lundi 12 septembre 2022

Qu'est-ce qu'un mannequin ? / Revue Critique


Le mannequin de mode pratique un art muet, fait de démarches, de poses, de gestes et de regards. Cet art sans nom se déploie dans la plupart des formes de présentation commerciale de l’habit : le défilé, la photographie éditoriale ou publicitaire, la présentation privée ou en showroom le mobilisent chacun à sa manière. Holly Hay et Shonagh Marshall ont souligné l’importance de ce rôle du mannequin dans un livre publié en 2018,
Posturing1, qui aborde l’art de la pose photographique comme champ d’invention esthétique à part entière. À travers une sélection d’images de mode récentes, ils présentent une galerie de gestes cryptiques et alambiqués, où se manifeste avec force l’existence d’une esthétique du corps en mouvement propre à la mode. Les mannequins qui posent sont ici pensés comme «sculptures tordues et contorsionnées, sur lesquelles le vêtement est utilisé comme draperie 2 ». Ils apparaissent donc non seulement comme silhouettes, mais aussi comme vecteurs de propositions plastiques, collaborateurs à part entière du photographe et du styliste qui composent l’image.
Le rôle actif du mannequin n’est pas moindre lors du défilé de mode, comme le révèle la performance d’Olivier Saillard, Models Never Talk, créée en 2014. Cette histoire orale et incarnée du mannequinat, donnant la parole à d’anciennes modèles devenues archives vivantes, consiste en récits mais aussi en évocations chorégraphiées de souvenirs d’ateliers et de défilés. Démarches et poses y sont rendues à leur profondeur temporelle et expérientielle, tandis que les corps gainés de noir se voient habillés uniquement par leurs attitudes et mouvements. Olivier Saillard explique que les mannequins «possèdent ce qu’un musée ne pourra jamais stocker. La matière vivante, les gestes3 ». Or, si depuis une vingtaine d’années déjà, un ensemble d’expositions et de publications universitaires ont remis le mannequin au centre de la réflexion sur la mode4, la difficulté soulevée par Olivier Saillard reste vive, puisque la plupart de ces tra- vaux n’accordent à l’art de la démarche et de la pose qu’une attention restreinte. C’est du côté des propositions expéri- mentales, à la fois plastiques et réflexives, que l’intérêt est manifeste. On vient de citer Posturing et Models Never Talk. C’est aussi le cas du livre d’images Study of Pose. 1000 Poses by Coco Rocha 5 ; des ingéniosités du voguing, danse urbaine inspirée des poses de mannequins, qui a fait l’objet d’un intérêt renouvelé ces dernières années; ou encore de l’inégalable Défilé des Deschiens, mis en scène par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff en 1995. Au-delà de ces pré- cieuses recherches artistiques, l’histoire et la théorie du mannequin de mode restent encore largement à écrire. Un ouvrage fait exception, qui se saisit du sujet à bras-le-corps: The Mechanical Smile. Modernism and the First Fashion Shows in France and America, 1900-1929, publié en 2013 par Caroline Evans.

De la nécessité du mannequin

Professeure d’histoire et de théorie de la mode retraitée depuis peu de la prestigieuse école Central Saint Martins de Londres 6, Caroline Evans est une figure majeure des fashion studies britanniques. Son livre occupe depuis près d’une décennie une place toute particulière, puisqu’il constitue la plus importante contribution à l’histoire du mannequinat, et reste à ce jour la seule grande enquête menée sur l’histoire du défilé de mode. Il se démarque aussi par l’attention théorique soutenue qu’il accorde à la question de la démarche et de la pose7. Sans ignorer l’enjeu de la «performance de genre » ou autres reproductions de stéréotypes normatifs qui tendent aujourd’hui à focaliser l’attention, il ouvre un champ de réflexion qui les dépasse largement. Et il fait honneur à ce qu’il appelle l’«énigme» de son sujet, en proposant une archéologie des gestes et des attitudes du corps de mode, partant à la recherche de la «matière vivante» dont parlait Olivier Saillard, non seulement pour en collecter les traces enfouies, mais encore pour tenter d’en élucider la nature et d’en interpréter le rôle fonctionnel.

