L'exposition de mode à inventer
Supposons que notre nouvelle
ministre de la culture, affligée par le manque d'inventivité des
expositions de mode contemporaines, décide de créer un centre pour
l'exposition expérimentale du vêtement, et qu'elle me nomme à sa
tête. Devenue directrice et curatrice suprême d'un lieu de mode où
tout est permis, à quels fantasmes pourrais-je alors me laisser
aller ?
J'essayerais, avant toute
chose, d'organiser des expositions de mode où l'on regarderait
autrement les vêtements, non plus comme des statues, des tableaux ou
des reliques, mais comme des choses vivantes. Pensés pour
accompagner le corps, liants d'une vie collective, ils sont réduits,
lorsqu'on les expose comme on le fait la plupart du temps, à l'état
de peaux mortes, de fragments inertes. J'aurais donc à cœur, une
fois entrée en fonctions, de ne pas les mettre sous verre, mais de
leur rendre le mouvement, en les portant à la scène sur des
corps animés et agissants, pour faire de l'exposition de mode un
spectacle capable de rendre à l'habit un peu de sa richesse
existentielle, sociale, émotionnelle. Quitte, bien sûr, lorsque
l'on voudra montrer des vêtements anciens, fragiles ou précieux, à
en donner à voir des reproductions modernes pour que ceux qui les
portent soient libres de bouger à leur aise – le budget de mon
institution étant illimité, et la ministre approuvant l'idée d'une
nécessaire sortie, en matière de mode, d'une obsession fétichiste
pour la pièce d'époque, ce ne sera en rien un problème.
Expériences imaginaires
Ma première idée sera de
proposer des reconstitutions historiques, plongeant le public dans
des reproductions grandeur nature de lieux où le vêtement se crée,
s'achète, se montre à une époque donnée : boutiques de
tailleurs, réceptions mondaines, salles de concert ou grands
magasins accueilleraient des tableaux vivants, conversations et
déambulations d'une foule en costume d'époque. Le vêtement, ainsi
situé dans un environnement qui lui serait « naturel »,
au cœur d'un époque, d'une ambiance, ne serait plus orphelin mais
rayonnerait avec tout l'esprit de son temps, se contemplerait comme
l'on contemple une fleur dans son paysage. À cette idée assez
séduisante, on peut tout de même objecter, d'abord, que
l'institution accueillant de tels événements se rapprocherait
dangereusement d'un parc d'attraction à thème historique, du style
Puy du Fou, et ensuite, que dresser de grands panoramas esthétiques
et sociaux où viennent s'inscrire les vêtements les éclaire d'une
certaine façon, mais ne nous aide pas vraiment à les penser.
Pourquoi ne pas, dans ce
cas, procéder tout à fait à l'inverse, et mettre les vêtements
sur scène pour mieux les isoler, pointer les forces qui sont leur
appartiennent en propre, en tentant de se saisir de certaines
rencontres ou situations où ils tiennent le rôle principal.
On laisserait tomber l'histoire du costume, pour aller vers des
histoires de vêtements. Les spectateurs assisteraient à de courtes
scènes, qui montreraient comment les habits organisent et
hiérarchisent la vie sensible, sociale, morale... Par exemple :
Deux hommes, dans les années
1950, se prennent pour les rois du monde – dans l'espace de
quelques mètres carrés, ils sont les plus beaux – jusqu'à
l'arrivée d'un mâle alpha habillé « à la mode américaine »,
qui sans même leur jeter un regard, les fait soudain se sentir
ridicules. Fascinés et humiliés, ils ne savent plus où se mettre,
mais ne peuvent se résoudre à quitter la place, parce qu'ils
voudraient bien encore contempler son blouson. Une version XVIIIe
siècle serait possible, avec deux bourgeois de province et un
gentilhomme à la mode parisienne.
Si l'on veut parler du
contemporain, on pourrait par exemple exposer l'entrée d'un homme en
short d'explorateur, luisant de crème solaire, dans un café à la
mode, créant dans son sillage un mouvement de désapprobation.
Chaque réaction particulière de la foule élégante, chaque
mimique, geste de condamnation, chaque rire et commentaire murmuré
seraient rendus. Ou encore, assister à une très longue discussion
sur une grosse dame en minijupe, mais à différentes époques, pour
comparer les arguments propres à chaque société.
À travers ces scènes, il
serait beau de parvenir non seulement à exposer les vêtements avec
les corps, mais aussi avec tout ce qui s'agite à la surface de ces
corps, tous les regards, mouvements, conversations infinies que le
vêtement suscite. Les jugements, les interdits tacites, les audaces,
les inconsciences, les façons de séduire, de s'engager, de se
mettre en danger. Idéalement, ce musée du vêtement vivant se
constituerait en miroir grossissant d'une place publique, où
adviendraient des rencontres furtives, où des groupes d'êtres se
croiseraient, se reconnaîtraient, s'inspecteraient les uns les
autres. Il y a aurait là de véritables ballets à créer.
