme si elle était en bateau ». De très anciens rapports métaphoriques entre les courtisanes et la mer, liés à l’histoire de la prostitution en barque ou sur les rives autant qu’à une imagerie aquatique de l’impermanence et de l’incertitude, trouvent dans ce pas ondulant
un nouvel écho. Mais, flottantes, les courtisanes le sont aussi par la forme d’un costume qui
crée autour d’elles comme un bouillonnement d’écume. Santô Kyôden, auteur des Quarante-
huit méthodes pour acheter des putains (1790) parle ainsi de la tenue d’une tayû : « son
vêtement était de crêpe écarlate, garni de satin violet et bordé de fils d’or et d’argent, donnant l’impression de vagues se brisant sur le rivage ».

Les quarante-huit replis
Sous le luxueux habit aquatique, d’autres habits, des couches et encore d’autres sous-couches textiles qui n’en finissent pas. Le phénomène se fait de plus en plus marqué au fil de l’ère d’Edo : à la fin du XVII e  siècle, on aperçoit trois strates de vêtements, à la fin du XVIII e , les élégantes montrent cinq ou six épaisseurs de motifs différents, et au milieu du XIX e  siècle, les descendantes des tayû qui s’appellent désormais des oiran exagèrent le volume des kimonos accumulés jusqu’à sembler porter, dans les années 1850, de véritables armures. Les angles se font plus nets, la silhouette rigide, hautaine et combattive. Mais ces tardives oiran d’allure guerrière (sans doute d’autant plus orgueilleuses que leur prestige décroît) laissent encore passer sous les strates de leurs imposantes tenues un pan de lingerie fine. Citadelles imprenables derrière leurs monceaux de tissu, elles ont soin de montrer, au bas de leur vêtement, une fragile langue de crêpe ou de soie froissée, rouge de préférence, que l’on voit sur d’innombrables images entre les épais rideaux de théâtre de leur costume. L’effet obtenu est des plus suggestifs : elles semblent figurer des vulves géantes en promenade. De façon moins grandiose, les ouvertures des manches, béances en forme d’amande, stratifiées et elles aussi doublées de rouge, constituent dès le XVII e  siècle une image textile affriolante, faisant de la rencontre des manches de deux amants un sommet d’érotisme. Une croyance largement répandue au Japon réputait alors la paroi du sexe féminin composée de quarante-huit replis.
De ce feuilletage labyrinthique, le costume des tayû offre une spectaculaire image textile.
Celles que l’on appelle les « filles-fleurs » ont une tenue aussi profuse et complexe que les
coroles des roses ou des pivoines qui ornent selon les saisons les rues du quartier. Leur tenue
est un dédale, une énigme matérialisée et posée sous forme vestimentaire : elle est une
direction qui s’affirme et se nie dans un même mouvement, puisque que ce que la masse
rigide des kimonos superposés repousse, la lingerie fine l’attire. En cela, ces « quarante-huit replis » renvoient peut-être aux infinis détours et étapes de l’initiation spirituelle, par exemple à travers les quarante-huit fautes mentionnées par le Soutra du filet de Brahma, ou les quarante-huit vœux du bouddha Amitabha. Il existe en outre à l’époque d’Edo des temples à circonvolutions, les sazaedô, où l’on effectue un pèlerinage en miniature. Ces temples labyrinthiques sont aussi des « temples-coquillages », littéralement : « temples en forme de turbo cornu ». Soit, pour un esprit mal tourné, des temples suggérant par leur forme les circonvolutions du sexe féminin. Un ensemble de rapports métaphoriques
entre labyrinthe charnel et parcours spirituel se laisse imaginer, jusqu’au Grand miroir de la
voie de l’amour (Shikidō ōkagami) publié par Fujimoto Kizan en 1678, œuvre qui raconte et
glose, en dix-huit volumes, le trajet initiatique de l’auteur dans le monde de l’amour vénal.
