mercredi 17 octobre 2018

Faute de goût / Exhibition Magazine



Faute de goût

La faute de goût reçoit le châtiment subtil des murmures, des regards en coins, des éclats de rire, des commentaires gras ou encore des mains qui cessent de se tendre. Elle force l'arrêt du regard, hypnotise presque ceux qui la désignent et la condamnent. Aux yeux des spectateurs, le ridicule donne une sorte de charisme inversé, de charisme négatif qui fascine lui aussi : l'incompétence rayonne peut-être aussi fort que le génie, mais ce sont d'autres murmures qui l'accompagnent. Celui que l'on regarde passer, celle que l'on observe du coin de l'œil, et qui a osé s'habiller de cette façon, ne sait pas, ne peut pas savoir, et c'est peut être d'abord cela qui appelle le rire, l'inconscience, l'incroyable aveuglement de celui qui a ainsi péché. Comme dans un vaudeville ou encore une comédie de guignol où l'on en sait plus que les personnages, l'on rit de voir ainsi joué celui qui passe, de le surprendre dans une position de dupe, floué par son propre goût, par son trop peu de savoir, par les pièges de l'air du temps.

Le sentiment du ridicule, une fois qu'il vient à la conscience de celui qu'on moque, est proprement tragique : dans l'humiliation que fait subir la désignation par les autres, il y a bien le sentiment de ne pas avoir su répondre de son propre destin. Le corps ridiculisé, faisant l'expérience de la mortification par la mauvaise exposition de soi, assigné à résidence, rivé à sa propre incompétence stylistique, à la manifestation concrète de son incapacité à se donner forme, résidant dans le lieu même de son échec, le promenant dans le monde, parmi les autres corps, souffre alors d'une hypertrophie de la conscience de lui-même : il fait presque l'expérience d'une dissociation, se désolidarisant de sa propre apparence, sentant sa propre image s'éloigner, lui devenir étrangère et même adversaire, devenir, pour ainsi dire, la croix qu'il porte. Prisonnier absolument de sa propre allure, il maudit celui qui lui apparaît maintenant, sous le regard des autres, il maudit ses propres penchants, et même plus largement toute sa manière, voudrait marcher au rebours des chemins qu'il ne sait pas s'empêcher de suivre, aller contre ce qui le guide souterrainement, contre les formes que sa vie semble, par une mystérieuse fatalité, devoir prendre sous le regard d'autrui. Ce sentiment de distance de soi à soi, où il croit se contempler lui-même dans une semblance d'hallucination, ne peut surgir que lorsque s'opère une comparaison : il naît lorsque l'apparence qui est la sienne, faisant l'épreuve de la rencontre avec un environnement, ne tient pas le coup de la perception d'autres corps, dont les allures semblent soudainement plus justes, c'est-à-dire à leur place, tandis qu'il se s'apparaît à lui-même comme terriblement étranger, décontextualisé, hors de son lieu. Dans la solitude qui est la sienne, les autres sont étrangement plus proches de ce qu'il voudrait être qu'il ne l'est lui même. Se reniant, il trouve à la fois son calvaire et son refuge dans l'admiration ressentie pour des apparences qui ne lui appartiennent pas, mais dans lesquelles il reconnaît péniblement ce qu'il voudrait, ce qu'il devrait être. Malgré tout son désir d'être de la fête, il ne parvient pas à s'y frayer un chemin, à intégrer le monde particulier auquel il convoite d'appartenir, parce qu'il n'arrive pas à partager certaines façons, à faire siennes certaines formes.

Si l'on peut parler de faute de goût, ce n'est alors, semble-t-il, jamais dans l'absolu, dans une illégalité qui se définirait au regard d'une loi universelle qui serait le bon goût, mais toujours dans un certain cadre, au sein d'un certain groupe dont l'harmonie interne se trouve soudain brisé : quoiqu'on puisse trouver une expression paradigmatique de la faute de goût, par exemple, dans l'éclat grossier, la prise de parole intempestive au cours d'une conversation subtilement calibrée, elle existe dans toute incompréhension des règles tacites qui régissent un milieu, soit-il celui des motards, des archiduchesses ou des footballeurs. Se signalant par le sentiment d'une dissonance, d'une disharmonie, elle vient briser la composition fragile que tentaient d'instituer les efforts conjugués de tous les membres d'un groupe, pour exister comme tout cohérent. Elle existe partout où l'écart à un modèle mérite la condamnation publique, où une forme trop radicale d'inattendu vient troubler un contexte, et créer le scandale, partout où l'on a fait violence à un ensemble d'attentes intérieures vagues, d'archétypes intériorisés, de représentations tacites mais déterminantes, auxquels tout un groupe social se conforme quasi-inconsciemment, et par la pratique desquels il éprouve sa propre unité. Il n'y a donc pas de faute de goût seulement dans la contradiction de la haute-culture élitaire, des bonnes manières et du bon goût tels qu'on les entend dans leur acception la plus traditionnelle, dans la sortie du cadre de la culture grand-bourgeoise : il y a faute sensible dès qu'il y a incohérence contextuelle, incompétence à s'insérer dans un système esthétique et social donné, c'est-à-dire, dès qu'une saillie intempestive vient dénaturaliser un ensemble culturel, ou encore, miner la composition d'un tableau social.