Faute de goût
La faute de goût reçoit le châtiment
subtil des murmures, des regards en coins, des éclats de rire, des
commentaires gras ou encore des mains qui cessent de se tendre. Elle
force l'arrêt du regard, hypnotise presque ceux qui la désignent et
la condamnent. Aux yeux des spectateurs, le ridicule donne une sorte
de charisme inversé, de charisme négatif qui fascine lui aussi :
l'incompétence rayonne peut-être aussi fort que le génie, mais ce
sont d'autres murmures qui l'accompagnent. Celui que l'on regarde
passer, celle que l'on observe du coin de l'œil, et qui a osé
s'habiller de cette façon, ne sait pas, ne peut pas savoir, et c'est
peut être d'abord cela qui appelle le rire, l'inconscience,
l'incroyable aveuglement de celui qui a ainsi péché. Comme dans un
vaudeville ou encore une comédie de guignol où l'on en sait plus
que les personnages, l'on rit de voir ainsi joué celui qui passe, de
le surprendre dans une position de dupe, floué par son propre goût,
par son trop peu de savoir, par les pièges de l'air du temps.
Le sentiment du ridicule, une fois
qu'il vient à la conscience de celui qu'on moque, est proprement
tragique : dans l'humiliation que fait subir la désignation par
les autres, il y a bien le sentiment de ne pas avoir su répondre de
son propre destin. Le corps ridiculisé, faisant l'expérience de la
mortification par la mauvaise exposition de soi, assigné à
résidence, rivé à sa propre incompétence stylistique, à la
manifestation concrète de son incapacité à se donner forme,
résidant dans le lieu même de son échec, le promenant dans le
monde, parmi les autres corps, souffre alors d'une hypertrophie de la
conscience de lui-même : il fait presque l'expérience d'une
dissociation, se désolidarisant de sa propre apparence, sentant sa
propre image s'éloigner, lui devenir étrangère et même
adversaire, devenir, pour ainsi dire, la croix qu'il porte.
Prisonnier absolument de sa propre allure, il maudit celui qui lui
apparaît maintenant, sous le regard des autres, il maudit ses
propres penchants, et même plus largement toute sa manière,
voudrait marcher au rebours des chemins qu'il ne sait pas s'empêcher
de suivre, aller contre ce qui le guide souterrainement, contre les
formes que sa vie semble, par une mystérieuse fatalité, devoir
prendre sous le regard d'autrui. Ce sentiment de distance de soi à
soi, où il croit se contempler lui-même dans une semblance
d'hallucination, ne peut surgir que lorsque s'opère une
comparaison : il naît lorsque l'apparence qui est la sienne,
faisant l'épreuve de la rencontre avec un environnement, ne tient
pas le coup de la perception d'autres corps, dont les allures
semblent soudainement plus justes, c'est-à-dire à leur place,
tandis qu'il se s'apparaît à lui-même comme terriblement étranger,
décontextualisé, hors de son lieu. Dans la solitude qui est la
sienne, les autres sont étrangement plus proches de ce qu'il
voudrait être qu'il ne l'est lui même. Se reniant, il trouve à la
fois son calvaire et son refuge dans l'admiration ressentie pour des
apparences qui ne lui appartiennent pas, mais dans lesquelles il
reconnaît péniblement ce qu'il voudrait, ce qu'il devrait être.
Malgré tout son désir d'être de la fête, il ne parvient pas à
s'y frayer un chemin, à intégrer le monde particulier auquel il
convoite d'appartenir, parce qu'il n'arrive pas à partager certaines
façons, à faire siennes certaines formes.
Si l'on peut parler de faute de goût,
ce n'est alors, semble-t-il, jamais dans l'absolu, dans une
illégalité qui se définirait au regard d'une loi universelle qui
serait le bon goût, mais toujours dans un certain cadre, au sein
d'un certain groupe dont l'harmonie interne se trouve soudain brisé :
quoiqu'on puisse trouver une expression paradigmatique de la faute de
goût, par exemple, dans l'éclat grossier, la prise de parole
intempestive au cours d'une conversation subtilement calibrée, elle
existe dans toute incompréhension des règles tacites qui régissent
un milieu, soit-il celui des motards, des archiduchesses ou des
footballeurs. Se signalant par le sentiment d'une dissonance, d'une
disharmonie, elle vient briser la composition fragile que tentaient
d'instituer les efforts conjugués de tous les membres d'un groupe,
pour exister comme tout cohérent. Elle existe partout où l'écart à
un modèle mérite la condamnation publique, où une forme trop
radicale d'inattendu vient troubler un contexte, et créer le
scandale, partout où l'on a fait violence à un ensemble d'attentes
intérieures vagues, d'archétypes intériorisés, de représentations
tacites mais déterminantes, auxquels tout un groupe social se
conforme quasi-inconsciemment, et par la pratique desquels il éprouve
sa propre unité. Il n'y a donc pas de faute de goût seulement dans
la contradiction de la haute-culture élitaire, des bonnes manières
et du bon goût tels qu'on les entend dans leur acception la plus
traditionnelle, dans la sortie du cadre de la culture
grand-bourgeoise : il y a faute sensible dès qu'il y a
incohérence contextuelle, incompétence à s'insérer dans un
système esthétique et social donné, c'est-à-dire, dès qu'une
saillie intempestive vient dénaturaliser un ensemble culturel, ou
encore, miner la composition d'un tableau social.