dimanche 29 octobre 2023

Le Polichinelle portatif ou Encyclopédie Polichinelle abrégée en un feuillet (2023)



Apparences
Comme le pelage du douc à pattes rousses, comme l’énorme sac gulaire écarlate que la frégate du pacifique fait gonfler sur commande, comme le plastron du tragopan de Temminck ou le fessier du mandrill, le vêtement du Polichinelle est une machine à effets. C’est un réservoir de « trucs » potentiels. Un spécialiste écrit que « la fonction de son habit blanc est de se gonfler. Un bon costume de Polichinelle doit pouvoir se remplir d’air. » (A. Mascara, Il segreto di Pulcinella, 1961) On doit ajouter à cela que ses bosses ont pour fonction d’onduler et son chapeau de se dresser hardiment. Et préciser que, chez lui, nulle distinction ne s’opère entre le vêtement et le corps : son chapeau lui est aussi consubstantiel qu’au pigeon boulant sa belle boule. De même que les divers accessoires avec lesquels il se promène : saucisson, bâton, trombone, feuille d’aloe, coquillage dans lequel il souffle, fouet, corne de buffle noire, petit sac à main… Autant d’objets où prédomine, on est bien forcé de l’admettre, un symbolisme sexuel. S’y ajoutent parfois des touches de couleur, comme au carnaval de Rome, où l’on voit sur la tenue blanche des Polichinelles des cœurs de drap rouge, et en haut de leur bonnet pointe un flocon de laine écarlate. On remarque aussi chez certains « de grands cols rouges, parfois avec beaucoup de nœuds, ainsi que des rubans rouges noués autour du bras et des écharpes tricolores sur la poitrine » (Domenico Scafoglio et Luigi M. Lombardi Satriani, Pulcinella. Il mito e la storia, 1992)

Suprême de poussin
Les longues manches de Polichinelle cachent ses mains et transforment ses bras en ailes. Sa voix est déformée par une « pivetta » ou « pratique », un petit sifflet invisible placé dans la bouche. On observe cela en Italie où naît Pulcinella, puis chez les marionnettistes du Punch anglais. Les sons qui sortent de sa bouche sont ainsi réduits à une sorte de gazouillis artificiel et strident, pas tout à fait incompréhensible, mais, disons, compréhensible sur un mode infralangagier. Comme l’animal, Polichinelle joue sa partition en-deçà du langage articulé auquel il préfère des modulations sonores abstraites et des gesticulations chorégraphiques. Il se rattache à un temps d’avant la séparation, où ne se distinguaient pas encore l’homme et la bête, le bien et le mal, le sens et le non-sens, la parole et la musique, la vie et la mort… « Il susurre, il siffle, il bourdonne, il babille, il crie, il parle de cette voix qui n’est pas une voix d’homme, de cet accent qui n’est pas pris dans les organes de l’homme et qui annonce quelque chose de supérieur à l’homme, Polichinelle par exemple » (Charles Nodier, Contes de la veillée, 1850). De nombreux textes et images le font naître d’un œuf de dinde géant ou le montrent s’envolant dans les airs. Son nom trahit déjà une origine aviaire : Pulcinella est le diminutif de « pulcino », poussin, décliné au féminin. Par la vantardise et l’agressivité, il se rapproche aussi du coq.

Incohérence historique
Considérés dans le temps et dans l’espace, le caractère et le costume de Polichinelle changent à chaque fois qu’il réapparaît : le Punch anglais est brutal à l’extrême, bat sa femme à qui mieux mieux avant de jeter leur enfant par la fenêtre, tandis que le Pulcinella Italien, balourd, fainéant et glouton, est trop paresseux pour être aussi violent. Alors même que le costume originel du Pulcinella italien provient des chemises paysannes de la fin du moyen âge, le Polichinelle français se révèle au milieu du XVIIIe siècle d’une civilité extrême. On peut dire de lui qu’« il a ce côté bien habillé, tout fait de dorures, il est perruqué, il est jaboté, il est poudré, il est complètement embelli... » (Francis Bernard). Il n’est donc pas tout à fait exclu que l’étudier du point de vue historique n’ait aucun intérêt : on ne tombe que sur des nœuds d’incohérences. Un fin commentateur écrit que Polichinelle « transforme l’histoire en anecdote » et qu’avec lui « la lumière du passé ne projette sur le futur que des ombres gigantesques et impénétrables », après quoi « l’espace de l’histoire s’annule et la réalité se réduit à l’épaisseur d’une lame, ou peut-être à l’inconsistance de la corde sur laquelle voltigent, comme les éclats insensés d'une déflagration silencieuse, quelques Polichinelles éméchés » (Giandomenico Romanelli « Pulcinella in attesa : la delusione della storia », 2005).