Malgré cet apport considérable, The Mechanical Smile se présente, en faisant retour sur lui-même, comme un livre sur presque rien: «une histoire d’absence aussi bien que de doubles, histoire de quelques mannequins disparus, de gestes, de poses et de traces, à peine une histoire, simple- ment le récit de quelques femmes qui marchent et prennent des poses» (p. 2598). Le métier de mannequin dont il fait l’histoire est en effet peu caractérisé, puisqu’il trouve son ori- gine dans un simple déplacement, la professionnalisation du geste ordinaire de porter des vêtements. Mais, comme on le comprend vite, ce déplacement est central pour l’histoire de la mode contemporaine. Il est consubstantiel à la naissance de la haute couture, dont, au milieu du XIXe siècle, la structuration commerciale implique d’emblée la mobilisation d’un ensemble de techniques de présentation et de mise en scène, venant compenser l’éloignement entre l’idée du créa- teur et le corps de la clientèle dont elle s’autonomise. Puisque le modèle de haute couture est inventé sans avoir été com- mandé par qui que ce soit, il nécessite l’appui d’un corps prototypique, corps «proleptique» comme l’appelle Caroline Evans, qui accompagne et encourage par sa prestance physique l’entrée d’une nouvelle mode dans le réel. Qui parfois même doit la soutenir par l’audace, voire le courage, et la résistance aux moqueries. Le mannequin est donc chargé d’annoncer et d’incarner un futur possible, pour tenter de le transformer en présent.
Faire profession de porter des vêtements signifie aussi les mettre en mouvement. Et depuis les modes du Second Empire, faites pour être vues de profil, comme en passant, jusqu’à celles dites «cinétiques» des années 1920, Caroline Evans montre qu’il y a là une nécessité. Le design vestimentaire intègre de façon croissante l’idée de mouvement, et mar- cher, se retourner, faire voler les plumes d’un chapeau, faire froufrouter des dentelles, deviennent alors autant de gestes indispensables, lors de la présentation commerciale au public comme sur le lieu de la création du vêtement (le studio de couture) où les mannequins sont d’une mobilité et d’une activité croissantes. Le mannequin est donc, comme l’écrit Evans, à la fois un voyageur dans le temps, venu annoncer aux femmes (puisqu’il s’agit d’une histoire du mannequinat féminin) ce dont elles auront l’air demain, et un trickster accomplissant l’acte magique du don de la vie au vêtement (p. 217).

En plaçant ainsi le mannequin au cœur du paradigme de mode qui naît sous le Second Empire, le livre opère un renversement de perspective remarquable. Le grand couturier, figure supposément dictatoriale, et dont tout le prestige repose sur l’affirmation d’un nom propre (la griffe qui vient marquer ses créations), semble ici inséparable et même dépendant de la figure anonyme et modeste du mannequin, interface de communication nécessaire entre la maison de couture et son public. Charles-Frederick Worth, par exemple, premier créateur de mode à assumer un éthos d’artiste-auteur, est décrit «comme homme d’affaires plutôt que comme designer»: son génie aura consisté à présenter à sa clientèle non pas un seul, mais un groupe, une «armée» de mannequins qui tient lieu de «catalogue vivant» (p. 14). De même, les ventes de la marque Lucile doublent lorsque sa créatrice Lady Duff Gordon présente ses collections sous forme de défilés; et le succès de Jean Patou passe par sa troupe de mannequins américains, ou par son mannequin Lola, qui grâce à son chic ultra-productif écoule jusqu’à sept fois plus de robes que ses consœurs. On mesure véritablement à quel point le rôle des mannequins est essentiel au commerce de la haute couture lorsqu’on lit qu’en 1910, lors de la grande inondation qui les empêche de rejoindre les maisons de couture parisiennes depuis leurs banlieues, les ventes de vêtements, alors triste- ment présentés sur des chaises, s’effondrent. Comme le dit un acheteur dépité : « Des mannequins sans les robes... passe encore!... Mais les robes sans les mannequins!» (Fantasio, 15 février 1910, cité p. 32)
À lire Evans, il devient clair que la haute couture consiste autant en l’invention d’un art de la présentation vestimentaire qu’en l’invention du vêtement d’art. Les ressorts primordiaux du succès des couturiers ci-dessus cités (Worth, Patou, ou encore Lucien Lelong) paraissent être le choix des mannequins, l’attention au décor, la sélection des invités, le travail général de l’ambiance – en somme, la capacité à faire de la présentation de l’habit un moment à part, un événement. L’insistance d’Evans sur le caractère industriel de la structuration des maisons de couture, et sur des pratiques telles que l’achat de dessins de modèles à des dessinateurs de mode indépendants, ne fait que renforcer cette idée du couturier comme metteur en scène. Si certains créateurs de la période comme Madeleine Vionnet ou Paul Poiret sont «indubitablement designers» (p. 144), il semble y avoir là une exception plutôt qu’une règle générale. C’est donc une histoire de la mode comme spectacle vivant qui s’imagine ici, une histoire où l’habit n’est pas séparable de ses stratégies de présentation, d’incarnation et d’animation, et où le man- nequin, figure présumée secondaire, tient en fait une place centrale: «caryatide moderniste, elle est à la fois décorative et structurale – un ornement portant le poids du capital» (p. 258).

