Le vêtement comme libido
De quoi a-t-on envie quand
on a envie de mode
? De distinction sociale ? De
pouvoir érotique ? Peut-être d'air frais tout simplement, d'un
ciel nouveau. Changer de vêtements comme on changerait de vie en
rêve : voilà certainement un des fondements souterrains de ce qu'on
peut appeler la pulsion de mode. Tous les défilés, toutes nos
magazines nous racontent, par leurs ambiances, par leurs silhouettes,
des histoires. Ils nous parlent de femmes et d'hommes qui existent en
rêve et que l'on pourrait devenir. En adhérant à la dernière
mode, on ne fait rien d'autre que de vouloir croire aux contes que
les collections nous racontent, rien d'autre qu'endosser le rôle,
nouveau, d'un de leurs personnages fantasmés : pouvoir renaître
à chaque saison, voilà ce que met en jeu le désir de mode.
Imaginations sensibles
S'abandonner aux récits des catwalks,
c'est se laisser emporter par des courants imaginaires, vers d'autres
lieux d'existence. Seulement, la cadence de suivi et d'abandon de
formes et de styles est aujourd'hui tellement rapide qu'il serait
absurde de continuer de penser que l'on aime un vêtement parce qu'il
exprime le contenu d'une
intériorité, une individualité profonde et stable. En adhérant
successivement ou même simultanément à des tendances aussi
étrangères l'une à l'autre que, par exemple, le streetwear et le
bondage, on ne donne que le signe d'une pulsion vers le rêve, dont
les résultats aussi variés que contradictoires nous désignent
surtout comme des êtres de mouvement, d'incertitude et de désir.
S'il nous faut maintenant des pré-collections pour patienter jusqu'à
la fashion week, mais aussi la suivie quotidienne de marques,
de designers ou d'icônes de mode sur les réseaux sociaux, s'il
manque toujours un dernier terme à notre soif de style, c'est
qu'elle est en elle-même une libido quelque
part indifférente au dernier objet qu'elle désire. Envie
de percevoir le monde et soi-même sous un jour nouveau, d'imaginer
des vies possibles, concupiscence non pas charnelle mais simplement
sensuelle, perceptive. Car la
mode est d'abord un goût pour l'image, pour les combinaisons de
formes, couleurs et matières, et de ce fait un plaisir perceptif.
Saint-Augustin décrivait dans la Cité de Dieu
cette passion du sensible ou « libido sentiendi », comme
un désir de percevoir, désir charnel élargi dont participe
certainement notre goût du vêtement. Le plaisir de porter de
nouveaux vêtements est le plaisir d'une sensation intensifiée
de soi-même, qui est aussi augmentation du rayonnement de notre
présence dans le monde, et bien sûr dans les yeux d'autrui. À la
fois acteur et spectateur de lui-même, le corps rhabillé est un
corps qui jouit de raconter des histoires par le biais d'une
silhouette.
La liberté dans l'aléatoire
Et, heureusement, cette présence
esthétique au monde est un lieu où l'on a toujours le choix d'être
un autre, ou même de se faire renégat : apaisement relatif face à
l'angoisse de la liberté, la mode permet d'essayer d'être
quelque chose pour un temps que
l'on sait provisoire.
À travers elle, le corps s'accomplit
dans le multiple, par oppositions et combinaisons de styles, par
épuisement de tous les possibles. Elle est donc non seulement une
pulsion sensible, sensuelle, mais aussi une pulsion qu'on pourrait
appeler morale, celle d'une vie libérée du définitif, qui se
laisse aller au hasard et à l'aléatoire. Car choisir un vêtement
relève plus d'une disponibilité à la chance que d'une liberté
créatrice. S'habiller à la mode n'est que se lancer dans le grand
bain de la possibilité, se laisser aller à l'attente d'un plaisir
encore indéterminé, à la séduction d'objets encore mystérieux au
moment où on se prend à rêver d'une nouvelle apparence. Désirer
un vêtement à la mode, c'est s'identifier à lui, mais d'une
identification comme impromptue, passagère, qui oscille entre le
caractère sans appel de l'envie et le dérisoire de sa durée. Le
choix du vêtement exalte la liberté en même temps qu'il nie ses
effets, car le choix n'est jamais définitif, il est toujours
réversible. On fournit un engagement évanescent, sans angoisse
quant aux possibilités négligées ou abandonnées au profit de la
mode : elle reviendront. On engage pour un jour ou une saison
l'espace de son corps, on n'engage pas le temps de sa vie. La mode
est quelque part entre l'acte et la trêve, la décision et le délai.