Monochinelle
Le Polichinelle se déplace en meute et se reproduit à une vitesse effarante. Toujours plusieurs, il est Polychinelle. Dès qu’il se trouve isolé, il n’a qu’une seule préoccupation : rejoindre ses semblables. C’est dès lors une question très ardue que celle du Monochinelle, soit du Polichinelle unique. Probablement le Monochinelle parfait ne peut-il exister dans la nature. Il pourrait cependant être envisagé sous la forme d’une divinité, qu’adoreraient tous les Polichinelles. Il serait le seul d’entre eux à être parvenu à l’unicité, ce qui vaudrait bien adoration. On imagine un Polichinelle un et indivisible, d’apparence glorieuse, tout rayonnant, qui gambaderait parmi les nuages.

Tiroir
A la fois priapique et enceint, Polichinelle est, quant à sa sexuation, d’une ambiguïté définitive. Comme les futures mères, il a très manifestement « un Polichinelle dans le tiroir » soit un deuxième lui-même dans le ventre. Mais l’ouverture du tiroir n’est pas là où l’on pourrait croire. Il donne naissance selon le processus de la parthénogénèse, par la bosse ou par le fondement, à des tas de sosies miniatures déjà adultes et parfaitement habillés. Tout le reste est à l’avenant : « Les renflements de la poitrine (bosses ou seins)…, les fesses pulpeuses et rebondies d'un éphèbe ; la voix stridente et cassée d'un castrat... » (Scafoglio et Lombardi Satriani, Pulcinella. Il mito e la storia, 1992)

Lazzi
« Un lazzi éventé n’est plus un lazzi », il faut qu’il ait « encore son pucelage ». Mais qu’est-ce qu’un lazzi ? « Un bon lazzi, suivant la nouvelle définition, est une plaisanterie dont la nouveauté, faisant naître la surprise d’un spectateur étonné et curieux, interrompt agréablement [une] longueur difficile à remplir » (Histoire et recueil des lazzis, 1732). Les lazzi sont donc des gestes capables d’arrêter le temps, de le suspendre à la fois par l’étonnement que provoque leur épiphanie et par la répétition compulsive dont ils font naître le désir : « allez, encore une fois… ». Ainsi d’une grimace, d’une cabriole ou d’un cri étrange, répétés à satiété. Reste à étendre cette définition traditionnelle des lazzi, centrée sur le comique, à d’autres registres. Par exemple aux gestes érotiques ou, avant eux, aux gestes de beauté (faire voler ses cheveux, gonfler son goître, faire saillir son plumage, se cambrer…) Le mouvement du poignet qui fait jouir est un lazzi, le geste de frime qui suscite le désir en est certainement un aussi. Les rapports entre gestes rituels et lazzi restent à examiner. Georges Méliès disait : « Je dois déclarer à mon grand regret que ce sont les trucs les plus simples qui font le plus d’effet. » Les ecclésiastiques, avec leurs hosties levées et leurs couvre-chefs brillants, pourraient dire de même. « Le lazzi, en effet, a tout d'un geste gratuit, il n'envisage ni passé ni futur, il peut être répété un nombre incalculable de fois. En tant que geste gratuit, d'ailleurs, un geste qui n'a pas de but et qui, en ce sens, ne peut même pas être jugé, le lazzi n'est même pas quelque chose qui lui soit propre. Derrière le lazzi, il n'y a jamais personne. » (M. Cassina « Ubi fracassorium, ibi fuggitorium : Pulcinella e l'enigma della ricapitolazione del tempo », 2020).