Comme l’indique le terme de « voie », familier du vocabulaire confucianiste et bouddhiste, la fréquentation des prostituées y atteint une dimension sinon religieuse, du moins fortement
éthique. Kizan détaille avec précision vingt-huit étapes de l’éducation sentimentale masculine que vient couronner la fréquentation d’une tayū, dont l’étreinte (comme l’arrivée au sommet du temple-coquillage 7 ) fait connaître l’illumination suprême. Le labyrinthe textile des kimonos vient alors figurer, en même temps que renforcer en tant qu’obstacle, un parcours de régénération spirituelle. Les « quarante-huit replis » compris comme tours et détours se retrouvent d’ailleurs dans les séries de normes et d’interdictions que tayû et oiran respectent en chacun de leurs actes : ainsi de leur marche qui avance et recule à la fois, ainsi aussi des rendez-vous silencieux, des périphrases dont elles usent pour remplacer certains mots interdits, de la nourriture qu’elles s’abstiennent de manger devant les hommes, ou encore, de l’argent qu’elles ne touchent jamais de leurs propres mains. Chacun de leurs gestes se feuillette en d’infinies variations sans jamais atteindre ou révéler le centre perdu que serait un introuvable « naturel », soit le calice de la fleur derrière toutes ses pétales. Après le « pas flottant » de la parade, la marche prend par exemple lorsque la tayû arrive dans une maison de rendez-vous, la forme nouvelle et non moins artificielle, d’un « pas sautillant », puis se transforme en « pas dérobé » lorsqu’elle va vers le salon et enfin, en « pas accéléré » lorsqu’elle monte l’escalier. Dans ce mille-feuilles de conventions, rien n’est à découvrir derrière les attitudes apprises si ce n’est le vide que l’on trouve derrière tout masque mais qui, s’il se montrait tel qu’il est, ne saurait susciter le désir. L’objet de l’attirance érotique y est, plus que le corps lui-même, l’habit. Ou si l’on veut, la convention gracieusement maîtrisée, plutôt qu’une impossible nudité : « au Japon ce qui est le plus important c’est ce qui est caché. Si bien que le nu n’accèdera à sa propre valeur que sous le vêtement 8  ». C’est pour cela que les gravures pornographiques du temps, les « images de printemps » (shunga) montrent presque toujours des couples enlacés sous une débauche textile, comme si deux garde-robes faisaient l’amour. Un fait qui mérite à ce point de vue d’être mentionné est l’influence dans le domaine des apparences, durant l’époque d’Edo, des acteurs de théâtre kabuki spécialisés dans les rôles féminins, les onnagata. La féminité hautement codifiée de ces derniers séduit largement le public du monde flottant. On copie leurs coiffures, la forme de leurs manches, leurs ceintures ou les motifs de leurs kimonos. Certains onnagata comme, par exemple, à la fin du XVIII e  siècle, Segawa Kikunoji III ouvrent même des boutiques de cosmétiques très courues. L’influence de leur style sur le vestiaire des courtisanes est connue. Sans doute le corps secondaire que se créent ces acteurs – corps textile, cosmétique et gestuel– a-t-il eu quelque responsabilité dans l’artificialité croissante de l’allure des tayû et dans la dissimulation de plus en plus accentuée de leur chair. Car, fières au XVII e  siècle de la fraîcheur de leur peau nue, elles se retrouvent au XIX e  siècle outrageusement maquillées. De même, leurs coiffures d’abord simples deviennent de véritables constructions architecturales ; et si, au XVII e  siècle, lors de leur parade, elles jouent à montrer leurs mollets, elles les dissimulent ensuite sous leurs énormes costumes.
Les incessants concours de féminité entre courtisanes et onnagata 9 montrent bien de quelle
nature antinaturelle est la séduction qu’exercent les reines du quartier réservé. La « forme de
la femme », traduction littérale d’onnagata, compte au fond plus qu’une anatomie dont un
vêtement suffit à reproduire l’image. À Yoshiwara comme sur la scène du théâtre, c’est le jeu d’une manche plus encore que la forme d’un bras qui laisse rêveur l’amateur. On fait la cour à une collection de gestes et d’attitudes, à une façon d’avancer le pied et de faire jouer le bas de sa robe. Il n’y a rien derrière les vêtements des courtisanes, de même qu’il n’y a rien après les cérémonies d’approche auxquelles elles se livrent avec leurs galants. Du moins, rien de remarquable. Seul importe le temps d’avant, le temps suspendu de la parade et de la distance préservée. Comme l’écrit Miklós Szentkuthy, « l’amour se complait dans des rites sociaux de caractère sadique ; il n’est ni physique, ni psychique, il se borne à exprimer la folle décadence liturgique de la société : poèmes, correspondance sans fin, monstrueuse accumulation de vêtements, de fards et de chignons, paravents érigés en barricades, visites d’État nocturnes, femmes toujours invisibles derrière les rideaux, tout cela relève, sans doute, de la maladie, tout en étant la manifestation de la franchise : ces Japonais n’avaient pas peur de s’avouer que l’amour ne peut pas être autre chose. »

1 Teruoka Yasutaka, “The Pleasure quarters and Tokugawa culture”, in C. Andrew Gerstle (dir.), Eighteenth Century Japan :
Culture and Society, Allen & Unwin, 1989, p. 11.
2 Robert Guillain, Les geishas ou le monde des fleurs et des saules, Arléa, 1988, p. 88.3 Alain Walter, Érotique du Japon classique, Gallimard, 1994, p. 86.
4 Timon Screech “Going to the Courtesans : Transit to the Pleasure District of Edo Japan”, dans Martha Feldman et Bonnie
5 Hiroyuki Kano in Hélène Bayou (dir.), Images du monde flottant. Peintures et estampes japonaises XVII e -XVIII e siècles,
catalogue d’exposition, Éditions de la RMN, 2004, P. 124-125.
6 Cecilia Segawa Seigle, Yoshiwara. The glittering world of the Japanese Courtesan, Honoloulu, Hawaï University Press,
1993, “Appendix A : Procession of courtesans (Oiran dochu)” (ma traduction).
Gordon (dir.), The Courtesan’s Arts. Cross-cultural perspectives, Oxford University Press, 2006, p. 274.
7 Martine Carton « Un labyrinthe japonais : le sazaedô. Une présentation des temples-coquillage de l'époque Edo », Ebisu, n°23, 2000, pp. 95-116, p. 107.
8 Hisayasu Nakagawa, Introduction à la culture japonaise, PUF, 2005, p. 101.
9 Patrick De Vos, « Onnagata, fleur de kabuki », Bouffonneries, n°15/16, pp. 95-137, 1983.