dimanche 29 octobre 2023

Patrick Mauriès / MAGAZINE (2023)


Écrivain, éditeur, journaliste et collectionneur, Patrick Mauriès a publié plus d’une cinquantaine d’ouvrages. A côté de la littérature et de l’art, la mode a toujours été pour lui Second manifeste camp, 1979) et l’un Pages arrachées à un journal de mode, 2023) s’y attachent notamment. Portrait partiel, bribes de conversation, autour de cette fidélité au frivole.

Patrick Mauriès conclut un jour une notice autobiographique par les mots « n’a aucune idée de comment il a pu en arriver là ». Quelques indices, pourtant : s’il passe en 1973 le concours de Normale Sup (qu’il obtient me dit-il « par accident ») et quitte alors Nice pour Paris, c’est avec l’idée de suivre le séminaire de Roland Barthes dont l’œuvre l’a
introduit à la littérature. Il se lie bientôt d’amitié avec le maître, qui dépose aux éditions du Notes on Camp de Susan Sontag, 1964). Son premier livre est ainsi publié en 1979, parfait destin accidentel
ou du moins involontaire pour un texte pensé comme geste gratuit (« on n’écrit sur le camp que par inadvertance, par laisser-aller », peut-on y lire). Grâce à la revue du Promeneur qu’il lance au début des années 1980 – inspirée des gazettes du XVIIIe siècle telles que The Rambler du Dr. Johnson – il rencontre ensuite l’éditeur Franco Maria Ricci dont il devient un proche collaborateur. Il publie des auteurs italiens ou britanniques souvent méconnus en France, participe à la fondation des éditions Rivages et Quai Voltaire, puis fonde sa propre maison, les éditions du Promeneur, bientôt rattachée à Gallimard. Et ne cesse, durant tout ce temps, d’écrire : Apologie de Donald Evans (1982), Le Mondain (1984), Choses anglaises (1988), Le vertige (1999), entre autres. Il avance sans plan de carrière, mais guidé par un goût affirmé pour certaines formes littéraires et artistiques qui viennent susciter une série de rencontres déterminantes : les historiens de l’art Federico Zeri et Mario Praz, les « petits-fils de l’ingénieur » dans le sillage de l’écrivain Carlo Emilio Gadda, la designer et créatrice de bijoux Line Vautrin, le designer Piero Fornasetti, le couturier Christian Lacroix, le graveur Éric Desmazières… Au fil de ces amitiés naissent des projets de livres ou d’expositions, à chaque fois guidés, comme il le dit, par la valeur capitale qu’est l’admiration. Si Patrick Mauriès ne sait pas exactement où il va, il sait parfaitement ce qu’il fait et surtout ce qu’il défend. Soit en premier lieu une littérature de la persistance rhétorique, réhabilitée par le Promeneur avec des choix éditoriaux allant de Sir Thomas Browne à Pierre Klossowski en passant par
Pierre Herbart ou Olivier Larronde. Cette littérature séductrice et secrète, propice aux « thèmes adjacents et stériles » de Browne, fleurissait encore dans les années 1970. Au moment où il prend le métier d’éditeur – et c’est pour y remédier qu’il le fait – elle se trouve
être en train de disparaître, au profit de ce qu’il lui faut bien appeler un abominable culte de la transparence. Selon les mots de son ami Giorgio Manganelli, il comprend « la littérature comme mensonge » ou comme « cet inutile et prestigieux étendard, ce manteau, ce suaire
qui ne coïncide pas avec le corps, cette gaine inexacte et fastueuse », où « tout est exact mais tout est faux ». À ce premier combat s’ajoute une critique de la notion de canon et des hiérarchies culturelles communes, le portant à éditer ce que l’on pourrait appeler des
classiques secrets – textes ou auteurs majeurs en attente de reconnaissance – et à défendre des artistes oubliés, n’entrant pas dans les grilles de lecture propres à l’histoire de l’art actuelle. Ainsi de sa récente exposition sur le courant des « Néo-romantiques » au Musée Marmottan Monet. Il refuse donc à raison le qualificatif brumeux d’esthète, puisqu’il a toujours été un militant : il lui aura fallu trente ou quarante ans de ténacité pour voir acceptés certains de ses sujets ou auteurs. « Le voilà contraint à un manifeste de plus, alors que seule l’intéresserait l’idée d’un faux ; et le manifeste du mineur » écrit-il dans l’Apologie de Donald Evans.