Théorie du moineau
« Les moineaux surgissent tout d’un coup, avec toute la force de leur évidence, pour aussitôt, avec la même parfaite complétude, s’éloigner en dansant, ou s’évaporer. Pour ce qui est de leur apparition ou de leur comportement, ils sont totalement saugrenus ; leur cocasserie vient de ce qu’ils ne sont pas du tout problématiques à leurs propres yeux, qu’ils sont d’une étourderie exemplaire, et en un certain sens unique » (Robert Walser, « J’étais un moineau », v. 1920). « La caractéristique prédominante d’un coquin comme Polichinelle est l'insouciance, un oubli enfantin qui le libère du passé et de son “il en fut ainsi”. (…) En bon anti-héros, il erre dans le monde sans rien chercher, son errance est sans but, si ce n'est de satisfaire ici et maintenant les envies insatiables de son ventre » (Fabiana Gambardella, « Tra humanitas, animalitas e deitas : intorno alla maschera di Pulcinella », 2015).

Ritualité animale
L’instinct animal ne doit pas seulement être compris au sens des « bas instincts » dévorateurs (gloutonnerie, lubricité, violence). Il existe aussi, bien évidemment, une spontanéité animale créatrice de formes. Nombre de comportements animaux, comme l’ont exposé Julian Huxley ou Konrad Lorenz, n’ont de valeur que symbolique et se trouvent comparables à ceux qui conduisent à la formation des rituels humains. Gestes vidés de leur sens initial et produits à vide, ou bien réinvestis d’un sens secondaire. Telles sont les actions qui composent les cérémonies d’amour des grues et des albatros, tel encore le petit voile que la mouche Hilaria sartor tisse et agite en l’air lorsqu’elle veut se reproduire. Chez d’autres espèces de mouches, on offre une proie empaquetée, mais ici seule l’enveloppe subsiste ; il n’y a plus rien dont les femelles puissent se délecter sinon d’une séance d’hypnose textile prise pour elle-même. Une infinité de formes vides circulent dans le monde organique. Ainsi encore chez certains primates des échanges vocaux qui ont fonction de « substitut de toilettage » ou « toilettage à distance », lorsque l’on est déjà trop occupé physiquement (R.I.M. Dunbar, 1993), ou de la « danse de la pluie » décrite par Jane Goodall chez les chimpanzés, consistant en hululements et pentes dévalées à toute allure. Le comique lui-même relève d’une sorte de ritualité animale. Des comportements « de quasi-agression et de taquinerie » se retrouvent chez les jeunes chimpanzés et orang-outangs qui jettent des objets (quand ce ne sont pas leurs étrons) sur des adultes, avec une expression « de malice, de ruse, de curiosité et de jeu ». Il s’avère que « ces espèces d’agressions moqueuses sont très proches de comportements qui ont joué un rôle important dans des rituels archaïques de l’humain qui ont survécu jusqu’à récemment sous une forme codifiée, par exemple dans les rites agricoles russes ou dans les pratiques du clown rituel en Amérique du Sud. Quelques-uns des composants importants des cultures humaines trouvent ainsi leurs racines dans un état pré-humain. » (D. Lestel, Les origines animales de la culture, 2001) Ceci non pas pour rattacher le rite à un état ancestral et donc plus « animal » de la culture mais, au contraire, pour mettre les rites des hommes et des bêtes sur un même plan de contemporanéité. C’est-à-dire, pour être plus claire encore, pour tenter de se figurer l’histoire (tant animale qu’humaine) du monde comme structurée par une succession ininterrompue de lazzi.

Polichinelle au cimetière
« Arlequin, comme Polichinelle et (dans une autre tradition liturgique, celle des rituels afro-américains) leur cousin éloigné Èsú, se targue d'une filiation directe avec ces divinités liminaires capables de transiter sur le seuil entre l'ombre et la lumière : comme Hermès, qui guide les âmes des morts, ils ont un pouvoir diabolique que la tradition hermétique définit comme psychopompe et qu'il faut tenir à distance pour que l'ordre initiatique puisse se dérouler selon le protocole. (…) Tel est le lien profond entre le masque et les morts qui, dans leur impersonnalité immortelle, perdent leur apparence, leur singularité et même leur nom individuel : ce sont des masques, derrière lesquels il n'y a plus de visage. (…) Il semble donc que non seulement la manie dionysiaque et la procession carnavalesque, mais aussi le théâtre lui-même aient à voir avec le culte des morts » (Alessandra Vannucci, « Arlecchino e Pulcinella nel corteo dionisiaco », 2019). « À Venise, au XVIIIe siècle, on appelait « larve » ces énormes dominos dont on se revêt au Carnaval, et où ne se détache que le bref hiatus du masque : comment mieux dire la proximité du désir et de l’hallucination, de l’apparition fantomatique et de ces corps dont la fonction est de nous renvoyer très vite, la jouissance prise, à la mort ? » (Patrick Mauriès, Fragments d’une forêt, 1990). « Derrière le côté sacrificiel du carnaval (au sens de carnem levare, “écorcher”) se cache très probablement l'héritage de rites sanglants au cours desquels la victime, hypostase du dieu-année, était enlevée et écorchée comme dans les territoires mésoaméricains. (…) Si la tête finissait par être suspendue à un arbre pour favoriser la croissance des fruits, la peau encore saignante était portée, lors des cérémonies, par les assistants sacrés qui s'identifiaient au dieu » (Emanuela Chiaravelli et Luigi Pellini, Arlecchino dio, demone e re. Origine sciamaniche di un culto arcaico, 2016).

