dimanche 31 octobre 2021

Le crâne céleste / Pièce détachée



«Sa couronne blanche a fendu le ciel,
elle se mêle aux étoiles(1)»


Sur les têtes des dieux mésopotamiens et égyptiens brillent de hautes coiffes, signes de l’altérité et de l’incommensurabilité de leurs corps célestes. Elles se retrouvent systématiquement sur les effigies des dieux, jouent un rôle dans les grands récits mythologiques et dans les pratiques rituelles. Remarquables par leur hauteur autant que par leur symbolique lumineuse, ces coiffes des dieux de l’Orient Ancien sont loin d’être de simples marqueurs iconographiques de divinité. Objets puissants, nécessaires à ceux qui les portent, elles soulèvent le problème de l’accessoire vestimentaire comme force agissante, médiateur capable de relier la terre et le ciel.

Coiffer la divinité

Avant de commenter le vestiaire des dieux mésopotamiens, il faut dire quelques mots de leur nature. Ils sont des êtres cosmiques doués d’ubiquité : présents dans le monde, incarnés dans les statues qui les représentent, ils sont et en même temps immensément éloignés, régnant sur les hommes depuis la voûte étoilée. Ils sont puissants, immortels, et surtout, ils brillent de mille feux. Leur éclat est tel que des yeux mortels peinent à en supporter la vue. Le riche vocabulaire de la radiance qui caractérise ses différentes modalités – éclat couvrant, éclat rayonnant, éclat terrifiant, etc. – renvoie à une surabondance ontologique et énergétique : ces divinités rutilent aussi vivement parce qu’elles sont trop parfaites, trop sublimes, mais aussi trop fortes, trop puissantes (2). La lumière émanant des corps des dieux indique, en même temps qu’elle produit, la distance qui les sépare des hommes. Elle tient l’humanité en respect. A propos du dieu Marduk, « le vrai Soleil des dieux », celui qui est « enveloppé de l’Éclat-surnaturel de dix-dieux » on lit que « Ses formes sont inouïes / Admirables : Impossibles à imaginer, / Insupportables à regarder. (3) »
Aussi inconcevable et surhumaine soit leur splendeur, elle ne se conçoit pas moins de façon anthropomorphique : ces dieux semblables aux étoiles ressemblent aussi aux hommes, mais en infiniment mieux. Et, chose remarquable, l’indicible puissance charismatique dont ils rayonnent, provoquant admiration, respect, et effroi, s’énonce en des termes vestimentaires. On lit à propos de Marduk : « il était revêtu d’une armure de crainte. Sa tête était coiffée de l’éclat de terreur. » La splendeur divine s’endosse comme un vêtement, mais se porte donc aussi sur la tête, exactement comme un couvre-chef (4). Le crâne est même le lieu privilégié de son irradiation, le principal pôle de diffusion d’une lumière devenant de fait une sorte de radiance coiffée. A cette variété lumineuse émanant de la tête correspond dans le vocabulaire théologique mésopotamien le terme de melammu, qui désigne un « rayonnement qui part du haut ». Le mot peut se comprendre comme l’éclat de la tête d’un dieu autant que comme l’éclat de sa coiffe, voire, désigner directement son couvre-chef (5). La lumière coiffée du melammu se confond donc avec son medium vestimentaire, qui ne symbolise pas le pouvoir du dieu, mais l’incarne, substantiellement. La coiffe divine mise en équivalence avec le melammuest le « terrifique Éclat-surnaturel » lui-même, une puissance splendeur portée sur soi, produisant un effet de choc sur ceux qui croisent sa route.
Cette insistance sur l’effet du couvre-chef a son importance, car elle permet de comprendre qu’en lui se loge une importante partie de la vitalité des dieux. Dans le poème mythologique Enūma eliš, le récit d’un vol de turban, subtilisé par le dieu Ea au dieu Apsû, revient à un vol de luminosité qui est aussi un vol de pouvoir : privé de son turban, Apsû perd d’un même coup sa puissance et se voit soumis à son voleur (6). De même, lors de la descente aux enfers de la déesse Inanna, où elle est progressivement réduite à néant en se faisant dépouiller de ses atours, c’est sa coiffe qu’elle se voit confisquer en premier. Et lorsqu’Enlil se fait voler la Tablette-aux-Destins par Anzû, il avait déposé son turban (ou sa couronne, selon les traductions) pour se baigner. Les coiffes de lumière de ces dieux, organiquement solidaires de leur personne et de leur puissance, leur sont donc nécessaires pour être pleinement ce qu’ils sont : « l’absence de couvre-chef chez le dieu constitue à elle seule, la vraie nudité. » (7) Amoindri, vulnérable, terni, le dieu sans melammu n’est plus que l’ombre de lui-même.
L’idée d’un dieu coiffé comme dieu complet se vérifie d’ailleurs autant dans la littérature mythologique que dans le domaine du rite, où les effigies divines, en plus d’être ointes et nourries chaque jour dans leur temple, y étaient vêtues de vêtements richement brodés (8), couronnées de coiffes d’or et de pierres précieuses. C’est seulement parées que les statues pouvaient offrir une image terrestre de la lumière surnaturelle qui caractérise les dieux, et sans laquelle ceux-ci ne sauraient être considérés comme physiquement présents sur la terre (9). De même que sans les huiles qui la font briller la statue reste à l’état de matière inanimée, sans son scintillant couvre-chef, elle se désincarne : « Lorsque le dieu veut quitter son réceptacle terrestre, il enlève son turban : la statue privée de l'esprit divin est comme morte ; le monde est alors livré au chaos. Inversement, c'est en recoiffant la statue de son turban que la divinité reprend sa place dans le temple et rétablit du même coup l'ordre dans la ville et dans le monde dont elle est le nombril. » (10) La splendeur comprise comme coiffe de lumière est un objet vital pour le dieu, au sens propre : instrument de pleine puissance là-haut et de pleine présence ici-bas, elle garantit l’intégrité de son corps astral tout en lui permettant de s’ancrer dans le monde des hommes. Une statue sans melammu et le monde devient anomique, car privé de présence divine c’est-à-dire de centre ontologique, de pôle directeur. Le couvre-chef qui ancre la présence du dieu dans son effigie fonctionne ainsi comme l’instrument d’une liaison cosmique, reliant les mondes d’en-haut et d’en bas et permettant que règne l’ordre. Il est sur la tête du dieu comme le ciel rayonnant en bonne place au-dessus de la terre : la déesse Inanna, lors de son investiture par le dieu Anu, reçoit le ciel comme tiare et la terre comme sandale (4).