Une autre possibilité, pour
déplacer un peu nos regards, serait encore de mettre à profit la
distance imaginaire entre les spectateurs et les acteurs de ces
événements, entre ces deux groupes de gens habillés – pour
dénaturaliser, inquiéter notre propre habillement : on ferait
patienter la foule dans une grande salle vide, à travers laquelle
passeraient régulièrement des groupes « en costume »,
comme des nuées d'oiseaux, qui les envelopperaient, les frôleraient,
discutant entre eux ou commentant bruyamment leurs propres costumes,
mais aussi la bizarrerie des habits contemporains qu'il ont à ce
moment l'occasion d'observer. Comme les coupes sont pauvres et les
pantalons serrés, comme les tissus sont vilains, etc. On n'ira pas
jusqu'à lyncher nos spectateurs, mais il serait drôle de les
embarrasser un peu, pour inverser notre habituel ébahissement devant
les costumes anciens.
En suivant cette piste, on
pourrait même habiller les spectateurs eux-mêmes de reproductions
de vêtements d'époque. Toute une garde-robe serait à leur
disposition, et peut-être quelques majordomes et femmes de chambre,
pour leur présenter les modèles et les aider à s'attifer. Le
premier arrivé se promènerait tout seul dans une salle, peut-être
remplie de miroirs, avec une drôle de sensation de lui-même, tout
corseté, tout empesé, ou bien tout drapé, c'est selon, mais au fur
et à mesure de l'arrivée des autres spectateurs, sa propre
silhouette lui semblerait de moins en moins étrange. Il observerait
alors des habits historiques comme on observe des habits
contemporains : en se retournant sur quelqu'un, en ne voyant
jamais tous les détails du tissu parce que l'autre est déjà loin.
Comme dans une petite arène, les spectateurs seraient lâchés dans
leurs costumes, déambuleraient un certain temps en s'admirant les
uns les autres, mais sentiraient aussi ce que le vêtement fait à
leur propre corps, comment ils sont forcés de marcher, de bouger, de
se tenir dans ces tenues anciennes. Ce serait une sorte de défilé
en pagaille, où les vêtements passent de corps en corps, où public
et mannequins se confondent.
Tentatives réelles et
frilosités
Le
modèle canonique du défilé, dans l'extrême simplicité de ses
codes, encourage d'ailleurs à une infinité de détournements et de
perversions, et c'est à son esthétique – pour en venir à des
expérimentations ayant dépassé l'état de fantasme –
qu'empruntent souvent ceux qui tentent aujourd'hui de faire vivre
autrement le vêtement : ainsi des défilés informels et
ravageurs qu'organise la revue en ligne Nouvelle
Vogue1,
aux thématiques provocantes (« Les roux ont une âme »,
« Cagoles » etc.) ou de l'événement DRAGUE que l'on a
pu voir l'année dernière à la galerie l'Amour, à Bagnolet, où
une foule de jeunes hommes travestis, transformés, aux corps peints,
pailletés ou augmentés se succédaient sur un podium pour offrir à
leur public un florilège de beautés post-genre, chacune incarnée
par une morphologie, une attitude, un charisme singulier. Dans une
veine plus minimaliste, le dernier spectacle d'Olivier Saillard,
Couture Essentielle, proposait un défilé sans vêtements, où
de grands pans de tissu noués, dénoués, drapés en un geste par
d'anciennes reines des podiums suffisaient à faire image,
chorégraphie, souvenir, évoquant par métonymie toute une vie dans
la mode. Célébration des arts de l'apparence mais aussi moments de
théâtre – approximatifs ou éblouissants – tous ces défilés
théâtraux sont des bouffées d'air frais, parlant de vêtement sans
parler de marques, hors logique publicitaire aussi bien qu'à l'écart
d'une « grande histoire » du vêtement (peut-être à
l'exception de Saillard, plus mythologique dans sa nostalgie), grande
histoire qui reste bien trop souvent une histoire du luxe et de la
pièce d'exception, merveilleuse, bien sûr, mais extrêmement
restreinte.
Il paraît par exemple
aberrant de penser que le Barbican Center de Londres, qui proposait
jusqu'à février dernier une exposition sur le passionnant thème du
« vulgaire », n'a presque donné à voir que des
vêtements de créateurs (quelques pièces de costume historique mis
à part), des pièces folles, bien sûr, audacieuses, démesurées,
mais des objets tout de même éminemment prestigieux et
légitimes, parce que nés dans le sacro-saint giron de la
fashion week. Difficile en effet pour nos musées d'imaginer
montrer, même dans le cadre d'une telle exposition, le véritable
objet du conflit, des vêtements loin de la haute-mode, ceux que l'on
irait chercher dans les vitrines criardes de magasins à bas prix, et
que l'on pourrait même mettre en opposition avec des modèles
prestigieux, pour essayer de mettre le doigt sur la frontière qui
sépare l'élégance de la vulgarité, pour tenter d'exposer les
barrières que trace le goût. Et on ne peut, plus généralement,
que regretter le désintérêt des grandes institutions pour les
garde-robes banales, les placards anonymes, populaires, qui écrivent
pourtant une histoire du vêtement tout aussi capitale. Exposer de
telles pièces reviendrait un peu à faire de la
micro-histoire, prendre une époque par une de ses incarnations les
plus communes, pour se poser d'autres questions. Comme, dans notre
cas, la question de l'élégance modeste des petits bourgeois, mais
aussi de l'habillement des classes les plus pauvres à travers le
monde, du vêtement de peu, voire des habits de fortune sans-abris,
lieu d'imagination hallucinante. Pour écrire une autre histoire, ou
du moins enrichir celle qui existe déjà, et rendre justice à
d'autres imaginaires vestimentaires.
1-
http://nouvelle-vogue.com