Mais c’est aussi, on le comprend, une histoire économique et commerciale. Caroline Evans insiste, et c’est là une des thèses importantes du livre, sur la structure indus- trielle de la haute couture parisienne qui a « toujours été une industrie d’exportation internationale» (p. 2), soutenue économiquement par ses liens avec la production de masse aux États-Unis. Le défilé a été conçu comme un spectacle spécialement destiné aux acheteurs internationaux, et l’appari- tion des mannequins est liée à cette perspective quantitative puisque, par définition, ils font cohorte. Êtres génériques, ils apparaissent dans les années 1860 sous la forme de « sosies » ou «mannequins vivants», personnages standardisés par les fourreaux noirs qu’ils portent sous leurs robes, puis, au début du XXe siècle, sont unifiés par leur régularisation morphologique. Comme la création de haute couture qu’il porte, le mannequin n’est jamais qu’un exemplaire parmi d’autres d’un modèle essentiellement multiple. À cet égard, The Mechanical Smile écrit une nouvelle histoire de la haute cou- ture, loin des hagiographies de couturiers: la figure médiale et multiple du mannequin, la reproduction en série, la vente de patrons et de prototypes, ou encore la copie illégale, tout cela tient une place déterminante dans ce qui se présente comme l’analyse structurelle d’une institution envisagée à la fois comme système industriel et comme lieu d’expérimentation esthétique.
Certes, les réflexions d’Evans s’inscrivent dans la lignée d’ouvrages antérieurs et pionniers – deux surtout. Il faut d’abord citer Couture Culture. A Study in Modern Art and Fashion, publié en 2003 par l’historienne de l’art Nancy J. Troy: son analyse détaillée des stratégies publicitaires de Paul Poiret a mis en lumière le rôle décisif du défilé mais aussi de toutes les formes de spectacles vestimentaires – bals masqués fastueux, parades en ville de la femme du couturier, création de costumes pour le théâtre – comme autant d’appuis nécessaires à la séduction et au prestige artistique de la haute couture parisienne. Nancy J. Troy insistait déjà sur le caractère paradoxal des prétentions à l’unicité et à l’origina- lité du couturier-artiste dans le cadre d’un commerce où la copie et la reproduction sont déterminants. Quelques années plus tard, un ouvrage de Marlis Schweitzer, When Broadway was the Runway. Theater, Fashion, and American Culture (2009) a bien montré quant à lui l’importance cruciale du théâtre pour la promotion de la mode dans le contexte américain du début du XXe siècle. Spécialiste des études théâ- trales, Marlis Schweitzer montre qu’en paradant sur scène dans des tenues de haute couture parisiennes, les actrices de Broadway informaient leurs spectateurs des dernières nouveautés vestimentaires et les renseignaient également sur les bonnes façons de les porter, faisant ainsi de la scène new- yorkaise un usage publicitaire déjà courant à Paris depuis les années 1880. Mettant en évidence le transfert de fonction opéré entre le théâtre et les défilés de mode organisés par les grands magasins américains, elle parlait aussi du caractère de divertissements de masse de ces derniers, et de leur présence dans nombre de grandes villes américaines dès les années 1910.

