dimanche 25 octobre 2020

Drapés sans spectateurs. Chemise de nuit et sommeil des apparences / Pièce détachée



"Théorie des plis dans un oreiller."
Lichtenberg

Le vêtement de nuit a deux différences majeures avec le vêtement de jour : d’une part l’ampleur et la mollesse, c’est-à-dire l’absence de tout travail architectural de la silhouette, en raison du primat qu’il donne logiquement au confort ; et d’autre part la prolifération impunie des torsions, plis ou froissures qui viennent marquer son tissu. Au corps du jour, structuré voire rigide, repassé, sans faux-pli, il oppose une enveloppe informe et accidentée1. S’il obéit ainsi à une logique formelle spécifique, c’est qu’il s’inscrit dans d’autres usages : là où l’un va debout ou assis, travaille et circule dans le monde, maîtrisant ses mouvements, l’autre, dans le secret de l’espace domestique, s’allonge, se pelotonne, s’abandonne au sommeil et à la vie inconsciente. On peut tracer une distinction d’ensemble entre des vêtements de jour voués à apparaître, participant à la présentation de soi au regard d’autrui, donc inscrits dans la sphère publique, et des vêtements de nuit, voués à disparaître, c’est-à-dire à accompagner une soustraction à la sphère sociale et au regard des autres, s’inscrivant dans le domaine de l’intime. De cette opération de retrait, le grand écrin mou de la chemise de nuit constitue à la fois l’instrument le plus efficace et l’image la plus archétypale.

La différence entre habit de jour et de nuit ne peut cependant être réduite à celle, spatiale et symbolique, entre public et privé, catégories par ailleurs instables et souvent inopérantes : depuis les « lits de parade2 » aristocratiques du XVIIIe siècle, véritables lieux de représentation publique (où l’on visite par exemple une femme après son accouchement) jusqu’aux lits contemporains où l’on se photographie dans des attitudes aguicheuses pour les réseaux sociaux, on voit que l’espace du lit lui-même, supposément le repli le plus in- time de la sphère domestique, ne cesse d’être mobilisé comme scène de représentation sociale. La différence qui prime sur celles des espaces ou des sphères symboliques, la seule différence absolue sur laquelle on puisse s’appuyer ici, est celle qui existe entre les états de la veille et du sommeil, où s’opère la rupture entre maîtrise et abandon des apparences. Il n’y a que le sommeil pour libérer tout à fait le corps de la représentation et de la possibilité de poser, et pour former alors, à l’insu de ceux qui les offrent, des spectacles qui soient non seulement sans spectateurs, mais aussi sans acteurs, c’est-à-dire sans acteurs conscients ou volontaires. Loin du frimeur en chambre qui dore le brocart de sa robe de chambre et veloute l’azur de ses pantoufles3, celui ou celle qui dort, visage abandonné, parfois béat, membres pendants, ne maîtrise plus rien de son image. Brusques sursauts, grommellements ou gémissements composent alors des scènes angéliques ou animales, ou les deux, au gré des mouvements hasardeux de l’intériorité livrée à elle-même. Au point que ce sont non seulement les contours du corps qui s’estompent, mais aussi ceux de l’habit, c’est-à-dire les limites qui le séparent de son environnement immédiat. S’opère lors du sommeil une indistinction, à la fois visuelle et sensorielle, de la chemise et du linge de lit.

Les deux strates textiles, habit et drap ou couverture, se fondent pour le dormeur en une enveloppe unique, partageant une fonction commune d’isolation du corps et de délimitation de l’espace du sommeil. L’ensemble des tissus dans lesquels il s’enveloppe devient une membrane cohérente de protection du corps et de séparation d’avec le monde. Une solidarité temporaire s’établit dès lors entre la chair, le tissu et l’espace du lit qui s’en- roulent les uns dans les autres et deviennent indiscernables le temps du sommeil, sinon de tout ce qui dépasse l’ensemble qu’ils forment.

