samedi 3 mars 2018

L'exposition de mode à inventer / MAGAZINE






































L'exposition de mode à inventer

Supposons que notre nouvelle ministre de la culture, affligée par le manque d'inventivité des expositions de mode contemporaines, décide de créer un centre pour l'exposition expérimentale du vêtement, et qu'elle me nomme à sa tête. Devenue directrice et curatrice suprême d'un lieu de mode où tout est permis, à quels fantasmes pourrais-je alors me laisser aller ?

J'essayerais, avant toute chose, d'organiser des expositions de mode où l'on regarderait autrement les vêtements, non plus comme des statues, des tableaux ou des reliques, mais comme des choses vivantes. Pensés pour accompagner le corps, liants d'une vie collective, ils sont réduits, lorsqu'on les expose comme on le fait la plupart du temps, à l'état de peaux mortes, de fragments inertes. J'aurais donc à cœur, une fois entrée en fonctions, de ne pas les mettre sous verre, mais de leur rendre le mouvement, en les portant à la scène sur des corps animés et agissants, pour faire de l'exposition de mode un spectacle capable de rendre à l'habit un peu de sa richesse existentielle, sociale, émotionnelle. Quitte, bien sûr, lorsque l'on voudra montrer des vêtements anciens, fragiles ou précieux, à en donner à voir des reproductions modernes pour que ceux qui les portent soient libres de bouger à leur aise – le budget de mon institution étant illimité, et la ministre approuvant l'idée d'une nécessaire sortie, en matière de mode, d'une obsession fétichiste pour la pièce d'époque, ce ne sera en rien un problème.

Expériences imaginaires

Ma première idée sera de proposer des reconstitutions historiques, plongeant le public dans des reproductions grandeur nature de lieux où le vêtement se crée, s'achète, se montre à une époque donnée : boutiques de tailleurs, réceptions mondaines, salles de concert ou grands magasins accueilleraient des tableaux vivants, conversations et déambulations d'une foule en costume d'époque. Le vêtement, ainsi situé dans un environnement qui lui serait « naturel », au cœur d'un époque, d'une ambiance, ne serait plus orphelin mais rayonnerait avec tout l'esprit de son temps, se contemplerait comme l'on contemple une fleur dans son paysage. À cette idée assez séduisante, on peut tout de même objecter, d'abord, que l'institution accueillant de tels événements se rapprocherait dangereusement d'un parc d'attraction à thème historique, du style Puy du Fou, et ensuite, que dresser de grands panoramas esthétiques et sociaux où viennent s'inscrire les vêtements les éclaire d'une certaine façon, mais ne nous aide pas vraiment à les penser.

Pourquoi ne pas, dans ce cas, procéder tout à fait à l'inverse, et mettre les vêtements sur scène pour mieux les isoler, pointer les forces qui sont leur appartiennent en propre, en tentant de se saisir de certaines rencontres ou situations où ils tiennent le rôle principal. On laisserait tomber l'histoire du costume, pour aller vers des histoires de vêtements. Les spectateurs assisteraient à de courtes scènes, qui montreraient comment les habits organisent et hiérarchisent la vie sensible, sociale, morale... Par exemple :
Deux hommes, dans les années 1950, se prennent pour les rois du monde – dans l'espace de quelques mètres carrés, ils sont les plus beaux – jusqu'à l'arrivée d'un mâle alpha habillé « à la mode américaine », qui sans même leur jeter un regard, les fait soudain se sentir ridicules. Fascinés et humiliés, ils ne savent plus où se mettre, mais ne peuvent se résoudre à quitter la place, parce qu'ils voudraient bien encore contempler son blouson. Une version XVIIIe siècle serait possible, avec deux bourgeois de province et un gentilhomme à la mode parisienne.
Si l'on veut parler du contemporain, on pourrait par exemple exposer l'entrée d'un homme en short d'explorateur, luisant de crème solaire, dans un café à la mode, créant dans son sillage un mouvement de désapprobation. Chaque réaction particulière de la foule élégante, chaque mimique, geste de condamnation, chaque rire et commentaire murmuré seraient rendus. Ou encore, assister à une très longue discussion sur une grosse dame en minijupe, mais à différentes époques, pour comparer les arguments propres à chaque société.
À travers ces scènes, il serait beau de parvenir non seulement à exposer les vêtements avec les corps, mais aussi avec tout ce qui s'agite à la surface de ces corps, tous les regards, mouvements, conversations infinies que le vêtement suscite. Les jugements, les interdits tacites, les audaces, les inconsciences, les façons de séduire, de s'engager, de se mettre en danger. Idéalement, ce musée du vêtement vivant se constituerait en miroir grossissant d'une place publique, où adviendraient des rencontres furtives, où des groupes d'êtres se croiseraient, se reconnaîtraient, s'inspecteraient les uns les autres. Il y a aurait là de véritables ballets à créer.