Devenir vêtement

Si la recherche historique de Caroline Evans sur la mise en scène du vêtement de haute couture a donc eu des précédents, son originalité est d’être reliée à une interrogation sur la nature de la performance propre au défilé de mode. Car ce que le mannequin a de commun avec l’actrice – la présenta- tion dynamique de nouveaux modèles vestimentaires – a chez lui la particularité d’être isolé, abstrait de toute narration autant que de toute parole, et donc quintessencié. C’est une passante professionnelle, dont l’art scénique se limite à « une marche infinie, ne menant nulle part, manquant de variété comme de narrativité théâtrale et usant d’un répertoire limité de mouvements» (p. 23). Pour saisir sa nature, Caroline Evans la replace dans une généalogie d’emplois modestes du monde du spectacle. Outre une ressemblance manifeste avec le rôle de la girl de revue, être générique qui avait déjà attiré l’attention de Marlis Schweitzer en tant que « sémiotiquement indéterminée », elle rattache la performance du mannequin à celle de certains petits métiers du spectacle parisien de la fin du XIXe siècle, telle que la figurante, spécialiste des présences discrètes, ou la marcheuse de café-concert, dont la fonction se résume à arpenter une salle dans une tenue suggestive, avec un grand chapeau à plumes. Ses ancêtres directs seraient ces rôles plus que secondaires, corps anonymes et peu expres- sifs, « prototypes de performance humble, anonyme, presque invisible» (p. 27).

On peut dire que la singularité du mannequin est d’attirer toutes les lumières du spectacle vers l’espace spectral, presque vide, qui est celui de la figurante: nécessaire à l’animation du vêtement, il frappe alors en même temps le spectacle de la mode du sceau d’une absence, ou du moins d’une présence lacunaire. Le mannequin place au beau milieu de la scène un personnage qui n’en est pas vraiment un: il ne fait que passer. Même lorsqu’elles sont présentes, «elles ne sont pas là» (p. 188) comme le rappelle Paul Poiret à une journaliste qui aurait voulu leur adresser la parole. Difficile alors de ne pas penser aux êtres à peine ébauchés dont rêve le «Traité des mannequins» de Bruno Schulz: «Elles auront des rôles courts, lapidaires, des caractères sans profondeurs. C’est souvent pour un seul geste, pour une seule parole que nous prendrons la peine de les appeler à la vie. [...] S’il s’agit d’êtres humains, nous leur donnerons par exemple une moi- tié de visage, une jambe, une main, celle qui sera nécessaire pour leur rôle. Ce serait pur pédantisme de se préoccuper du second élément s’il n’est pas destiné à entrer en jeu. Par derrière, on pourrait tout simplement faire une couture, ou les peindre en blanc9.» 
Les questions de l’inachèvement et de la présence lacunaire, mais aussi de la réification et d’une certaine déshumanisation, sont au cœur du livre. L’enquête de Caroline Evans sur l’art du mannequin s’appuie souvent sur une démarche généalogique; elle croise de façon fructueuse le monde du spectacle. Mais d’abord et avant tout, elle se fonde sur des analyses terminologiques et fait porter la réflexion sur l’ori- gine même du rôle tenu par le mannequin: bien des aspects de son mode d’être, en effet, rappellent l’ancêtre inanimé dont il tire à la fois son nom et sa fonction, l’objet dont il descend en droite ligne: le mannequin de tailleur, instrument de travail dont il garde un genre masculin devenu paradoxal, et dont il doit se différencier durant plusieurs décennies en se faisant d’abord appeler «mannequin vivant» (en anglais le terme de model se rapporte également à un objet, le proto- type vestimentaire). Né sous le signe de la chose10, le mannequin ne cesserait, en somme, de se ressentir de cette origine. D’où la sensation d’inquiétante étrangeté qu’il provoque chez ceux qui l’observent, et la préoccupation constante d’une possible déshumanisation, d’un devenir-objet dont on pour- rait dire qu’il est un redevenir-objet. En tant que tel, le mannequin s’inscrit dans une lignée de représentations allant de l’Olympia de L’Homme au sable d’Hoffmann, à Claire Lescot – LInhumaine de L’Herbier – en passant par l’Hadaly de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam: il est une créature hyper-féminine, mais pas tout à fait humaine.