Stupidité métaphysique
Polichinelle se rattache à la très ancienne figure du fou comme sage paradoxal. La stupidité est avec lui la dernière étape de l’intelligence, sinon la forme perverse qu’elle aime à se donner pour s’en protéger comme d’un masque. Il est tout à la fois « bouffon mélancolique, philosophe résigné, homme qui porte sa croix en plaisantant » (Anton Giulio Bragaglia, Pulcinella, 1953).

Polichinelle faiseur de temps
Il existe un lien entre le rire suscité par Polichinelle et la renaissance du temps. Dans le monde païen, « le rire des dieux symbolise le retour du temps à son ancienne condition de perfection aurorale, à l'aube de l'Année Parfaite » (Andrea Casella, La macchina del tempo e la cosmomitologia arcaica, 2023). Dans la mythologie japonaise, la déesse soleil Amaterasu sort de la grotte céleste où elle s’était cachée dès lors qu’elle entend tout le monde s’esclaffer à la vue des danses obscènes de la déesse Uzume : ainsi peut renaître la nature qui dépérissait en son absence. Polichinelle est lui aussi pourvoyeur d’hilarité et de renouveau. Il se rattache à l’astre solaire en tant qu’homme-poussin : l’oisillon jaune brisant son œuf renvoie au « petit soleil » qui sort au matin. Phase émergente et primaire du soleil, il est le début de la journée. Arlequin, figure sombre et crépusculaire, en est quant à lui la fin. Sur une plus vaste échelle, les deux personnages sont des « régulateurs saisonniers » correspondant aux deux Jean (qui rit et qui pleure) autour desquels s’articulent l’année. Comme l’écrivent Chiaravelli et Pellini, il existe un rapport entre ces personnages comiques dits « Zanni » (Gianni) du théâtre italien et l’ancien « Geminus Janus », dieu des portes de l’année. Les Zanni de la commedia dell’arte font ainsi allusion à des thèmes calendaires et à la complémentarité de la lumière et des ténèbres. Le port du masque dans l’ancien théâtre italien est à ce point de vue de prime importance, puisqu’il représente originairement le visage du soleil : « la relation symbolique entre le masque et le luminaire remonte aux origines de l'anthropologie religieuse : “ce n'est pas le soleil qui est vu par les hommes, mais un masque qui le couvre” » (Chiaravelli et Pellini, Arlecchino…, 2016). On retrouve la même logique de structuration du temps dans le cadre du carnaval, dont les enjeux sont si proches de ceux du théâtre qu’il semble pour finir bien artificiel de distinguer ces deux catégories de spectacle : « Le carnaval est l'authentique fête du temps, il est la mise en forme rituelle et mythique de son écoulement, c'est-à-dire du temps du devenir : l'épopée des renaissances, la succession des renouvellements, la logique de la permutation du haut avec le bas et des plans hiérarchiques, qui l'imprègnent de part en part, brisent la carapace et libèrent la réalité concrète du mouvement du temps, pour montrer sa physionomie matérielle et corporelle, l'existence réelle de son processus » (Cassina « Ubi fracassorium…, 2020)