Couronnement et transfiguration

Cette solidarité organique de la divinité et de sa parure de tête se renforce encore dans la civilisation de l’Égypte Ancienne, où les coiffes des êtres célestes, également présentes sur les images aussi bien que dans le culte, sont, de plus, hautement individuées. Les coiffes des dieux mésopotamiens, aussi primordial soit leur rôle de véhicule de la lumière divine, gardent en effet des formes répétitives et même génériques. Les tiares à cornes d’Inanna, Ninurta et Shamash peuvent se ressembler comme deux gouttes d’eau, et la versatilité des termes employés par les traducteurs modernes pour désigner leurs couvre-chefs (le terme agû est traduit par « turban » aussi bien que par « tiare ») laisse penser que leur forme n’était pas toujours précisée. Au contraire, les couronnes des dieux d’Égypte, sont en relation étroite avec leurs attributs : plutôt que de porter leur singularité à bout de bras comme plus tard Neptune son Trident ou Jupiter la foudre, les dieux Égyptiens en investissent leur tête (12). Ils peuvent se distinguer à la fois par la possession de têtes animales spécifiques, ainsi la tête d’Ibis de Thot ou la tête de chacal d’Anubis, et par le port de coiffes symboliques. Isis porte par exemple sur la tête une couronne composée de deux cornes entourant un disque solaire, ou bien une coiffe en forme de trône, Amon-Ré se montre coiffé d’un Pschent, double couronne royale rouge et blanche, dont le dieu Saté ne porte pour sa part que la moitié basse (mais augmentée de cornes), tandis que le crâne d’Harpocrate s’orne d’un indescriptible HemHem.
Il y a là un système particulièrement raffiné où les coiffes, souvent complexes et combinées, participent à la qualification de la singularité divine selon une codification hiéroglyphique ou cryptographique généralement polysémique (13). Leur fonctionnement est plus aisé à appréhender lorsqu’on les étudie dans des contextes rituels, et notamment lorsqu’elles viennent coiffer les souverains et souveraines dont elles manifestent le caractère surhumain (14). La plus significative des coiffes divines portées par les Pharaons est le Pschent, symbolisant la réunion des deux Égypte. Son rôle lors du rite d’intronisation est considérable : le roi reçoit cette double couronne des mains des dieux eux-mêmes (15) lors d’un cérémonie qui en plus de l’investir de la souveraineté politique sur l’ensemble du pays, le transforme d’un point de vue ontologique, ou plutôt révèle des qualités jusque-là demeurées latentes, promises. Si le Pharaon est en effet considéré comme descendant du dieu Râ, et que dans ses veines coule un liquide solaire, l’or des dieux et des déesses, c’est seulement lorsqu’il devient « maître des deux couronnes » que son caractère de dieu humain se voit parachevé. Dans le rituel d’intronisation, le moment du don des couronnes est celui où le corps du souverain se voit restituer son âme, échappée lors de sa précédente mort symbolique (16). Il renaît et en lui, depuis les couronnes reçues, se diffuse le fluide vital, le sâ(17). Embrassé par son dieu, il devient « roi du Sud et du Nord sur le trône d’Horus éternellement comme le Soleil » (18), reçoit en conséquence un nouveau nom solaire et « se lève comme une flamme ». Le rôle que joue le Pschent dans cette renaissance astrale prend une dimension cosmique bien précise, les couronnes rouge et blanche qui le composent étant aussi deux déesses protectrices, Nekhabit et Ouazit, identifiées aux parties de l’univers parcourues chaque jour par le soleil, et dont la réunion, sur la tête du Pharaon, le pose en chef du circuit solaire (19). Nous avons donc ici affaire à un couvre-chef dont la fonction n’est pas tant de garantir l’intégrité d’un corps divin déjà constitué, que de contribuer à l’actualisation d’une divinité potentielle, c’est-à-dire à la manifestation et à la reconnaissance de l’être solaire du Pharaon.