Dans ce contexte confus, la chemise de nuit, devenue, comme le drap, pure matière textile, pénètre le domaine de l’expressivité involontaire : relevée, froissée, tordue, soudain trempée de sueur ou d’autre chose, elle s’agite au gré de mouvements nocturnes incontrôlés. Si sur un corps vertical elle ne ressemble pas à grand-chose sinon à un sac, une fois ce corps horizontal, endormi, étalé mais aussi enroulé dans ses draps et couvertures, son enveloppe devient de fait le territoire d’événements esthétiques aussi aléatoires qu’incessants. Entre grâce et lourdeur, tout un répertoire horizontal et lent du pli ensommeillé se déploie, sur un textile écrasé, entortillé, effondré. S’y composent des tableaux aussi riches visuellement qu’irrémédiablement secrets : le corps abandonné au sommeil et enroulé dans ses draps reste une image perdue, hormis bien sûr l’exception du regard amoureux, qu’on ne peut ériger en règle. Ces drapés nocturnes rappellent en cela certaines apparences animales décrites par le biologiste Adolf Portmann comme des apparences sans destinataire, apparences inadressées4 d’animaux aveugles mais non moins parés, de bêtes nageant en eaux profondes et dont les couleurs flamboyantes, jamais perçues par aucune bête, se perdent dans le néant5. Beautés pour personne qui n’en sont que plus belles, parce qu’absolument gratuites et donc inaliénables, incorruptibles pourrait-on dire. Par la torpeur et le relâchement dont elles procèdent, par leurs plis complexes, au- tant que par l’invisibilité nocturne à laquelle elles appartiennent, ces apparences perdues rappellent encore le « baroque transitoire » des grottes silencieuses où s’opère le travail secret des formations minérales, où les ténèbres sont un « élément actif » et où le relief, les inégalités des surfaces, les creux, les saillies, les lobes, les efflorescences, les contorsions, les étirements remplacent les couleurs6. Elles se comparent plus aisément en effet à des enveloppes animales ou à de lentes modifications environnementales qu’aux objets ha- bituellement traités par l’histoire de la mode, où les critères de visibilité mais aussi sou- vent d’intentionnalité sont déterminants. Constituant par leurs irrégularités l’image ou la trace des nuages de sensations7 qui traversent les dormeurs, les chemises de nuit, avec leurs drapés nocturnes, phénomènes accidentels et gratuits mais non moins séduisants, rapprochent l’expressivité textile du phénomène organique. Les sculptures successives qu’elles composent, plus éphémères encore que n’importe quelle mode, portent à son paroxysme une logique ornementale de prolifération des lignes irréductible à l’intention décorative, à la stratégie de séduction ou encore au désir de singularité, mais appartenant, plutôt, à un ordre esthétique secret, mécanique et muet.

1. Tous les contre-exemples (chemise à la reine, vêtement de jour informes et fripés chez Yamamoto ou Kawakubo, pyjama de ville, man- teau-couette de Margiela, etc.) sont toujours des jeux sur cette limite : la transgression des genres qu’ils opèrent ne peut exister que comme exception, et ne trouve son sens qu’en tant que telle. Il faut ajouter encore que notre nuit est celle du sommeil et non pas celle des soirées, et que la nuit mondaine et festive est, dans la perspective adoptée, plus diurne encore que le jour.

2. Norbert Élias, La société de cour [1969], Paris, Flammarion, 1985, p. 31.

3. Robert de Montesquiou, « Nosmet (réquisitoire) [1897] », Professeur de beauté, Paris, La bibliothèque, 1999, p. 43.

4. Adolf Portmann, La Forme animale, Paris, Payot, 1961, p. 217-218. Voir la lecture qu’en fait Bertrand Prévost dans son article de 2013 « Les apparences inadressées. Usages de Portmann (doutes sur le spectateur) », en ligne.

5. A. Portmann, op. cit. p. 217.

6. Pierre Gascar, L’Arche, Paris, Gallimard, 1971, p. 31 et p. 33.

7. Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, Paris, Gallimard, 1964, p. 11.