La mode contre la mode : Les contradictions de la mode
éthique
La mode éthique se donne depuis plusieurs années pour but
de responsabiliser la mode, de repenser à une échelle
globale son modèle économique et écologique. C'est-à-dire, de
fabriquer des vêtements désirables selon des modes de production
transparents, respectueux des travailleurs textiles et de
l'environnement. Mais aussi, de repenser les modes de consommation,
pour consommer moins et plus durablement. Politiser le frivole, en
somme, pour réveiller la mode de ce qui s'apparente à un rêve
éveillé. Quel sens et quels espoirs peut-on mettre dans ces
programmes de réforme ?
Si les constats accablants de l'impact environnemental de
l'industrie textile sont connus depuis un certain temps, tout
s'accélère en 2013 avec l'effondrement du Rana Plaza, au
Bangladesh, où plus d'un millier d'ouvriers textiles trouvent la
mort. Il y a là les conséquences directes de ce que l'on a
longtemps voulu comprendre comme une vertueuse « démocratisation »
des plaisirs de la mode, aboutissant finalement à une production
textile de masse, toujours plus rapide et moins chère, par de
grandes chaînes mondialisées : produisant pour le plus grand
nombre, la mode produit de plus en plus mal et de plus en plus
dangereusement. L'Anti_Fashion Manifesto de la grande pythie du
trending Lidewij Edelkoort, publié un an après le drame de Rana
Plaza s'insurge ainsi contre un système de mode rendu « obsolète »
par sa propre immoralité, par une irresponsabilité qui « place
la mode en dehors de la société, et de ce fait, la désigne comme
démodée. » Dans sa critique du vêtement éphémère et
jetable, Edelkoort va jusqu'à prôner un retour au sur-mesure
et à la couture, c'est-à-dire à la mode artisanale telle qu'elle
existait avant le prêt-à-porter. Se fonde en même temps à Londres
le mouvement bientôt international Fashion Revolution, qui dans
une même inspiration appelle à « aimer les vêtements que
nous possédons et faire en sorte qu'ils durent », et insiste
surtout sur la nécessité d'une transparence des filières de
production. Aujourd'hui, le salon marseillais Anti_Fashion fondé
par Edelkoort propose depuis trois ans des solutions alternatives à
la production de masse en mettant en avant de jeunes marques aux
modèles de production plus lents, artisanaux et durables, tandis
qu'au printemps dernier, on découvrait à Roubaix le premier forum
de la mode circulaire, Fashion Green Days.
Seulement, comme Sophie Fontanel le faisait remarquer lors de sa
participation à l'édition 2017 d'Anti_Fashion, la plupart des très
respectables réformateurs participant aux tables rondes du salon
« n'aimaient juste pas la mode ». De même probablement
que les adeptes de la psychorigide « garde-robe capsule »,
placard engagé et suffisant, qui détermine à l'avance le nombre de
pièces que l'on portera chaque saison, pour ne plus surconsommer,
mais aussi, pour ne plus avoir à souffrir du choix de ses vêtements.
Rationaliser et responsabiliser les modes de production de la mode
apparaît certes comme une chose nécessaire, mais il semble aussi
que les solutions en matière de consommation ne se trouveront pas
lors de conférences internationales d'experts, ni dans des méthodes
de maîtrise de soi et d'épuration radicale des placards. Car des
initiatives politiques, pragmatiques et morales ont rarement ouvert
la voie vers l'avenir pour de domaines de créativité. Sans doute
est-ce plutôt dans l'inventivité de pratiques individuelles
véritablement mues par le désir de mode, par l'envie de
s'habiller et d'être éblouissant, que se découvrent actuellement
d'autres façons de consommer, d'autres moyens de faire de la mode,
où survit le feu sacré de l'irresponsabilité sans lequel celle-ci
n'existe plus : le ravitaillement exclusif en vêtements
d'occasions est par exemple de nos jours pour un nombre grandissants
d'amateurs de mode fauchés, la seule voie de salut envisageable. La
consommation de mode étant par définition excessive, inutile,
irréfléchie et irresponsable, il semble ainsi qu'il lui faille
d'abord trouver des terrains où elle peut rester folle sans
faire de mal, car il est peu de dire que l'on n'a pas envie d'écouter
les apôtres de l'anti-fashion lorsqu'ils nous encouragent à
économiser des mois pour s'offrir une pièce éternelle de créateur,
que l'on partagera peut-être avec une amie, mais que l'on pourra du
moins chérir toute notre vie, en toute conscience de la supériorité
de sa valeur.