Dans cet « engagement politique et moral » se trouve l’origine de son intérêt pour la mode. Ce sujet indigne lorsqu’il commence à s’y intéresser participe également de stratégies inactuelles des rhétoriciens. Il l’affirme dans sa postface aux Pages arrachées à un journal de mode, publiées cette année : « La mode ressortit, comme la rhétorique, à l’ordre du cosmétique, à la manipulation et au jeu avec les apparences. » Outre cet aspect de masque et sa puissance de dissimulation, elle trouve surtout son intérêt, me dit-il, dans son appropriation et sa réinterprétation ludique par des personnalités remarquables. D’abord passionné par la figure littéraire du dandy, puis par Andy Warhol et sa cour de jeunes gens désabusés (« monde de libertines et de roués, de gigolos et de travestis voués au seul culte du maquillage et du plaisir, à une lente dérive dans l’indifférence » lit-on dans son Roland Barthes, 1992), il mentionne l’une de ses actrices, Candy Darling (un temps sujet d’un livr rêvé), mais aussi Tina Chow ou Hélène Rochas. Chez tous ces personnages singuliers il voit une forme de « souveraineté », c’est-à-dire d’indépendance nonchalante, d’affirmation tranquille de soi. C’est cette maîtrise achevée de l’art du détachement qu’il glose déjà dan son Second manifeste camp, consacré à un courant de sensibilité délicieusement désabusé, qui met « tout entre guillemets » et trouve l’un de ses préceptes fondateurs dans la phrase d’Andy Warhol « C’est merveilleux, c’était tellement ennuyeux ! » Sans doute la souveraineté dont il parle est-elle aussi, au sens de Georges Bataille qu’il a beaucoup lu, une façon d’être apparemment sans projet : « Ce qui est souverain en effet, écrit Bataille, c’est de jouir du temps présent sans avoir rien en vue sinon ce temps présent. » C’est en cela que la mode l’intéresse, comme lieu d’apparitions habitant un présent absolu, galerie de figure marquantes et inimitables, maîtresses d’un théâtre du quotidien. Il insiste une fois encore sur la question de l’admiration, et sur sa différence avec le suivisme dont les phénomènes d mode sont familiers. D’un côté, une relation active et réciproque, de l’autre un rapport d’adhésion à la fois total, sans distance, et unilatéral.
Il admet que penser la mode en de tels termes – individualité, souveraineté, admiration – revient à rejeter une grande partie de ce qu’elle est, soit un instrument de l toute-puissance du nombre et d’un culte aveugle du présent. Ce n’est pas que les créateurs actuels ne l’intéressent pas – il cite Iris Van Herpen, Alessandro Michele, John Galliano –, mais plutôt que la structure économique et médiatique du monde de la mode, durant ces dernières décennies, a pris une forme où il devient selon lui de plus en plus difficile d’écrire des histoires individuelles. Lorsqu’il découvre Paris, l’époque est encore au bricolage et à l’improvisation. Les designers (qui s’appellent alors des stylistes) sont accessibles : il n’est pas difficile de croiser Gaby Aghion, Karl Lagerfeld, Kenzo Takada ou Jean-Paul Gaultier. Il s’agit d’un petit milieu parisien, et qui veut le voir de près doit seulement se poster au Flore avec un peu de patience. L’on est avant le changement d’échelle provoqué par les grands groupes, l’entrée en bourse des marques et la médiatisation croissante des designers. Soit avant l’ère des idoles, celle des designers stars et des top models, mais aussi avant la sacralisation des grands morts et de leurs « héritages » sur lesquels on capitalise activement. C’est à cette époque que Patrick Mauriès écrit Le Mondain, livre étonnant où tout objet de style est digne de glose, ainsi par exemple de la santiag : « Loin de trouver, comme les tennis, à s’intégrer dans un certain type de tenue (sport, décontractée), la santiag rest éternellement juxtaposée – elle est de l’ordre de l’anacoluthe… » Historien de sa propre époque, il commente le nombre de battements par minute des tubes disco, l’apparition du BCBG et la nouvelle valeur du « basic ». L’ensemble forme un conservatoire analytique de futilités disparues : « La mondanité, contenue, donc, dans une soie aux larges rayures, en vogue une saison ; une inflexion de voix ; le décor flamboyant d’une boite détruite depuis ; les effluves de parfum d’une inconnue, indissociablement mêlée au souvenir d’une fête d’un spectacle, d’une réception ; un pas de danse ; des chaussures dont les talons de plastique transparent contenaient des poissons rouges : signes brusquement (irrationnellement) conducteurs, liés peut-être à l’entrée de chacun dans le Monde, résumant tout entier. »