Une autre possibilité, pour déplacer un peu nos regards, serait encore de mettre à profit la distance imaginaire entre les spectateurs et les acteurs de ces événements, entre ces deux groupes de gens habillés – pour dénaturaliser, inquiéter notre propre habillement : on ferait patienter la foule dans une grande salle vide, à travers laquelle passeraient régulièrement des groupes « en costume », comme des nuées d'oiseaux, qui les envelopperaient, les frôleraient, discutant entre eux ou commentant bruyamment leurs propres costumes, mais aussi la bizarrerie des habits contemporains qu'il ont à ce moment l'occasion d'observer. Comme les coupes sont pauvres et les pantalons serrés, comme les tissus sont vilains, etc. On n'ira pas jusqu'à lyncher nos spectateurs, mais il serait drôle de les embarrasser un peu, pour inverser notre habituel ébahissement devant les costumes anciens.

En suivant cette piste, on pourrait même habiller les spectateurs eux-mêmes de reproductions de vêtements d'époque. Toute une garde-robe serait à leur disposition, et peut-être quelques majordomes et femmes de chambre, pour leur présenter les modèles et les aider à s'attifer. Le premier arrivé se promènerait tout seul dans une salle, peut-être remplie de miroirs, avec une drôle de sensation de lui-même, tout corseté, tout empesé, ou bien tout drapé, c'est selon, mais au fur et à mesure de l'arrivée des autres spectateurs, sa propre silhouette lui semblerait de moins en moins étrange. Il observerait alors des habits historiques comme on observe des habits contemporains : en se retournant sur quelqu'un, en ne voyant jamais tous les détails du tissu parce que l'autre est déjà loin. Comme dans une petite arène, les spectateurs seraient lâchés dans leurs costumes, déambuleraient un certain temps en s'admirant les uns les autres, mais sentiraient aussi ce que le vêtement fait à leur propre corps, comment ils sont forcés de marcher, de bouger, de se tenir dans ces tenues anciennes. Ce serait une sorte de défilé en pagaille, où les vêtements passent de corps en corps, où public et mannequins se confondent.

Tentatives réelles et frilosités

Le modèle canonique du défilé, dans l'extrême simplicité de ses codes, encourage d'ailleurs à une infinité de détournements et de perversions, et c'est à son esthétique – pour en venir à des expérimentations ayant dépassé l'état de fantasme – qu'empruntent souvent ceux qui tentent aujourd'hui de faire vivre autrement le vêtement : ainsi des défilés informels et ravageurs qu'organise la revue en ligne Nouvelle Vogue1, aux thématiques provocantes (« Les roux ont une âme », « Cagoles » etc.) ou de l'événement DRAGUE que l'on a pu voir l'année dernière à la galerie l'Amour, à Bagnolet, où une foule de jeunes hommes travestis, transformés, aux corps peints, pailletés ou augmentés se succédaient sur un podium pour offrir à leur public un florilège de beautés post-genre, chacune incarnée par une morphologie, une attitude, un charisme singulier. Dans une veine plus minimaliste, le dernier spectacle d'Olivier Saillard, Couture Essentielle, proposait un défilé sans vêtements, où de grands pans de tissu noués, dénoués, drapés en un geste par d'anciennes reines des podiums suffisaient à faire image, chorégraphie, souvenir, évoquant par métonymie toute une vie dans la mode. Célébration des arts de l'apparence mais aussi moments de théâtre – approximatifs ou éblouissants – tous ces défilés théâtraux sont des bouffées d'air frais, parlant de vêtement sans parler de marques, hors logique publicitaire aussi bien qu'à l'écart d'une « grande histoire » du vêtement (peut-être à l'exception de Saillard, plus mythologique dans sa nostalgie), grande histoire qui reste bien trop souvent une histoire du luxe et de la pièce d'exception, merveilleuse, bien sûr, mais extrêmement restreinte.
Il paraît par exemple aberrant de penser que le Barbican Center de Londres, qui proposait jusqu'à février dernier une exposition sur le passionnant thème du « vulgaire », n'a presque donné à voir que des vêtements de créateurs (quelques pièces de costume historique mis à part), des pièces folles, bien sûr, audacieuses, démesurées, mais des objets tout de même éminemment prestigieux et légitimes, parce que nés dans le sacro-saint giron de la fashion week. Difficile en effet pour nos musées d'imaginer montrer, même dans le cadre d'une telle exposition, le véritable objet du conflit, des vêtements loin de la haute-mode, ceux que l'on irait chercher dans les vitrines criardes de magasins à bas prix, et que l'on pourrait même mettre en opposition avec des modèles prestigieux, pour essayer de mettre le doigt sur la frontière qui sépare l'élégance de la vulgarité, pour tenter d'exposer les barrières que trace le goût. Et on ne peut, plus généralement, que regretter le désintérêt des grandes institutions pour les garde-robes banales, les placards anonymes, populaires, qui écrivent pourtant une histoire du vêtement tout aussi capitale. Exposer de telles pièces reviendrait un peu à faire de la micro-histoire, prendre une époque par une de ses incarnations les plus communes, pour se poser d'autres questions. Comme, dans notre cas, la question de l'élégance modeste des petits bourgeois, mais aussi de l'habillement des classes les plus pauvres à travers le monde, du vêtement de peu, voire des habits de fortune sans-abris, lieu d'imagination hallucinante. Pour écrire une autre histoire, ou du moins enrichir celle qui existe déjà, et rendre justice à d'autres imaginaires vestimentaires.
1- http://nouvelle-vogue.com