Elle est le repos de l'espèce qui doit agir pour être, le lieu où
en se fabriquant soi-même on s'abandonne, même sans le vouloir, à
son temps. Elle est, si l'on veut, de la liberté dédramatisée,
facilitée.
La souplesse morale et la loi de la
nouveauté qui caractérisent notre XXIe siècle ne font peut-être
que laisser le champ libre à la tendance profonde qu'est le désir
de mode, et qui n'a d'ailleurs pas attendu l'arrivée des arrivages
quotidiens du shopping en ligne pour se manifester. En couvrant nos
corps d'attributs changeants, la mode a toujours laissé voir une
humanité toute de possibilité et d'inachèvement, construisant et
reconstruisant notre image au hasard de pillages et d'inventions
impromptus qui placent, aujourd'hui plus que jamais, nos existences
sous le signe du sursis et du temporaire. Notre image devient un
espace de flottaison, de variabilité et d'éparpillement du réel.
Recyclage et intimité
Et peu importe alors que comme tout
désir obsessionnel, la mode ne progresse pas, mais oublie, retrouve,
invente parfois, mais se répète souvent. Les vieilles critiques de
la mode comme art amnésique ne voient pas bien loin : oui, les
formes et les inspirations se répètent, rebondissent d'époque en
époque, mais jamais de la même façon, parce qu'elles sont toujours
investies d'un nouvel esprit, de nouvelles aspirations, de nouveaux
corps. Les affiches Jugendstil de Koloman Moser ne sont pas celles,
psychédéliques, de Stanley Miller, bien qu'elles se ressemblent
parfois comme deux gouttes d'eau. Peu importe que les années 1970
soient alors si redevables de leurs formes esthétiques à un
mouvement antérieur, si le psychédélisme les a rendues à nouveau
vivantes, les a proprement ressuscitées. De même pour la
mode contemporaine à qui on reproche de préférer le ressassement à
l'invention, alors que toute réutilisation, détournement,
réappropriation tend à être une production à part entière. Les
années 90 que l'on rêve aujourd'hui ne sont pas celles qu'on a
vécues mais d'autres, fantasmées, qui engendreront certainement une
expérience nouvelle des apparences. C'est-à-dire qu'en s'habillant
aujourd'hui comme d'autres s'habillaient avant, on ne peut jamais
simplement revenir à leur présent. L'appel conscient à
d'anciens styles vestimentaires, surtout mainstream ou frontalement
vulgaires (cette année, on s'est quand même vu prophétiser le
retour du jogging Juicy Couture) est en fait le signe que n'importe
quel vêtement peut être le lieu d'une pulsion imaginaire, et que
l'on peut quitter le réel au moyen de ce qui a un jour été sa plus
banale expression, en bref, le signe que le désir peut investir
l'image de presque tous les mondes vécus, aussi étrangers nous
soient-ils au fond. Pour reprendre les mots qu'avait de Michel de
Certeau à propos de la consommation créatrice, la mode
contemporaine « braconne » sans relâche dans son
histoire, arrache les images à leur sens pour les investir d'une
subjectivité nouvelle. Et ces recompositions permanentes, ces
réutilisations ne sont peut-être pas tant du côté de l'amnésie
et de l'irrationnel qu'elles ne relèvent d'un besoin de composer des
identités toujours plus complexes et nuancées, conscientes de
toutes les formes que nous a laissées l'histoire. De nouveaux rêves
avec de vieilles matières, voilà ce que tâche de faire la mode,
sans doute plus dignement qu'on ne saurait le penser.
