mardi 6 mars 2018

Le Voguing, ou le luxe à contre-courant / MAGAZINE








Le luxe à contre-courant : Retour sur la naissance du Voguing

Comment faire sienne une culture des apparences prestigieuses dont on est exclu, dans une société qui ne veut pas de nos corps ? Comment parvenir à être, non pas seulement beau, mais magnifique, lorsque les normes de beauté du monde dans lequel on vit ne sont pas faites pour nous ? Voilà les questions que pose et ne cesse de poser, depuis une cinquantaine d'années, la danse Vogue, ou Voguing. Danse des marges, de minorités homosexuelles afro-latinos cherchant à concilier leur état d'hommes homosexuels, pauvres et racisés, avec l'imaginaire qui leur était propre, celui du luxe, des magazines de mode féminins et de leurs mannequins, elle est tout de suite une danse des marges qui sortent de leur rang.


Personne ne devrait être trop pauvre pour entrer dans les boutiques des grands créateurs, trop homme pour se maquiller, ni trop noir pour se fondre parmi les membres de la la haute-société. De grands concours festifs de costume et danse, les « balls », feront vivre ces exigences, alors scandaleuses, de la première génération de voguers. S'ils ne peuvent pas poser dans Vogue en tenue de gala, ils danseront donc le Vogue dans les boîtes de New-York. C'est ce qu'explique le grand pionnier du genre, Willi Ninja, dans le reportage What is Vogue ? : les voguers partent d'une mode qui leur est inaccessible, celle des grandes revues glamour réservées aux élites blanches féminines pour « la faire vivre d'une autre vie », au moyen d'une récupération de tout « ce que fait un mannequin dans un magazine ».
Pour compenser l'absence réelle de vêtements luxueux, l'art de la pose des mannequins est ainsi poussé à son extrême limite, amplifié, compliqué, accéléré jusqu'à devenir auto-suffisant, chorégraphie qui vient habiller et sublimer le corps d'une manière nouvelle. La contorsion plastique du corps des top-models, technique accessoire de la présentation de soi, devient chez les voguers un art à part entière, vivant et spectaculaire : les danseurs arrachent, par leur virtuosité physique, la grâce sur papier glacé et toute enroulée de vêtements hors de prix, que les éditoriaux de mode ne pouvaient leur offrir en partage. C'est en prenant à bras le corps la grâce de ces images fixes et lointaines, mais aussi en la soumettent, à l'occasion de compétitions, à de nouvelles normes, à de nouveaux critères d'évaluation qui leurs sont propres (comme la notion de fierceness, élégance de combat, à la fois hautaine et agressive) que les voguers parviennent à créer de nouvelles valeurs à partir de leurs formes conventionnelles.
Par ailleurs, la naissance du Voguing ne fut pas seulement celle d'une danse, mais aussi de toute une génération de couturiers, de costumiers et de designers de l'ombre. Un de leurs buts avoués étaient de pouvoir enfin, lors des balls, « avoir l'air d'être quelqu'un », c'est-à-dire de quelqu'un d'important socialement, qui présente bien, dont les apparences sont remarquées et remarquables. Pour les voguers, comme pour les non moins fantasques zoot suiters qui les précédèrent dans l'histoire, le droit à s'habiller aussi fastueusement que la bourgeoisie blanche était un enjeu politique primordial. Muhammad Omni, s'entretenant avec Chantal Regnault dans Voguing and the House ballroom scene of NYC revient sur la grande et difficile entreprise de création vestimentaire que furent aussi les balls, prenant pour référence des mondes dont ils n'avaient pas les moyens financiers ni techniques :

« On a fait ce qu'on avait à faire, sans avoir été aidés par des associations artistiques ou caritatives. Ça venait de la base, direct des poches de gens qui travaillaient dur à transformer leur rien en un quelque chose, qui étaient exclus de l'industrie de la mode et du divertissement, et avaient à travailler encore plus dur pour créer quelque chose de glamour. »