On trouvait déjà l’amorce de ces réflexions dans Fashion at the Edge. Spectacle, Modernity and Deathliness, publié par Caroline Evans en 2003, où le mannequin était envisagé comme «poupée vivante» à travers des œuvres de couturiers et de photographes. Ici, ce devenir-objet devient performa- tif, s’incarne dans les mouvements du mannequin lui-même. C’est paradoxalement lorsqu’il se manifeste comme vivant, au moment de la présentation vestimentaire en mouvement, que se manifeste le plus fortement sa potentielle inhumanité. Car son art de la marche et de la pose est non seulement marqué par l’expressivité minimale et par le silence de la figurante, mais il a aussi le caractère répétitif du mouvement mécanique. Lors des défilés, mais surtout lors des essayages destinés à une clientèle privée, sa marche infinie se séquence en allers-retours, poses et gestes toujours semblables. À tra- vers une performance à la fois répétitive et impassible, sans affect, le mannequin se manifeste comme pur médium d’ex- position, outil sans âme de mise en mouvement d’une robe. Il se rapprocherait en cela, selon Caroline Evans, de l’ouvrier soumis à la discipline tayloriste, accomplissant lui aussi une tâche impersonnelle, une série d’actes productifs, rentables, mais non expressifs. S’il peut être décrit comme oscillant entre la femme et l’objet, c’est donc aussi du fait d’une auto- objectification performée au travers de gestes rationalisés et disciplinés, propres à la recherche d’efficacité et de rentabilité maximales des nouveaux modes capitalistes d’organisation du travail. Dans son cas, être rentable signifie provoquer l’admiration et le désir mimétique, savoir offrir au public une image désirable en même temps qu’un écran de projection. Son absence d’expressivité a une double fonction: laisser vacante une place où puisse venir s’inscrire l’image (idéalisée) de celles qui regardent; et laisser la place au vêtement lui- même, puisque si le mannequin reste une éternelle figurante, c’est l’habit à vendre qui joue alors le rôle principal. Caroline Evans nous invite à le penser lorsqu’elle fait remarquer que la présentation vestimentaire culmine dans un «devenir vête- ment» (p. 197), c’est-à-dire dans un art de s’effacer au profit du vêtement porté : le mannequin qui « donne la vie » à l’habit se trouve affecté en retour par son caractère objectal. S’opère entre eux un échange réciproque où chacun porte l’autre et le transforme à son image, où chacun devient l’autre, sans qu’il soit plus possible de les différencier ni de hiérarchiser leurs rapports. Selon l’expression d’un couturier anonyme, «une robe est une chose qui marche» (p. 223). La pleine incarna- tion du vêtement de mode coïncide ainsi avec la disparition du mannequin qui le porte.
Pour nuancer ces réflexions, il faut ajouter que le livre met en avant deux grandes façons de modeler, de sculpter la marche. La première relève d’une stylisation collective de la démarche. On voit se reconstituer à plusieurs reprises le che- min qui mène d’une danse à succès ou d’une scène célèbre de cinéma jusqu’aux podiums qui se la réapproprient. Ainsi, comme le vêtement qu’elle anime, la démarche de mode est mimétique: elle s’empare d’images frappantes pour se les incorporer, et contribue en les reproduisant à la circulation d’éléments de l’imaginaire contemporain. On voit se déployer au fil du livre une archéologie du corps de mode en mou- vement, de ses gestes, attitudes et cadences partagés, dont l’histoire ne semble pas moins riche que celle des objets qui les recouvrent: démarches ondulantes et serpentines en 1900; «pose à la Russe» des mannequins Poiret, avec mains sur les hanches et ventre en avant ; épaules voûtées et rythme ralenti des garçonnes...

