vendredi 17 février 2023

Le chic m'as-tu-vu du voyou 1900 / Brasero


Les voyous parisiens de la Belle époque, surnommés « Apaches » par la presse en raison d’une violence réputée sauvage, portent des tenues voyantes, souvent bariolées, et n’hésitent pas à arborer sur eux toute leur fortune. Ils ont une idée du luxe tout à fait singulière. Familiers des hôtels garnis miteux, ils sacrifient sans hésiter le confort privé aux apparences publiques. Ils ne dépensent pas l’excédent de leurs ressources, mais absolument tout ce qu’ils ont, témoignant d’une forme d’irrationalité économique plus radicale encore que celle des classes supérieures, et qui les fait ranger selon les typologies moralisatrices du XIX e siècle qui vient de finir, dans la catégorie des « mauvais pauvres », dépensiers et frivoles plutôt qu’économes et modestes. Là est justement leur fierté : dans une échappée aux fatalités de leur classe et dans une capacité à jouir de tout, même lorsque l’on n’a presque rien. Issus de milieux ouvriers mais en rupture avec ceux-ci, ils ont « trois haines : le bourgeois, le flic, le travail  ». Puisqu’il faut toutefois manger, les Apaches vivent du vol, pratiqué sous diverses formes, ainsi que du labeur d’une « gigolette » ou « marmite », amante dont on est aussi le souteneur.

Gros bras et accroche-coeurs

L’ensemble des coupes, couleurs et accessoires qu’ils portent témoigne de cette position de rup- ture. On peut les détailler de haut en bas, comme suit. Sur la tête, une casquette, premier signe de distinction. Elle est d’abord haute, « à trois ponts », puis plate avec une large visière parfois en cuir. Elle prend comme certains pantalons le nom du fournisseur dont un modèle est devenu célèbre : on porte une Desfoux, une Panet, puis une Grivel. Menacée par la concurrence du feutre mou et du chapeau melon, elle n’en tient pas moins long- temps le haut du pavé. Au cou, loin des hauts cols amidonnés de la bonne société, un foulard de couleur, parfois multicolore, souvent rouge. Avec cela une chemise de couleur ou un tricot rayé, sous une veste de lustrine courte et cintrée dite « rase-pet ». Autour de la taille, une longue ceinture rouge frangée semblable à celle avec laquelle les travailleurs de force se protègent les reins, produisant l’effet d’une sorte de ceinture de smoking rutilante. Sur les jambes un « bénard » (du nom de son créateur installé rue du Temple), pantalon évasé à la coupe en « pattes d’éléphant », parfois à rayures ou carreaux, que remplace bientôt le « grimpant » de velours. Aux pieds, quand ce n’est pas la classique espadrille dont l’absence de talon est propice aux travaux nécessitant la discrétion (cambriolage ou détroussage de passant), ils portent idéalement des bottines pointues aux boutons dorés, des souliers vernis ou encore des bottines jaunes, modèles fragiles et salissants. Si l’allure des Apaches dépend du succès de leurs affaires et qu’ils peuvent combiner des chaussures impeccables avec de vieux pantalons rapiécés, ils ne s’en inscrivent pas moins dans l’horizon de cette esthétique commune.
Et la coquetterie ne s’arrête pas là. Il faut aussi parler des moustaches aux formes diverses ainsi que des « accroche-cœurs », mèches de cheveux recourbées et plaquées sur les tempes, auxquelles succèdent des rouflaquettes frisées au fer ou de plus modestes « pattes de lapin ». La coiffure est travaillée à la pommade, en « paquet de perlo » (paquet de tabac) coupé en ligne droite sous l’occiput ou bien à la « botte de mouron » et ointe d’huile de patchouli. Référence teintée d’humour funèbre, la nuque dégagée que comportent souvent ces coiffures renvoie à la guillotine qui menace toujours les criminels. L’Apache coquet est en outre quotidiennement rasé, les yeux parfois même légèrement maquillés, et arbore des bijoux dont l’authenticité varie en fonction de ses moyens. Il n’est pas jusqu’à sa démarche, souple et chaloupée, qui ne se fasse ornementale et provocante, peut-être en raison d’une pratique assidue de la danse dont on trouve le témoignage admiratif depuis les manuels de police scientifique jusqu’aux romans de Francis Carco.
L’Apache ainsi « nippé » s’attire le respect de ses pairs et s’entoure d’une aura de prestige. Comme autrefois le seigneur, il se doit de rendre visible sa force et son pouvoir. D’autant plus qu’il possède peu, et doit toujours défendre sa position au sein de son milieu. Il pratique donc une esthétique de la puissance manifeste où se lient intimement violence et élégance, réputation et apparence. L’une n’existe pas sans l’autre, puisque comme on le lit alors dans les journaux : « C’est pour acquérir la paire de fines bottes jaunes qui lui permettra de ne pas être confondu par les siens avec l’honnête travailleur trop méprisable à ses yeux, que bien souvent l’apache du “Sébasto” [boulevard Sébastopol] attaquera le passant attardé2. » Tout Apache bien habillé, puisqu’il refuse le travail, doit être un voleur habile, ou se montrer capable de changer une femme en « marmite de cuivre », c’est-à- dire en une prostituée qui entretient largement son sou- teneur. Comme les tatouages gagnés au bagne ou aux bataillons d’Afrique, les accessoires lui sont des trophées, attestant d’une forme d’expérience dans le crime.
Ils savent en outre susciter le désir, le regard érotique de la « mar- mite » sur son maquereau. En témoignent les exclamations amoureuses de la célèbre prostituée et « reine des Apaches » Casque d’Or lors- qu’elle se souvient de son amant Bouchon : « Rasé, pommadé, les cils soulignés d’un coup de crayon élégant, admirablement chaussé et mieux bagué qu’une reine certaine- ment, c’était un Bouchon splendide, un Bouchon suant la force, la santé et le chic, qui s’offrait à ma bouche ! » Son amant suivant– Manda – est moins bien vêtu, mais Casque d’Or le couvre vite de présents qui remédient à cet état : une belle casquette, des mouchoirs blancs, un pardessus à col d’astrakan, une chevalière... rien n’est trop luxueux pour celui qu’elle veut « beau comme un prince ». De fait, dans le milieu, un homme sans casquette ni rouflaquettes n’en est pas vraiment un. Casque d’Or tombe dans les bras de Bouchon non seulement parce que les récits de ses exploits passés (c’est-à-dire la pendaison de sa femme précédente) l’impressionnent, ainsi que ses bras énormes, mais aussi parce qu’elle le trouve « très chic » avec ses souliers jaunes, sa casquette bleue, ses bagues et son air « crâneur ». 