L'apparence élégante, si l'on en croit la Théorie de la classe de loisirs de Veblen, viendrait traditionnellement distraire un état de prospérité oisive et désœuvrée dont elle se ferait l'ultime symbole. Mais chez les voguers, elle est tout au contraire le fruit d'un labeur acharné et les grandioses costumes de scène qui défilent lors des balls sont souvent créés pièce par pièce, patiemment, par celui-là même qui les porte. Le plus superbe ne sera pas le plus riche d'entre tous, mais celui qui aura le plus travaillé à son propre éclat. Pour resplendir dans un monde dont la cherté nous interdit toute magnificence, il ne reste plus qu'à se faire couturier-bricoleur : le Voguing, qui émerge dans les mêmes années que le Do It Yourself des punks, tout en héritant du caractère artisanal des bals costumés des drag queens, est, ainsi que l'écrit Jesse Green un renouvellement permanent de « la victoire de l'imagination sur la pauvreté » et on lit dans les entretiens de Chantal Regnault d'incroyables astuces de fabrication des costumes, allant parfois jusqu'à l'utilisation de pièces de plomberie pour faire briller une tenue d'un soir.
Mais ayant pour références esthétiques majeures le monde de la mode, du luxe, du show-business, mondes consumériste où priment le symbole et la marque, les voguers se détourent en fait assez rapidement du fait-maison pour lui préférer une esthétique de la consommation ostentatoire. Ce passage d'une tradition artisanale de la couture en chambre au culte de la griffe est mentionné dans un certain nombre de témoignages comme un tournant important dans l'histoire du mouvement, car si le Voguing a toujours été affaire de glamour, de séduction et d'élégance, il n'a donc pas toujours été affaire de logos. Ici l'ancien voguer Danny Chislom, s'entretenant avec Chantal Regnault et revenant sur l'évolution des soirées dans les années 1990 :

« Les gens ne fabriquaient plus leurs vêtements eux-mêmes. On voulait des griffes de couturiers, ce qui était d'une certaine façon plus glamour, plus dans l'esprit mannequin. »

Vouloir porter des vêtements de designer célèbre, avoir « l'esprit mannequin » si fantasmatique en ces années, était à la fois certainement signe d'un désir de rendre réel, socialement concret le faste des leurs costumes, moyen encore plus fort de sortir de sa condition par le vêtement, et, en même temps, une continuation du projet de détournement et de subversion des symboles de prestige traditionnels. Car tout en cherchant à se faire voir dans des vêtements de provenance luxueuse, les voguers marquent le plus souvent leur conscience du peu d'importance du caractère économique réel de cette consommation. C'est-à-dire que comme les rivières d'or des costumes des drag-queens, les produits griffés ne restent généralement que le symbole fugace d'une gloire d'un soir. L'apparence excuse une fois de plus tous les moyens de l'atteindre, comme on peut le voir lorsque Tommie Labeija raconte, encore à Chantal Regnault, qu'il a triomphé lors d'un ball en défilant dans un costume griffé, mais acheté avec un faux chèque. La question n'était pas de savoir d'où venaient les vêtements ou bien à quelle réalité économique ils renvoyaient, ni d'intégrer réellement les rangs de ceux dont on reproduisait les apparences, mais d'élever la pure parade vestimentaire au rang d'art, de brandir le port de la griffe comme signe de prestige individuel, dusse-t-il être un simple feu d'artifice somptuaire.
Le fait le plus symptomatique de cette utilisation des griffes de luxe par les voguers remonte en réalité à la création des premières houses. Un certain nombre de ces « maisons » où se regroupent les danseurs, sortes de familles artistiques que supervise la figure tutélaire de la Mother, furent en effet nommées d'après des grands couturiers : House of Saint-Laurent, House of Chanel, House of Miyake-Mugler... En venant remplacer de ces patronymes ceux des jeunes voguers pris sous leur aile, les houses les enveloppent d'un prestige nouveau, et viennent couronner les premières victoires sur le podium, premier signe d'entrée effectif dans le monde du Voguing. Les noms de famille devenus griffes sont, par cet usage détourné, rappelés à leur état patronymique premier, celui donc de marqueurs sociaux, de puissance symbolique venant sceller par la seule force d'initiales l'identité et la légitimité d'un groupe. S'enveloppant du prestige de ces noms comme de l'ombre d'un tissu précieux, les voguers mettent en scène – en même temps qu'ils en jouissent – le caractère conventionnel et imaginaire dont se charge l'étiquette d'un vêtement de luxe, la primauté du code social dans la pratique de l'élégance.
Loin de se constituer en simples ersatzs d'un monde dont ils ne pourraient jamais embrasser la réalité, les balls, en déclarant la trêve de tous les interdits vestimentaires et la disponibilité en libre-service de tous les signes traditionnels du genre et du prestige social, sont donc au contraire des lieux où se réinvente et se détourne la pensée des apparences et où s'affirme un nouvel ordre vestimentaire. Car si les voguers recherchent vêtements luxueux et symboles prestigieux, ils se les approprient par la force, d'une façon qu'on pourrait presque appeler illicite, en en donnant un reflet approximatif, sans-le-sou, transformant des symboles intouchables en abris protecteurs et offrant enfin de toute les beautés interdites un spectacle joyeusement ironique.