La seconde façon de modeler la démarche est individuelle: en mentionnant la célébrité de certains mannequins dès les années 1910, et en parlant de leurs démarches caractéristiques, Caroline Evans montre aussi comment l’art de la présentation vestimentaire peut relever, en même temps que de la disparition, du miracle de l’apparition, d’une forme d’enchantement du singulier. Puisque le mannequin ne fait que marcher, son silence et sa sobriété encadrent et sou- lignent un ensemble d’idiosyncrasies qui prennent une valeur esthétique accrue : port de tête, expression du visage, regard, façon de se retourner... Si pour Caroline Evans on peut dire que le caractère générique du mannequin prime, et que la profession est avant tout définie par une dépersonnalisation et par un statut de travailleuse anonyme (le mannequin célèbre étant toujours une exception), on trouve toutefois, dans certains passages de son livre, les indices d’un statut du mannequin comme être à la fois infra-subjectif et singulier, caractérisé non pas en profondeur mais tout en surface, par des façons de faire, comme le serait au théâtre un person- nage type, Polichinelle ou Colombine, qui tiendrait tout entier dans ses manières.

Geste de mode et abstraction moderniste

Dans le dernier chapitre, portant sur l’art de la pose, la question de la présence lacunaire se précise pour devenir celle de la vacuité sémantique de la performance du mannequin. Les poses, envisagées comme outils rythmiques venant séquencer le flux de la marche, sont reliées formellement à de nombreuses sources contemporaines, telles que le tableau vivant, la pantomime, l’expression dramatique des actrices de cinéma muet ou les gestes des grandes tragédiennes. Le corps du mannequin à l’arrêt est lui aussi envisagé comme corps mimétique, reproduisant et retravaillant des images en circulation. Mais les mouvements absorbés et reproduits ne cristallisent aucune narration, ne communiquent aucune signification, ni ne témoignent d’aucun affect. Ces attitudes corporelles entretiennent avec leurs sources des rapports purement graphiques: elles ne signifient rien, sont «indé- chiffrables» (p. 247). L’écart entre le mannequin et l’actrice se creuse alors jusqu’à la contradiction, puisque l’art de la pose est présenté, dans sa vacuité, comme l’inverse du jeu d’acteur. Il est une présentation de soi plastique, mais non communicative, graphique, mais non expressive.
Pour se saisir de ces gestes privés de sens, le livre les inscrit dans la perspective théorique d’un « modernisme per- formatif, gestuel et corporel» (p. 4), conçu comme l’incorporation de l’éthique et de l’esthétique modernistes jusque dans des productions culturelles modestes ou la vie quotidienne, dans les façons de bouger et de percevoir. C’est l’en- semble des techniques du corps du mannequin, ses gestes, sa marche cadencée, aussi bien que son impassibilité, qui sont rapportées à ce cadre interprétatif et inscrits dans une histoire culturelle et sensible du modernisme. L’hypothèse du livre est donc que c’est précisément dans une performance inexpressive et vide, qui est en fait une performance volontaire de l’inexpressivité, que se trouve la modernité du mannequin, celle d’une femme sans qualités. Sa marche infinie, ses gestes mécaniques et ses poses, compris comme art de «se transformer soi-même en abstraction», forme- raient un art sans contenu, mais riche d’une expressivité symptomatique quant aux puissances déshumanisantes de l’époque où il naît. Le mannequin ne produit pas de sens volontairement mais reflète, sans le savoir, une «éthique moderniste de l’impersonnalité aliénée et du vide » (p. 247). Faire son histoire, c’est continuer de se confronter à son absence, puisque dans tous les récits, articles, photographies et films où l’on croise sa route, il se présente sous la même apparence abstraite. Le mannequin marque donc l’histoire de la mode contemporaine d’une vacuité centrale, et même, révèle qu’elle ne se fonde sur rien d’autre que le vide, puisque c’est sur la reproduction perpétuelle de son absence, à travers ses gestes creux, que repose tout son édifice économique. Ce vide ne doit pas nous faire minorer l’importance du mannequin, bien au contraire. Si Caroline Evans insiste sur le caractère dépersonnalisant du travail qui est le sien, et sur l’absence de signification de son vocabulaire corporel, ces données peuvent être replacées dans un cadre théorique où ce qui apparaissait comme une lacune ontologique devient la marque d’un statut particulier, celui de l’exercice d’un office, ou plus précisément, d’un vicariat.

