De vrais vêtements ?
L'opposition entre
mode et vêtements, sous-entendu entre habits futiles et « vrais
vêtements » nourrit aujourd'hui le travail et le discours d'un
certain nombre de designers. Historiquement, cette dichotomie était
plutôt externe au discours des acteurs du monde de la mode, réservée
aux moralistes qui la prenaient en grippe. Elle vient désormais
fonder les stratégies commerciales de marques aussi diverses que
Margaret Howell, Lemaire, ou Koché, se donnant pour projet de
revenir, chacune à leur manière, à un vêtement que l'on pourrait
appeler « réaliste ». Mais de quoi parle-t-on quand on
parle de vêtement « réel » ou de « vrai »
habit ?
Double
irréalité de la mode
Si les
« Vetements » sans accent circonflexe de Demna Gvasalia
n'ont pas été précurseurs de ce mouvement, ils en cristallisent un
certain nombre d'exigences : rapport assumé au quotidien et au
banal, culte de la fausse négligence, et érection du confort
physique en critère absolu. La « réalité » n'est pas
ici un critère économique, on le sait, ces créations sont loin
d'être abordables pour le commun des mortels. On parle plutôt de
vêtements à la fois haut-de-gamme et confortables, de vêtements
esthétiquement exigeants, mais que l'on peut porter toute une
journée – une journée « réelle » c'est-à-dire une
journée passée hors de chez soi, dans le monde de la ville, et
peut-être même, comble de l'audace, une journée de travail –
sans s'en trouver dérangé. Lotta Volkova, cofondatrice de
Vetements, le dit-elle même : le label est parti de la question
« qu'aimerions-nous, moi et mes amis, porter ? ».
Habit portable
dans « la vraie vie », habit qui peut épater mais aussi
être oublié une fois enfilé, ce « vêtement réel »
existe donc par opposition au vêtement d'apparat, qui est non
seulement celui des traditions surannées de la haute-couture, mais
aussi celui des propositions aberrantes de bien des créateurs de
prêt-à-porter – comme Marc Jacobs, pour ne citer que lui –
continuant de décliner à chaque saison des modèles grandioses et
fascinants de choses que l'on n'a pas vraiment envie d'enfiler :
chaussures acrobatiques, robes handicapantes, matériaux si précieux
qu'ils suffisent à dissuader de sortir de chez soi. Ces vêtements
n'ont d'ailleurs souvent pas même vocation à être portés, mais
constituent seulement une façade commerciale, purs gadgets
publicitaires de labels se concentrant désormais sur leurs ventes de
maroquinerie et de cosmétiques.
Le
destin de tels vêtements est seulement de faire image, d'être les
plus « picturaux » possible, les plus frappants au sein
des colonnes minuscules et fugaces d'une page Instagram, et peu
importe alors qu'ils puissent ou non intégrer l'existence
quotidienne d'un quelconque être humain. Images virales dont les
exemplaires réels sont aussi rares qu'onéreux, aussi beaux
qu'insortables, destinés à une micro-élite économique qui ne les
désirera que peu de temps et ne les portera que quelques fois, mais
qui n'aura cependant pu les trouver en magasin que plusieurs mois
après les avoir aperçus sur le podium d'un défilé, les vêtements
de luxe peuvent, effectivement, ressembler à des fantômes d'habits.
D'où les critiques de certains acteurs du monde de la mode ou
d'auteurs, qui, comme Anja Aronowsky Cronberg constatent que « La
mode semble aujourd'hui avoir délaissé la réalité des vêtements
que l'on porte dans la vie quotidienne pour devenir le produit dérivé
de l'image d'une marque »1.
Défendre des
modes de vie
Cet
intérêt pour « la réalité des vêtements » ne soulève
donc pas seulement les questions du confort ou du droit à la
nonchalance, il pointe aussi l'éloignement progressif du design de
mode avec toute réalité vécue, toute intimité, mais aussi toute
identité, pour se contenter de faire tourner à vide le kaléidoscope
de signes arbitraires d'un système publicitaire clos sur lui-même.