Le Poliche
Pour que survive en secret une espèce que l’on croyait disparue, il suffit de quelques individus en un recoin obscur du monde. Qu’ils pratiquent dans ce recoin leurs coutumes, sans manquer de les transformer lentement par l’usage ou bien par quelques sursauts d’inventivité. Qu’ils soient en nombre suffisant pour se reproduire et qu’ils prospèrent discrètement, loin de ce qui leur nuisait ailleurs. Et l’on découvre sur une île, dans une forêt, derrière un buisson, une espèce qui en survivant à sa mort annoncée est devenue quelque chose d’autre. Comme si l’on tombait nez à nez avec une colonie de dodos, physiologiquement reconnaissables, mais devenus amphibies.
Le Poliche (ou Polichinelle à petit sac) constitue l’une de ces étonnantes redécouvertes biologiques. De ses célèbres ancêtres, le blanc Pulcinella d’Italie (Polichinelle neigeux) et le bariolé Polichinelle français (Polichinelle chatoyant), il garde deux bosses, une haute coiffe, et une robe claire localement teintée de rose. Mais il ne fait aucun doute que le Poliche constitue une espèce nouvelle. Il se singularise anatomiquement par un membre inédit : le petit-sac dont il tire son nom. En soie sauvage, simili-croco ou cuir de vachette, celui-ci vient s’orner selon la maturité́ de l’individu de sequins, de chaînettes ou de plumes. Ce petit-sac (ou sac-de-soirée), servant banalement chez l’être humain au port de clés, cigarettes, téléphone portable ou rouge à lèvres, est transfiguré par l’usage qu’en fait le Poliche. Il n’est plus pour lui un accessoire, un objet amovible, mais bien un organe, consubstantiel et même vital à sa personne physique. Comme un bras ou une jambe, le petit-sac fait partie de lui, est aussi vivant et émotif que la chair qu’il décore. On peut même penser qu’il l’est encore plus, c’est-à-dire que ce qui se tient tout au bord de l’être du Polichinelle à petit sac est ce qu’il a de plus chatouilleux.
Dans cette incorporation vestimentaire, on reconnaît bien sûr le phénomène d’« exaptation » décrit par Gould et Vrba, c’est-à-dire la réinvention de l’emploi d’un donné physique, sorte de détournement biologique ou renouvellement des fonctions d’un corps par celui qui l’habite. Il semble d’ailleurs que la coiffe et les bosses des Polichinelles trouvent elles aussi chez le Poliche des fonctions nouvelles, et donc, qu’il livre son corps à ce qu’on pourrait appeler un processus d’exaptation générale. Mais puisqu’il serait inélégant de rentrer ici dans de trop abondants détails scientifiques, je me contente d’insister sur un point fondamental : son goût de la parade. Il est peu de dire que le Poliche est familier de « l’extravagance motrice » et des « comportements de luxe », ces gestes animaux gratuits et éblouissants que Souriau rapprochait de l’activité́ artistique humaine. Ses cérémonies d’appariement sont par exemple longues de plusieurs jours et d’une complexité́ remarquable : aux coups de bâton traditionnels des ancêtres, elles allient des acrobaties, des poses plastiques et même des épisodes de chant lyrique.
Ainsi, lorsque le Poliche parade, il n’est pas seulement question de perpétuer l’espèce. L’animal danse et ses «danses équivoques sont d’une manière éclatante des danses orgueilleuses, aussi aptes à intimider un rival qu’à subjuguer une femelle. Toutes ces danses sont des danses expressives ». Il invente des lazzi de beauté́, des actions plastiques irréductibles à un contenu comme à une quelconque fonction4. Il lève la patte, ondule de la bosse, secoue frénétiquement ses grandes manches. Il brandit son petit-sac en sifflant rythmiquement. Par ces gestes de frime, purs effets visuels et sonores, où se confondent corps et costume, muscles et plumage, cris et mouvements, le monde entier lui devient décor ou parure en puissance. Un bassin de pierre devient l’estrade de ses démonstrations, un buisson de rose, ornement géant. Ce sont les modalités de succession de ces gestes expressifs toujours répétés, leurs nouveaux rythmes, leurs combinaisons originales qui composent jour après jour la dramaturgie fragmentée de l’existence du Poliche. Il ne connait pas de destin, mais une série d’épiphanies, un assemblage de motifs ornementaux renvoyant tous au même point inconnu, centre perdu autour duquel il siffle et s’agite. Son temps « est circulaire et perpétuel. Chaque scène pourrait être la suite de n’importe quelle autre et préluder à n’importe quelle autre ».

Texte édité pour la 10e édition du festival Théâtre à Villerville. Mis en page par Boris Grzeszczak.