Ce que permet ainsi de penser ce livre n’est autre que la forme d’exercice du pouvoir propre à la mode, à l’époque contemporaine11. Il est extrêmement révélateur que la haute couture, généralement comprise comme l’entité exerçant la plus haute forme d’autorité sur les apparences occidentales aux XIXe et XXe siècles, soit ici présentée comme intimement liée à l’invention du mannequin comme médiateur. Cela signifie bien que le couturier n’exerce pas un pouvoir vertical tel qu’il se manifestait, sous diverses formes, dans les privi- lèges statutaires, les lois somptuaires ou les choix de mode royaux sous l’Ancien Régime. Il pratique au contraire une forme de gouvernement esthétique, un pouvoir non coercitif prenant la forme de l’incitation, dépendant intrinsèquement de la performance efficace de ses ministres. Dans le sillage d’Agamben et des réflexions sur le gouvernement livrées dans Le Règne et la Gloire, on peut dire que le pouvoir de la mode ne s’accomplit pas dans la décision du couturier, mais dans les effets 12 des actes de ses vicaires, qui sont précisément les mannequins. Libérée des législations vestimentaires rigides de l’Ancien Régime, la mode de l’époque contemporaine n’a jamais été une tyrannie, mais une gestion des apparences, où le mannequin gouverne l’image humaine de la même façon que le pasteur gouverne l’âme: en la conduisant sans la contraindre. Si comme l’affirmaient Bourdieu et Delsaut dans un article célèbre13, le pouvoir de mode est indubitable- ment de type charismatique, ce n’est pas la griffe du couturier qui cristallise ce pouvoir. C’est bien le mannequin, trickster proleptique, qui permet de reproduire et de réactualiser le miracle de l’apparition du nouveau, par son acte vide de surgissement, face au public. Car le pouvoir charisma- tique, fondé sur l’inattendu et l’adhésion émotionnelle qu’il engendre, «n’est jamais attribué qu’à un corps de chair qui donne à voir son épaisseur, sa peau, ses couleurs, ses gestes, le rythme de ses mouvements 14 ». C’est donc au moment où le mannequin entre en scène, où son corps de chair se donne à voir, que la magie opère, que la robe «naît» et que le prestige de la haute couture s’éprouve. Le geste agissant, le geste à la fois vide et magique, illisible et fondateur, le geste qui émeut le public et suscite son adhésion, c’est bien celui du manne- quin, qui comme le dit Caroline Evans, doit toujours sembler apparaître comme pour la première fois. Si ses gestes sont vides, c’est qu’ils ont subi la désémantisation des paroles rituelles infiniment répétées. De même, son manque d’individualité ou son inhumanité peuvent se rapporter à sa nature vicariante qui veut un évidement de l’être. Il se rapproche par son abstraction de la figure de l’ange, être générique se déployant en bataillons de créatures identiques que l’exercice de leur fonction rend absolument indispensables au gouvernement divin. Comme l’ange, le mannequin est un messager protéiforme, un médiateur sans identité, prenant la forme que lui donne la parole à transmettre15. Si l’on accepte la thèse d’Agamben pour qui « le mystère central de la politique n’est pas la souveraineté, mais le gouvernement, n’est pas Dieu, mais l’ange, n’est pas le roi, mais le ministre, n’est pas la loi, mais la police16», la primauté du mannequin sur le couturier devient pensable. C’est bien par l’action de cette figure supposément secondaire que la loi de la mode prend corps et se réalise, et que l’exercice du pouvoir de la maison de couture devient effectif. À travers le mannequin compris comme ange, devient évident le fonctionnement de la mode contemporaine comme gouvernement des apparences.