Le lien entre le port des couronnes et la transfiguration du Pharaon, se précise encore lorsque l’on se penche sur le moment où, après sa mort, le souverain devient un dieu à part entière. Libéré de son corps de chair, il peut s’élever jusqu’au ciel et s’installer parmi les étoiles, à proximité de ceux qui sont nés dieux. Et cette apothéose intégrale se fait une fois de plus par le truchement de couronnes : le parcours spirituel de l’âme vers la vie éternelle, tel qu’il est exposé dans les grands textes funéraires que sont Les Textes des Pyramides ou Les Textes des Sarcophages, se formule en un langage métaphorique où les couronnes sont omniprésentes. Chargées de luminosité, elles y sont mises en équivalence avec des corps astraux spécifiques et avec des moments du jour correspondant aux étapes d’accès à la vie éternelle. A chaque moment de son ascension, le défunt prend une nouvelle couronne (20). Une coiffe correspond donc à la fois à un lieu céleste déterminé, à une phase du processus de transformation et à un nouvel état de l’être. Le port de la couronne rouge peut par exemple se rapporter à la lumière écarlate de l’aube, tandis que la couronne blanche correspond à la victoire du mort sur ses ennemis, et à la visibilité de sa nouvelle forme stellaire, apparaissant à l’horizon (21). Il ne suffit pas de dire que les couronnes représentent ou symbolisent la progression du défunt dans la sphère céleste, elles en sont également des instruments actifs. Investies de pouvoirs transfigurateurs, elles fonctionnent comme des sortes de guides, aidant le mort à s’élever dans le ciel autant qu’à s’y diriger (22). Elles ont donc une fonction conductrice, mais, fait intéressant, elles n’en font pas moins intrinsèquement partie de la personne de celui qui les porte : ces parures agissantes entretiennent avec les crânes en dessous d’elles des relations si organiques que l’on peut dire qu’une couronne sort de la tête d’un dieu pour venir « le parer au moyen de ce qui est dedans », de même que l’on peut dire du roi qu’il est « paré des émanations de sa tête » (23). Elles sont comme des excroissances corporelles de ceux que leur puissance habite et transfigure, dans une dynamique circulaire où ce qui est transformé participe de ce qui le transforme. On voit qu’il n’est plus seulement question d’avoir ou de n’avoir pas son couvre-chef pour être tout à fait un dieu, mais que les coiffes de lumière s’inscrivent ici dans un travail de renaissance dont elles sont à la fois l’expression symbolique et l’instrument intégré. Leur divinité devenue processuelle, temporalisée, accompagne l’âme dans une étape de son cheminement céleste. S’inscrivant dans la trame d’une narration initiatique, elles composent un poème d’attributs changeants et de métamorphoses successives correspondant aux phases inéchangeables d’une transmutation.

Les quelques couvre-chefs dont il a été ici question sont, on le voit, des opérateurs cosmiques. Qu’ils renforcent l’ancrage de la présence divine dans un temple compris comme nombril du monde, qu’ils concourent à la transfiguration solaire du Pharaon, ou qu’ils assurent la bonne orientation du défunt dans l’univers astral, ils exercent une même fonction de liaison des mondes, de direction de l’être et d’ordonnancement du réel. Leur puissance est telle que ces objets ont été, aussi bien en Égypte qu’en Mésopotamie, divinisés indépendamment de leurs porteurs : on trouve dans des listes de divinités Mésopotamiennes du troisième millénaire, parmi d’autres objets, des turbans et des couronnes ayant le statut d’être divins (24), tandis qu’en Égypte les personnalités hautement individuées des couronnes sont l’objet d’hymnes religieux spécifiques (25). Quand bien même toutes les coiffes n’auraient pas une telle importance, elles fabriquent toujours un mode de relation avec l’en-haut. Elles sont toujours des intermédiaires, des mediums opérant une jonction entre la tête humaine et ce qui la dépasse. Une humanité tête nue, telle qu’elle existe depuis le début du XXe siècle, se manifeste significativement dans sa dimension acosmique. Ayant retiré leurs chapeaux en même temps qu’ils ont aplati les toits de leurs maisons, il n’est certes pas anodin que les hommes s’y enferment aujourd’hui pour s’entourer de lumières artificielles, loin de la générosité, des éblouissements esthétiques et des résonnances intérieures des grands luminaires célestes dont ils avaient jadis l’audace de parer leurs têtes.

