mercredi 7 juin 2023

Jackologie / Revue Profane

 

Le décor qui s’est constitué autour de Jack a atteint sa forme définitive. Partout, des agencements de choses sont sanctuarisés : ainsi du gilet à fleurs et de la paire de bretelles posés sur une chaise près d’une pile de livres, image métonymique d’un compagnon disparu, inchangée depuis bientôt dix ans. D’autres objets reposent en eux-mêmes, images de rien sinon de ce qui n’est désormais plus possible, comme les livres innombrables qui remplissent l’appartement mais que Jack ne peut plus lire sans qu’un ami ne «lui prête ses yeux». Près des livres sur les étagères, sur les dessus des meubles, sur les tables de nuit et partout où elles peuvent se nicher, des babioles semblent n’avoir jamais quitté leur place. Au fond du salon, une assemblée de sulfures n’a pas bougé depuis vingt ans, de même que cette série de Àcoupes à glaces, au-dessus d’un buffet, ou que la réunion de vases d’église dans la salle à manger. Ce sont ces séries d’objets qui m’intéressent, et les mouvements subtils qui les animent. Car l’appartement dont le décor semble figé dans le temps est en fait dans un état d’activité aussi permanent que discret. Ce que l’on appelle «immobilité minérale» n’est jamais que l’instantané trompeur d’une matière en cours de sédimentation ou d’érosion. Dans un lieu habité depuis une quarantaine d’années, s’observe, comme dans les grottes où le temps figé est toujours plus agité qu’il n’y paraît, une infinité de déplacements minuscules. Seulement, au lieu de stalactites et de buffets d’orgues, sont ici apparues au fil du temps des myriades d’objets dérisoires, compositions à la fois stables et dynamiques, obéissant, elles aussi, à des règles secrètes. 


Logique d’un bric-à-brac 

Le premier moment à examiner est celui de l’accumulation: cet appartement a été abondamment garni, puis, arrivé à un certain degré de remplissage — il y a une trentaine d’années environ —, a trouvé un point d’équilibre. À côté de meubles et d’œuvres d’art, il accueille désormais dans les termes de Jack «une accumulation d’accumulations»: accumulations de travaux d’aiguille, d’ex-votos, de poupées, de boîtes en bois, de figurines, de jouets en fer-blanc, de marines... L’espace s’en trouve compartimenté «comme une sorte de potager d’objets: il y a le coin des carottes, le coin des haricots verts...». L’ensemble n’a pas de centre, pas de thème, pas de logique directrice. Chaque accumulation s’est constituée naturellement, un objet trouvé au marché aux puces en appelant un autre comme par une sorte de magnétisme esthétique. À travers Jack, c’est-à-dire à travers sa capacité à leur percevoir un air de famille, un air de camaraderie formelle, les choses se sont rattroupées d’elles- mêmes, ont formé des îlots de solidarité où, «sorties de l’anonymat», elles passent du bon temps ensemble. Ces regroupements rendent aussi visibles des séries de singularités: la mise en série offre aux objets la possibilité de manifester leur être par individualisation comparative autant que par la précision d’une identité collective. Toute accumulation offrant l’exemple d’une «infinie déclinaison du dérisoire», l’objet répété manifeste l’unicité charmante de l’interprétation d’un modèle connu, celle de «l’inventivité dans l’inutile». 


L’objet dragueur 

Si Jack s’est laissée faire par ces objets envahisseurs, c’est qu’ils possèdent une qualité spécifique, une qualité magique. Ce sont des objets dragueurs au sens premier du terme: ils tirent de tout leur poids dans leur sens et vous emmènent avec eux. C’est en cela qu’elle ne collectionne pas: elle attend «la rencontre» avec l’objet, par lequel elle exige d’être touchée, émue, souvent du fait d’un caractère à la fois naïf et personnel, modeste et bizarre. L’exercice de ce «désir microscopique et nécessaire» a créé, au fil du temps, l’accumulation d’accumulations. On y trouve quantité de figurines, jouets et petits personnages: l’objet dragueur vous aguiche d’autant mieux qu’il a des yeux. Se croisent une chauve-souris en peluche, un Mickey exhibitionniste, un ours à bicyclette en pull-over rose, un chat momifié, un oiseau attrape-cigarette, une Bécassine à roulettes, un nounours navré et bien d’autres dont je me figure aisément les clins d’œil irrésistibles. Il y a là une sorte de ménagerie imaginaire, un cirque silencieux où ne paradent que de petites créatures cabossées, ou encore une sorte d’arche déglinguée ayant recueilli toutes les bêtes les plus approximatives et les moins répertoriées, oubliées par les taxinomies scientifiques aussi bien que bibliques. Loin d’une sinistre maison de retraite pour choses usées, les étagères, tables de nuits et bibliothèques leur offrent plutôt l’occasion renouvelée d’une gloire, une scène d’où jeter encore une fois leurs feux. On comprend que l’œil qui vous drague le plus puissamment est aussi celui plein de solitude de l’objet abandonné, objet «orphelin», comme le dit Jack. D’où un goût de l’humilité qui touche parfois au pathétique: ainsi de ce vieux lapin en bois à trois pattes dont deux sont montées à l’envers, ou de telle peluche noircie et éborgnée dont elle prend soin avec un sérieux extrême, de la même façon qu’elle compatit aux malheurs des personnages de roman et de cinéma qui peuplent sa vie. 