Cherchant à relier le vêtement à la vie quotidienne on cherche,
aussi, à parler d'histoire, personnelle et collective, et peut-être
le vêtement réel est-il, enfin, celui qui prend
racine quelque part,
dans un récit partagé, une communauté, un héritage, celui qui
sait s'identifier avec un mode de vie.
On pense à la
designer anglaise Margaret Howell dont le travail s'inspire, non sans
une forme de nostalgie, de la grande tradition du vestiaire bourgeois
britannique : trenchs, vestes en tweed, et pantalons à pinces
deviennent chez elle les expressions insurpassables d'une forme
d'élégance pratique et universelle. La culture vestimentaire dont
elle se fait le chantre n'a pas peur du quotidien, du banal, ni même
de l'ancien : elle-même grande nostalgique et amatrice de
vêtements de seconde-main, elle veut créer des vêtements qui
durent, des vêtements porteurs d'histoire plutôt que des vêtements
qui impressionnent. Si la qualité du tissu, la perfection classique
de la coupe et le soin pris à la fabrication l'emportent chez elle
sur la fantaisie, c'est dans un mouvement de défense contre notre
folie contemporaine de la surproduction textile, dans une volonté de
renouer avec un temps long du vêtement, philosophie n'estimant au
fond rien plus que les vêtements aimés durant l'enfance, et qui
érige le vieux pardessus du père en ultime idéal esthétique.
Bien
des discours de jeunes marques, quoique très éloignées de cet
idéal d'élégance à l'ancienne, et peut-être aussi moins
préoccupées de ralentir l'économie de la mode, racontent un même
désir de retourner à des habits forts d'une densité identitaire,
s'ancrant par exemple dans l'histoire contemporaine des modes de vie
urbains, populaires, des cultures de la banlieue ou du hip-hop. La
réapparition de la culture streetwear
sur les podiums a de fait souvent été soutenue par des discours sur
la nécessité d'une sincérité idéologique et identitaire du
vêtement, notamment chez des labels français tels qu'Avoc ou Koché,
choisissant même, le plus souvent, d'organiser leurs défilés dans
des lieux publics, points-clés d'une géographie parisienne vécue,
tels que le Forum des Halles, des terrains de football, le Passage
du Prado, et plus récemment, la grande friperie Kiliwatch, lieux de
passage et de mixité sociale, par opposition aux cocons abstraits et
aseptisés qui accueillent les grands défilés. S'inscrire dans la
matière même du réel, embrasser tel qu'il est un monde commun,
pour en tirer des vêtements de mode qui soient immédiatement connus
et reconnus comme intimes, porteurs d'histoire, voilà peut-être le
rêve fondateur de telles démarches. Et lorsque
Gosha Rubchinskiy collabore avec des marques de sportswear
italien telles que Sergio Tacchini, Kappa et Fila, la boucle est
bouclée : on ne peut sans doute pas aller plus loin dans le
culte du « réel » qu'en transposant sans presque aucune
modification un vêtement populaire, banal, vêtement quotidien au
style sans grande prétention, sur un podium de fashion-week.
Mais ce véritable petit bout de monde réel qu'est un vieux modèle
de pull Fila, pris quasiment tel quel et exposé aux flashs de
photographes venus du monde entier, ne devient-il pas alors
immédiatement
autre ?
Tout objet banal, indifférent, mis sur un podium et devenant ainsi
un objet de mode actuel, n'est-il pas immédiatement débordé par la
valeur nouvelle dont il devient porteur ? Car charger un vêtement de
la simple conscience d'être la dernière expression du cool, suffit,
en soi-même, à transcender toute valeur d'usage, toute
praticabilité, mais aussi toute l'histoire dont il est chargé, pour
en faire un objet de fantasme : un vêtement plus cher, plus
désirable, plus flatteur que tous les autres. Ou du moins un objet
saillant, un objet qui donne un relief nouveau à la vie quotidienne.
Et c'est là tout le paradoxe de ces philosophies du vêtement vrai,
puisant à la source de l'expérience commune pour nécessairement
venir bouleverser, transcender, l'inspiration qu'elle leur offre.
1Vestoj
n°5, On Slowness