1Grand Hymne à Osiris, stèle du Louvre C 286, dans André Barucq et François Daumas,Hymnes et prières de l’Égypte Ancienne, Paris, Cerf, 1979, p. 94.
2“Image des dieux et image de Dieu au Proche-Orient Ancien, ou une mise en garde pour ne pas mettre sur le même plan Dieu et l’image des dieux », in Thomas Römer, Hervé Gonzalez, Lionel Marti (eds.), Représenter dieux et hommes dans le Proche-Orient ancien et dans la Bible. Actes du colloque organisé par le Collège de France, Paris, les 5 et 6 mai 2015, Leuven/Paris/Bristol, Peeters, 2019, p. 4
3Jean Bottero et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie Mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989, pp. 608 et 609.
4Elena Cassin, La splendeur divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne, Paris/La Haye, Mouton, 1968, pp. 10 et 21.
5ibid. pp. 26-27.
6bid. pp. 6 et 30.
7Ibid, p. 48. De fait, des dieux peuvent être représentés nus, mais enturbannés.
8A. Leo Oppenheim, “The Golden Garments of the Gods”, Journal of Near Eastern Studies, 1949, 8-3 (Jul., 1949), pp. 172- 193,  The University of Chicago Press.
9« This vital piece of the divine wardrobe was intended as a physical representation, or perhaps, more accurately, a manifestation of divine glory, the splendid luminosity of which would have radiated from the image’s head outward in all directions.” Catherine L. McDowell, The Image of God in the Garden of Eden. The Creation of Humankind in Genesis 2:5–3:24 in Light of the mīs pî pīt pî and wpt-r Rituals of Mesopotamia and Ancient Egypt, Winona Lake, Eisenbrauns, 2015, p. 160.
10Elena Cassin, « Le sceau : un fait de civilisation dans la Mésopotamie ancienne », Annales. Économies, sociétés, civilisations. 15-4, 1960, pp. 742-751; p. 750 et 751.
11Cassin, La Splendeur Divine, p. 85.
12Karel van der Toorn, The Image and the Book : Iconic Cults, Aniconism, and the Rise of Book Religion in Israel and the Ancient Near East, Louvain, Peeters Publishers, 1998, p. 26.
13Katja Goebs, « Crown (Egypt) » Chr. Uehliger et al. (dir.), Iconography of Deities and Demons in the Biblical World [pré-publication en ligne], 2015, p. 1, 23 et 25.
14Katja Goebs, Crowns in Egyptian Funerary Literature. Royalty, Rebirth, and Destruction, Oxford, Griffith Institute, 2008 ; Alexandre Moret, Du Caractère religieux de la royauté pharaonique, Paris, Ernest Leroux, 1902. Des cas de coiffes divines portés par des rois sont repérables en Mésopotamie (chez Naram-Sin par exemple, représenté avec une tiare à cornes) mais le fait reste minoritaire, et n’atteint en aucun cas la dimension systématique qu’il a en Égypte.
15Moret, op. cit.. p. 210.
16Ibid., p. 219-221.
17Moret, op. cit., p. 220.
18Ibid, p. 78.
19Ibid., p. 30 et 47.
20Goebs, Crowns in Egyptian Funerary Literature, pp. 89-91.
21Ibid, p. 46.
22Ibid, p. 81-90.
23Philippe Derchain, « La couronne de la justification. Essai d’analyse d’un rite ptolémaïque », Chronique d’Égypte, XXX-60, Juillet 1955, pp. 225-287, p. 247.
24Gebhard Selz, « The Holy Drum, the Spear, and the Harp. Towards an Understanding of the Problems of Deification in Third Millennium Mesopotamia », in I. L. Finkel & M. J. Geller (dir.), Sumerian Gods and Their Representations, Cuneiform Monographs 7, 167-213. Groningen : STYX Publications, 1997, p. 171.
25Voir les « Hymnes au diadème du Pharaon » dans Bracuq et Daumas,op. cit., pp. 55-71.