De telles pages ne n’inscrivent pas, on le voit, dans la lignée du très rigide Système publié par Barthes en 1967. À la sémiologie, la sociologie ou l’histoire – toutes trop extérieures à leur objet –, Mauriès dit préférer les textes d’écrivains, seuls capables d garder la saveur et l’esprit d’une époque : Rétif de la Bretonne, Colette, Louis-Sébastien Mercier, Jean-Jacques Schuhl ou encore Louise de Vilmorin, dont il a édité au Promeneur un recueil d’articles de mode. Chez Barthes, ce sont plutôt les Mythologies qui ont compté pou lui, où la relation entre l’écriture et son objet reste organique, plus poétique (on peut y lire, à propos de Greta Garbo, que ses yeux « noirs, comme une pulpe bizarre, mais nullement expressifs, sont deux meurtrissures, un peu tremblantes »). Il en retient surtout une capacit de s’arrêter sur certains détails apparemment anodins du présent, où vient se manifester un surplus de sens et, de ce fait, une ouverture du domaine de la théorie à toutes sortes de matières auparavant considérés comme indignes. Se crée alors une disparité entre l’obje apparemment dérisoire et son traitement extrêmement attentif, dans un style très digne : ainsi de la santiag du Mondain ou de l’art japonais de la découpe du concombre dans l’Empire des signes. Cette disparité s’est longtemps retrouvée dans la position de Patrick Mauriès, pris à la jonction de deux mondes restés hermétiques l’un à l’autre : « Oh là là, il doit être très ennuyeux ce Barthes… », disait souvent son ami Karl Lagerfeld. S’il a payé pour cela le prix d’un certain isolement dans les différents milieux où il évoluait, il m’assure aussi que cette position d’entre-deux est la seule qu’il ait pu assumer. Comme les écrivains et artistes qui ont compté pour lui, il avance sur un chemin de traverse qui croise souvent le cœur de l’époque mais sans jamais se confondre avec lui. C’est-à-dire que s’il s’est toujours intéressé à la mode, il n’a jamais cherché à être lui-même à la mode (adolescent, il allait jusqu’à rêver de « l’insuccès comme souverain titre de gloire »).

Dans les Pages arrachées on retrouve, à l’échelle de brèves chroniques publiées dans le Jardin des modes, un autre forme de cette saisie du minuscule dont il est familier. Les années 1990 s’y redécouvrent au fil de notations sur le vif, réflexions de circonstance et potins périmés qui sont autant des papillons en vitrine : en avril 1991, « à Milan, me dit une source autorisée, on murmure que Philippe Starck aurait abandonné le design pour s’adonner à l’ostréiculture… » ; deux ans plus tard, « les corsages remontent, les tailles s’abaissent, les vestes s’entrouvrent, les voiles dévoilent, on s’extasie sur les nombrils », tandis qu’en septembre 1994, on s’interroge face à un certain retour à l’ordre esthétique : « En sommes-nous au post-néo-baba ? » Au fil de ce qu’il appelle dans sa postface une « archéologie du frivole », ressuscitent à tour de rôle le néo-psychédélisme du groupe Deee-lite, les prémices de la moralisation de la consommation, la collection de Christian Lacroix inspirée de lady Diana Cooper, « la mode rahat-loukoum » de Rifat Ozbek, le triomphe de la veste « à la Nehru » dans le vestiaire masculin, l’Afrique mondialisée de Xuly Bët, le retou des sabots et l’apparition du baggy… Certains détails semblent bien lointains (la « World Fashion » et les codes ethniques maniés en toute ingénuité), mais d’autres donnent l’étrange impression d’un temps qui ne voudrait pas passer, comme l’éternel retour des années 1970, dont la récurrence semble tellement systématique depuis trente ans qu’ellesfinissent par en ressembler à un purgatoire esthétique dont ne parviendrait pas à s’extraire notre imaginaire.