A rebours de la bourgeoisie

La différence avec les usages bourgeois est remarquable. Car aux bras de dames rose et blanc, mauves, pleines de dentelles et de perles, portant sur leurs têtes de grands chapeaux à plumes, se promènent alors des messieurs d’apparence austère, en costumes sobres et sombres. En 1900, l’homme convenable est aussi préoccupé par ses apparences vestimentaires qu’il l’a toujours été, mais il obéit à une règle nouvelle, inventée au xixe siècle : « Pensez-y toujours, ne le montrez jamais. » La nouvelle élégance masculine est une sainte-nitouche, prétendant prendre pour guides les seules vertus de simplicité, de correction et de praticabilité. À l’inverse, les bourgeoises obéissent encore aux vieilles lois de prestige de l’Ancien Régime et deviennent ainsi, comme l’écrit l’économiste Thorstein Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir publiée au tournant du siècle, les vivantes vitrines des fortunes de leurs maris. Elles démontrent par d’incessantes dépenses somptuaires une capacité de paiement que les convenances interdisent désormais aux messieurs d’afficher franchement sur leur propre corps. Dans un partage des fonctions économiques où ceux-ci accumulent et celles-là dilapident, seules les femmes semblent devoir conserver l’ancienne façon, la façon prémoderne, littérale et rutilante, de pratiquer l’élégance comme splendeur. L’Apache inverse tout à fait ce rapport. C’est un homme entretenu, vivant aux crochets de sa compagne et se faisant gloire de son état. Il montre qu’existe au moins une autre « classe de loisir », classe qui tout en met- tant son prestige dans une esthétique de l’oisiveté obéit à d’autres règles que celles décrites par Veblen. S’il flambe, c’est sur le mode de la provocation, du défi à l’ordre social. Sa position est celle du déserteur, du sécessionniste ou encore de l’adolescent furieux, puisqu’on devient Apache dès quatorze ans et qu’on le reste rarement après trente. S’exposer aux regards comme il le fait revient autant à refuser l’éthique contemporaine de la discrétion masculine qu’à se signaler comme improductif, c’est-à-dire s’habiller pour une vie de fainéantise heureuse. Truand et crâneur, il est aussi loin des bourgeois que des ouvriers qui s’éreintent quotidiennement dans les usines et les ateliers.