L'exigence d'une mode écologiquement et socialement engagée,
lorsqu'elle se retrouve au sein des grandes maisons de haute-mode
elles-mêmes prend une forme particulièrement paradoxale :
c'est là que les négociations avec les habitudes sont les plus
difficiles et que les contradictions les plus profondes existent.
S'il y a bien des contre-modèles qui tentent d'émerger dans ce
champ prestigieux et que l'on cherche parfois à y inventer des modes
de production durables, ils se sont jusqu'à ce jour plutôt réduits
à des expérimentations hyper-médiatisées, sans trop de
conséquences réelles : ainsi de la ligne A-POC d'Issey Miyake,
lancée en 1998 et consistant en vêtements tubulaires de taille
unique à découper chez soi, et qui est par exemple pensée pour
générer le moins de déchets possible. Celle-ci reste une étape
dans la trajectoire de Miyake, une idée, un « concept »
parmi d'autres (avec le travail du plissé par exemple dans le projet
Pleats Please). On peut également citer Stella Mc Cartney,
affichant sa conscience écologique en refusant de commercialiser du
cuir et produisant des pulls en chutes de cachemire recyclé, usant
de chutes de lycra ou du nylon d'anciens filets de pêche, et allant
même jusqu'à envoyer en guise de carton d'invitation à son défilé
printemps été 2018 des sacs poubelles en plastique recyclable,
baptisés « trashion bags ».
Mais la culture de l'écologie et de la production durable qui
pointe de-ci de-là sur les podiums de haute-mode, si elle est bien
sûr éminemment louable et souhaitable, semble ne pouvoir exister
que comme paradoxe au sein d'une industrie fondée sur la production
permanente de nouveautés, sur une tradition de la dépense
inconsidérée, de l'obsolescence précoce des objets et donc du
gâchis permanent. Car si les partisans de cette forme
d'auto-critique tiraient toutes les conséquences de leurs
raisonnement, ils renonceraient peut-être tout simplement à
produire encore de nouveaux vêtements, c'est-à-dire à ajouter le
déchet futur aux déchets actuels. On assiste forcément à des
formes d'arrangement, de négociations avec l'impossible, qui pour
donner l'impression de nouvelles voies révolutionnaires de faire de
la mode, ne sortent pas pour autant de son système classique de
production et de consommation. Et il est évident que les initiatives
institutionnelles de mode durable ou éthique, ne pourront jamais
égaler les essais des tenants de l'anti-consumérisme
contre-culturel, et les modes alternatifs de consommation tels qu'ils
s'inventaient par exemple chez les hippies ou chez les punks, dont
l'artisanat maison, le goût de l'usure, du recyclage et de la
customisation DIY prenaient vraiment acte d'un refus intégral
de la mode et de ses prérogatives, qui pourrait seul garantir
une une cohérence écologique et sociale intégrale, et que la mode
elle-même aurait bien du mal à faire sien.
Son fonctionnement international, avec ses fashion
weeks successives entre Londres, Milan, Paris et New-York, ses
livraisons postales permanentes à travers le monde, et ses cycles de
productivité obligée, où pré-collections et collections se
suivent à l'infini, suffisent à faire monter en flèche la mauvaise
conscience et l'empreinte carbone de tous les tricots tubulaires
technologiques végans et zéro-déchet que l'on pourra produire.
Probablement, dans ce contexte, le discours de l'écologie et de la
responsabilité est-il d'abord actuellement voué, pour ce qui est de
la production des marques de haute-mode, à ajouter un charme
rassurant à une production que l'on peut difficilement imaginer se
moraliser et se rationaliser entièrement.