1. H. Hay et S. Marshall, Posturing, Londres, SPBH Editions, 2018.
2. Ibid., p. 7, traduit par nous. 
3. Cité par B. Dolay, «Modèles à suivre», M le Monde, 26 sep- tembre 2015.4. H. Quick, Catwalking. A History of Fashion Models, Londres, Hamlyn, 1997; Showtime. Le défilé de mode, exposition du musée Galliera, 2006 (catalogue dirigé par C. Join-Diéterle et A. Zazzo); The Model as Muse. Embodying Fashion, exposition du MET, 2009 (cata- logue dirigé par H. Koda et K. Yohannan) ; S. Mears, Pricing Beauty. The Making of a Fashion Model, Oakland, University of California Press, 2011; J. Entwistle et E. Wissinger, Fashioning Models. Image, Text and Industry, Londres, Bloomsbury, 2012; Mannequin. Le corps de la mode, exposition du musée Galliera, 2013, commissariat S. Lécallier; G. Monti, In posa. Modelle italiani dagli anni cinquanta a oggi, Venise, Marsilio, 2016; E. Brown, Work! A Queer History of Modeling, Duh- ram, Duke University Press, 2019; A. Matthews David, «Body Doubles: The Origins of the Fashion Mannequin», Fashion Studies, vol. 1, n° 1, 2018, p. 1-46.
5. C. Rocha et S. Sebring, Study of Pose. 1000 Poses by Coco Rocha, New York, Harper Collins, 2014. 6. De son vrai nom: Central Saint Martins College of Art and Design, couramment abrégé en Central Saint Martins ou CSM.
7. Seuls des articles ont été écrits sur ce sujet: G. Brandstetter, «Pose-Posa-Posing – Between Image and Movement», dans E. Bippus et D. Mink (éd.), Fashion, Body, Cult, Stuttgart, Arnoldsche Art Publish- ers, 2007 ; un numéro spécial de la revue Fashion Theory, vol. 21, n° 2, «Posing the Body», en 2017. 
8. Traduit par nous, ainsi que toutes les citations suivantes. 
9. B. Schulz, «Traité des mannequins ou la seconde Genèse» [1934], trad. G. Sidre, dans Les Boutiques de cannelle, Paris, Galli- mard, 2005, p. 69-70. 
10. On peut ajouter à cette généalogie le mannequin d’artiste, humanoïde articulé dont Jane Munro a étudié la riche histoire dans une exposition de 2014. Voir J. Munro, Silent Partners. Artist and Manne- quin from Function to Fetish, exposition créée au musée Fitzwilliam de Cambridge et présentée à Paris en 2015 sous le titre Mannequin d’artiste, mannequin fétiche au Musée Bourdelle. Le catalogue de l’ex- position (Yale University Press, 2014 / Paris Musées, 2015) fait écho à nombre de questions posées par Evans. 
11. Le livre se limite à l’étude de la haute couture (donc aux xixe et xxe siècles), mais nombre de ses idées peuvent être appliquées au rôle du mannequin dans l’industrie du prêt-à-porter, du xxe au xxie siècles. La prolifération du mannequin au xxie siècle, non seulement lors de fashion weeks démesurées, mais aussi sur les réseaux sociaux, semble encore corroborer ses analyses.
12. G. Agamben, Le Règne et la Gloire [2007], Paris, Éd. du Seuil, 2008; p. 221 notamment. 
13. P. Bourdieu et Y. Delsaut, «Le couturier et sa griffe. Contribution à une théorie de la magie», Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 1, 1975, p. 7-36.
14. I. Kalinowski, «Le visage du charisme: une page de Proust», Théologiques, vol. 17, n° 1, 2009, p. 42.
15. «L’ange doit paraître être ce qu’il n’est pas, faire parler en lui ce que d’autres ont dit, agir de telle manière que quelqu’un d’autre opère à travers lui » : il est une créature « quelconque » et « transparente » ; « inca- pable de dire authentiquement “je”», E. Coccia, dans G. Agamben et 
E. Coccia, Angeli, Ebraismo, Cristianesimo, Islam, Vicenza, Neri Pozza, 2013 (notre traduction).
16. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 408-409.