Géographie du crime

Tous les criminels de l’époque n’en usent pas ainsi, bien au contraire : les membres de la haute pègre adoptent les dernières modes du grand monde – quoique avec de légères inflexions qui les trahissent aux yeux des connaisseurs – tandis que les escrocs au jeu ou les escrocs aux courses, experts du travestissement social, imitent les codes vestimentaires des milieux où ils exercent. Le vestiaire exubérant de l’Apache implique d’autres pratiques criminelles que celles de ce banditisme discrète- ment vêtu. Son usage des apparences est intime- ment lié à sa pratique des rues parisiennes ainsi qu’à l’appartenance à une bande. Ses vêtements sont investis par différentes strates d’un symbolisme identitaire que l’on pourrait dire héraldique. Comme les tatouages, ils s’ancrent dans une géo- graphie parisienne précise et situent leur porteur ans l’espace : on ne s’habille pas à Belleville comme à la Villette. Boulevard de Clichy, la chemise de flanelle à liseré bleu est en faveur, tandis qu’on la porte rouge à La Chapelle. Ces modes sont bien sûr en mouvement, mais elles évoluent différemment dans chaque coin de Paris. L’on pourrait faire de mêmes observations au sujet d’une géographie élargie du crime à la Belle Époque : les « Nervis » – Apaches marseillais – ont leurs propres modes qui se différencient aussi par quartiers, ainsi que les « Kangourous » lyonnais, sans parler des « Lucki » de Munich, des « Louis » de Berlin ou encore des souteneurs de Lausanne, dont certains sont réputés pour leur amour des très salissants souliers blancs. Cela pour dire que la couleur franche d’une cravate ou d’un tricot rayé sert à renseigner ceux que l’on rencontre, au détour d’une ruelle sombre, sur une appartenance amie ou ennemie. De ce point de vue, les vêtements et accessoires apaches fonctionnent comme des uniformes militaires, signes lisibles à distance permettant aux alliés de se reconnaître et donc de ne pas se tirer dessus – précaution exigée par les affrontements perpétuels entre les bandes des différents quartiers de Paris. Ces outils d’identification visuelle sont si importants qu’ils peuvent donner, au même titre que les quartiers, leur nom aux bandes. À côté des « Gars de Charonne », des « Ouistitis de la Butte » ou des « Monte-en-l’air de la Villette », on trouve la bande des « Cravates vertes », celle des « Casquettes grises », des « Cols de Velours » ou encore des « Habits noirs » dont la mise monochrome est assez rare pour être distinctive. Seuls un membre du même monde ou un agent de police bien renseigné sauront déchiffrer les signes vestimentaires de cette société autonome. D’où la comparaison cocasse mais opérante que l’on rencontre chez certains commentateurs, entre les bandes d’Apaches et les loges maçonniques, comme deux formes de sociétés secrètes et solidaires, dont les membres élaborent tout un langage sub- til leur permettant de s’identifier mutuellement aux premiers instants. On pourrait encore dire, dans un registre moins éloigné, que les tenues des Apaches, à la fois voyantes et cryptiques, obéissant à la même logique que la langue argotique, ont pour but de rendre illisible au profane ce qui ne peut pas lui être rendu invisible. Ils s’habillent comme ils « jaspinent le jar » : avec éclat et obscurité tout à la fois.



Lectures

Quentin Deluermoz, Chroniques du Paris apache (1902-1905), Mercure de France, 2008.
Pierre Drachline, Claude Petit-Castelli, Casque d’Or et les Apaches, Renaudot & Cie, 1990.
Alexandre Dupouy, Casque d’Or.
Une histoire vraie, La Manufacture de livres/Astarté, 2015.
Jean Feixas, Le Ruban. Le siècle extravagant de la prostitution de rue (1850-1950), J.-C. Gawsewitch, 2011.
Dominique Kalifa, «Archéologie de l’Apachisme. Les représentations des Peaux-Rouges dans la France du XIXe siècle», Revue d’histoire de l’enfance «irrégulière» [en ligne], no 4, 2002.
Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Flammarion, 1995.
Paul Matter, «Chez les Apaches», Revue politique et littéraire, octobre 1907, republié et présenté par Dominique Kalifa dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, no18,4e trimestre1994.
Michelle Perrot, « Dans le Paris de la Belle Époque, les Apaches, premières bandes de jeunes », Les Marginaux et les exclus dans l’Histoire, UGE, 1979.