Les ornements paradoxaux
« À bas le Ritz, vive la rue ! » : depuis ce cri d'Yves Saint Laurent en 1965, l'idée d'un podium à même la ville n'a cessé de travailler les discours d'une mode qui rêve de démocratie. La rue, espace ouvert aux quatre vents où tous prennent part à la grande fête des apparences, creuset où d'autres usages du corps et du vêtement s'expérimentent et s'inventent, lieu d'émulation stylistique d'une mode non seulement plus modeste économiquement, mais aussi moins conventionnelle, plus libre, débridée ou décontractée dans ses formes, est devenue le symbole d'une culture vestimentaire vivante, loin du vieux monde élitiste de la couture.
Dans cette mythologie contemporaine, la rue se définit comme un anti-podium : si le défilé se constitue selon un schéma purement vertical, incarnant la vision unique d'un couturier, figure d'autorité quasi-transcendante, offrant selon un calendrier régulier son oracle à une assistance ébahie et respectueuse, la rue offre quant à elle le spectacle d'une myriade de propositions stylistiques, émanant d'une masse qui n'est même pas un groupe constitué, mais où chacun, à travers la responsabilité de sa propre apparence, se rend à son échelle, responsable de la mise en image du corps humain. Au démiurge solitaire s'oppose un collectif multipolaire, à la fois vague et dynamique, au sein duquel chaque œil est responsable et créateur, mais aussi, où chaque corps se trouve engagé. La rue est un lieu d'échange, de partage, d'inspiration commune, tandis que le podium reste le lieu d'un discours unilatéral. Dans la rue, la discussion, la conversation ; sur le podium, le monologue. Les podiums, si l'on veut, se présenteraient plutôt comme des jardins à la française, bien ordonnés, où des idées longtemps pensées et sélectionnées se suivent en rang d'oignons, de façon à être le mieux digérées possible, mais aussi de façon à constituer un ensemble cohérent et harmonieux ; par opposition, la rue serait plutôt un jardin à l'anglaise, où les idées poussent dans une apparence de désordre, empiètent les unes sur les autres, dans une liberté qui ressemble de loin à une anarchie superbe, et de près, à une sauvagerie de charme.
Quand des styles nés dans la rue commencent à exercer leur influence sur les podiums, ce à quoi l'on assiste est d'abord l'ébranlement d'une mode institutionnelle et unilatérale par une imagination collective ancrée dans des expériences vécues. Ce que l'influence grandissante de la rue remet en question, c'est la professionnalisation de l'imagination et de la fantaisie vestimentaire, et donc l'organisation pyramidale de la mode, avec à son sommet la super-instance du studio de Haute-Couture comme lieu de créativité indétrônable et insurpassable. La fascination des milieux de la mode pour la rue signe le début d'une dissolution de leur pouvoir, car si le couturier qui se met à son écoute reste l'émissaire d'un pouvoir symbolique fort, il se voit de cette façon, réduit à la fonction de médium secondaire, médium à l'écoute des mouvements des foules, désormais considérées comme premières à ressentir et exprimer les changements de l'air du temps.
Mais si la rue, lieu de passage de la foule, s'envisage donc d'abord en symbole de la multiplicité, elle est aussi le point de chute d'une catégorie sociale spécifique, de ceux qui ne peuvent aller nulle part ailleurs, ceux qui errent, qui traînent et qui zonent : en « descendant dans la rue », on rencontre aussi ceux qui y vivent, jour et nuit, et la mode ne va pas non plus tarder à se saisir d'apparences et d'attitudes non seulement plus modestes, mais ostensiblement pauvres, ou encore liées à des états de marginalité, de déchéance et de ruine, à les adopter consciemment et volontairement, pour en faire les véhicules d'une nouvelle forme de prestige esthétique. En 1971, Jean-Loup Sieff peut ainsi faire poser pour le magazine Nova une mannequin à même le sol de Londres, vagabonde ou clocharde fantasmatique, couverte de fourrures et affalée sur l'asphalte, serrant un grand chien entre ses bras. Et c'est une même transfiguration de la marge que l'on trouve à l’œuvre dans les vêtements inachevés, usés, déchirés ou encore recyclés de Kawakubo, Yamamoto et Margiela dans les années 1980 et 1990, jusqu'à la collection « Clochards » de John Galliano pour Dior en 2000, où de grandes robes de soie miment l'apparence du papier journal dont s'entourent ceux qui n'ont pas les moyens du tissu.