Avec ces éphémérides hors d’âge, on se situe, Mauriès l’écrivait déjà à propos du camp, « dans une frontière très mince où ce qui est mort renaîtrait cependant pour papote un court moment ». Il est vrai que la sensibilité au frivole s’incarne chez lui, plus encore qu’en un goût de l’extrême contemporain, dans celui de l’anachronique. L’intéressent les mondanités révolues, les vies oubliées et les figures obscures de littérateurs du XVIIe siècle, tombées non seulement hors de mode mais souvent hors du domaine de la mémoire. Peut-être ces choses anciennes sont-elles doublement futiles, puisque défuntes en sus d’être minuscules ; mais elles sont aussi, malgré elles, toujours un peu plus graves que l’engouement du jour, par la face usée qu’elles présentent à celui qui vient les déterrer.
C’est ici que l’intérêt pour l’éphémère se teinte de mélancolie, et que la contemplation de styles passés aussi bien que présents se fait memento mori. Dans Les fruits du hasard, récit publié en 2001, Mauriès parle du « sentiment crépusculaire » des écrivains dont il se sent proche, comme W. G. Sebald, poète du détail infime (poussière, verre renversé, soieries d deuil) et de la destruction historique. Parmi les ouvrages qu’il édite au Promeneur, les Urnes funéraires de Browne, In memoriam de Stéphane Audeguy ou les Frères Holt de Marcia Davenport parlent chacun à leur façon de cette sensibilité ; de même que certains de ses gestes d’écrivain, comme la résurrection de la « forêt », genre littéraire fragmenté et hétéroclite issu de l’Humanisme, qu’il reprend dans les Fragments d’une forêt, publiés en 2013. Il y a là un autre aspect de la tradition littéraire à laquelle il se rattache puisque, comme il l’écrit dans l’Apologie de Donald Evans : « La rhétorique est indissociable de cett dialectique de mémoire ; elle ne cesse de rappeler à la vie, de ramener au présent des noms perdus ; pour les faire jouer ; ou encore – ce qui est équivalent –, elle est peuplée de spectres. » On n’est alors pas si loin de la mode qu’on pourrait le penser. C’est une certitud pour lui, les plus grands créateurs de mode ont aussi été les plus profondément doués de mémoire : Yves Saint Laurent, John Galliano, Vivienne Westwood, ou même Martin Margiela créent tous dans une atmosphère saturée de références historiques. Les podiums, eux aussi, sont peuplés de spectres. La mode, en procédant par collage et par réminiscence, se rapporte bien souvent à une vision rêvée du passé le plus immédiat, celui de la génération précédente : ainsi, me dit Patrick Mauriès, bien avant nos récents revivals des années 199 et 2000, de tous les créateurs ayant eu pour obsession de ressusciter l’époque de leur mère, de Dior à Christian Lacroix en passant par Balmain. Comme l’écrivait Walter Benjamin : « Les modes sont un médicament destiné à compenser à l’échelle collective les effets néfastes de l’oubli. Plus une époque est éphémère, plus elle est dans la dépendance de la mode. » Semblable à la rhétorique, pour revenir à notre premier point de comparaison, la mode l’est donc encore une fois par cette pulsion archéologique se muant en art de la citation et d l’assemblage de références. Dans les deux cas c’est une pulsion mémorielle, mais aussi une sensualité, une délectation historiciste qui est en jeu. Plaisir de la citation dont parlait Emerson dans « Quotation and Originality » en la comparant à un mouvement de succion  on connaîtrait en s’y adonnant une sorte de bonheur physique, comparable à celui d mammifère allaité ou de l’insecte butineur ; autre façon de rendre sa corporalité à la pratique de la citation. Mauriès parle quant à lui d’un « opéra » ou d’une « chorégraphie de références » : discours détourné fait de mots rapportés – ne parlant qu’entre les lignes d’u collage, par le choix d’un auteur, ou sa juxtaposition avec un autre – mais qui dit pourtant beaucoup de celui qui le porte, tant par sa qualité poétique que par sa puissance à rendre vie au passé.