La babiole dans l’histoire

Cet animisme ingénu est familier de l’enfance, certes, mais Jack n’est pas une pure bambine. L’accumulatrice a pour point commun avec le collectionneur d’être à la fois enfant et vieillard2 : enfant parce qu’elle se pense capable de résurrection, et vieillard pour la conscience aiguë du temps et de la finitude qui est la sienne. C’est aussi à des débris de mondes perdus qu’elle offre un asile, et cette valeur mémorielle prime sur toutes les autres, si valeur il y a en dehors de la rencontre. Le potager, qui est aussi une grotte, qui est aussi une arche, qui est aussi un cirque, est aussi un ensemble de mémoriaux où les choses connaissent une «survie affectueuse» en tant que messages ou énigmes: elles sont des envois, d’anciennes cartes postales dont l’encre pâlie rendrait le message difficile à déchiffrer. Elles sont à la fois documents historiques et supports de rêverie, morceaux romanesques de vies inconnues. Un ex-voto, racontant l’histoire d’un malheur conjuré dont on ne sait à qui il est arrivé, devient ainsi le lieu d’un rapport imaginaire au passé le plus banal, où celui-ci, en tant qu’expérience vécue, se révèle inatteignable. Jack a grandi dans un monde où l’exotisme des cabinets de curiosités n’avait plus lieu d’être: elle a pu voir très tôt dans sa vie, comme de nombreux enfants du XXe siècle, des objets spectaculaires venus des quatre coins du monde. Dans ses accumulations, c’est donc ce qui est le proche qui remplit l’office du lointain. Les objets banals de l’Europe d’il y a seulement quelques décennies ont pris la place des coiffes de plumes importées d’Amérique, désormais aussi étonnants qu’elles ou aussi propices à la méditation, par la force d’une étrangeté devenue temporelle plutôt que géographique. La merveille est bien que l’on ait pu, dans des jours proches des nôtres, concevoir et produire de tels objets. Merveille plus merveilleuse encore lorsqu’il s’agit d’un objet artisanal, laissant rêver à l’esprit de l’inventeur d’un bibelot aussi unique qu’anachronique. Jack m’explique qu’elle s’est souvent posée la question: «Mais qu’est-ce qui a pu passer par la tête du type qui a fabriqué ça?...» et que ce mystère avait beaucoup contribué à la fascination exercée par certains objets. C’est dans l’espace de cette incompréhension, celle d’une identification impossible avec le producteur, que se déploie l’imagination et que l’objet trouve son intérêt: d’où un goût pour des objets parfois «carrément moches» dont l’appel n’est que plus fort. 


Tripotages et circulations

Aujourd’hui que Jack voit mal et qu’elle ne peut plus faire de rencontre miraculeuse au marché aux puces, les rangs des bibelots ont cessé de grossir. La mémoire de l’accumu- latrice est devenue tactile, «tripoteuse», comme elle dit, et s’exerce activement: les objets sont régulièrement tâtés, inspectés, vérifiés. Il suffit, la plupart du temps, qu’elle les prenne en main et tout revient. Mais certains objets minuscules doivent cependant être examinés à la lampe torche pour être reconnus, ainsi d’un Mickey en culotte bouffante et au poing sur la hanche — le préféré — qui sera identifié avec enthousiasme grâce à l’engin éclaireur, avant de retrouver sa place parmi ses comparses. Jack n’est d’ailleurs pas la seule à se souvenir de ce qui l’entoure. Une fois intégrée à une accumulation, chaque babiole est entrée dans un cycle complexe de requalification et de réappropriation via divers circuits de «tripotage». Manipulées par ses petites-filles, elles se sont pour plusieurs années retransformées en véritables jouets, puis, sous le regard de celles-ci devenues adultes, ont été individuées et respectées à la hauteur mythique du souvenir d’enfance. Enfin, a été formulée la demande qui brûlait les lèvres de la jeune génération: «Est-ce que je peux prendre ce truc?», à quoi il a toujours été répondu «Oui», avec la plus grande amabilité. Le flair familial pour les objets inutiles étant largement partagé, les deux filles de Jack, si elles n’ont pas toujours connu les objets accumulés, ne sont pas en reste (leur frère, quant à lui, est admirablement stoïque face à toutes ces tentations). Draguées à qui mieux-mieux par les habitants du potager maternel, elles repartent régulièrement accompagnés de personnages avec lesquels elles entretenaient, en secret, une relation spéciale. Ainsi d’un microscopique perroquet en celluloïd à roulettes, qui après avoir exercé depuis toujours son charme inexplicable sur l’aînée, a fini par migrer chez elle, où il trône en gloire, doyen d’une nouvelle collection. Les livres sont aussi ressuscités au fil des désirs: l’une emporte une série de romans gothiques anglais, l’autre les mémoires d’une dame de cour du Japon médiéval. Jack jouit ainsi d’organes de perception externalisés dans les corps de ses proches, qui viennent lui refaire, par leurs interrogations avides, l’inventaire régulier des recoins de son appartement, de leurs livres, personnages et babioles. Il est extrêmement rare qu’elle refuse une exfiltration. Elle veut seulement savoir ce qui s’en va, pour identifier les départs et «donner un sens à l’absence» de l’un de ses protégés comme au départ d’un petit bout d’elle-même. Chaque pièce qui se détache du grand autoportrait qu’est son accumulation d’accumulations peut alors venir former une part du portrait de ses enfants et petits-enfants. Dans ce rapport laxiste à la possession, elle voit encore une preuve du fait qu’elle n’est pas collectionneuse et que sa maison n’est pas du tout un musée: elle s’attache presque aussi facilement qu’elle se détache des choses. Imaginez un musée dont la directrice, fantasque dictatrice, laisserait repartir les visiteurs avec leur œuvre préférée en souvenir, cela ne serait pas possible. Un musée dont certaines salles redeviendraient des lieux de vie et de travail quotidien au gré des visites, musée dont, en outre, certains visiteurs viendraient arroser en secret, pour ne pas les laisser mourir, certains coins de potager dont la croissance serait alors inexplicable aux yeux de la directrice elle-même, cela, ne serait pas possible non plus.