S'il y a alors scandale et que la presse de l'époque qualifie d'« abjects » les haillons haut-de-gamme de Galliano, de même d'ailleurs que le défilé de Margiela dans un terrain vague du XXe arrondissement parisien a pu être qualifié de « voyeuriste », il n'y a pourtant pas là une nouveauté si radicale. Au début du XIXe siècle déjà, lorsque l'on commençait chez les hommes du grand-monde à trouver vulgaire un habit trop visiblement neuf, quelques dandys se drapèrent, comme le raconte Barbey d'Aurevilly dans son essai sur Brummell publié en 1845, dans des tissus volontairement usés : « Un jour même, le croirait-on ? les Dandys ont eu la fantaisie de l'habit râpé. C'était précisément sous Brummell. Ils étaient à bout d'impertinence, ils n'en pouvaient plus. Ils trouvèrent celle-là (…) de faire râper leurs habits avant de les mettre, dans toute l'étendue de l'étoffe, jusqu'à ce qu'elle ne fut plus qu'une espèce de dentelle, - une nuée. ». Ces fantaisies annoncaient déjà le renversement sociologique qui fait passer la culture de mode du trickle down au trickle up, inversion du sens de propagation des tendances – du haut vers le bas de l'échelle sociale, les plus pauvres imitant approximativement des modes inventées plus tôt par et pour les plus riches – pour que naisse, comme on l'observe si bien à l'époque contemporaine, une culture de la distinction au second degré, que l'on pourrait aussi appeler coquetterie paradoxale, où les plus fortunés prennent exemple sur l'imagination de ceux qui sont forcés à la débrouille, au bricolage et au rafistolage.
Devant cette mode qui, dès lors, ne connaît plus de haut ni de bas, ne fait plus de différence entre le glorieux et l'infâme, se saisit de tous les stigmates de la pauvreté pour s'en faire des bijoux, on peut aussi se souvenir d'Apollinaire, rêvant en 1916 dans Le poète assassiné d'une mode transfigurant toutes les substances les plus communes pour en faire les accessoires d'une coquetterie sans hiérarchie : « Toutes les matières des différents règnes de la nature peuvent désormais entrer dans la composition d'un costume de femme. J'ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège. Elle valait certainement les charmantes toilettes de soirée en toile à laver qui font fureur aux premières. Un grand couturier médite de lancer les costumes tailleur en dos de vieux livres, reliés en veau. »
Cette mode comme art du déplacement et du détournement, mode qui « devient pratique et ne méprise plus rien », qui « ennoblit tout », est encore chez Apollinaire du domaine de la fantaisie et du plaisir de mettre le monde à l'envers. Mais ces robes en objets recyclés, ces tenues qu'il imagine « bizarrement tachées d'encre » sont aujourd'hui le lot commun d'une mode qui en effet, ne peut plus rien mépriser, ou du moins ne méprise plus les mêmes choses : avec le sacre du vêtement pauvre, c'est toute la structure symbolique, toutes les valeurs qui fondaient le prestige à la fois esthétique et social de la mode qui se réinvente. C'est-à-dire que ce qui désignait honteusement le corps pauvre – le trou, la tache, l'usure du vêtement, mais aussi le relâchement du corps ou les lieux publics auxquels il appartient – se trouve investi de valeurs nouvelles, d'un prestige qui a fini par transformer ces tares en ornements précieux. Et la rue, lieu par excellence du hasard, du désordre et de l'absence de hiérarchie, vient tout naturellement se poser en symbole de cette redistribution, de cette réinvention de la langue vestimentaire.