Le luxe à
contre-courant : Retour sur la
naissance du Voguing
Comment faire sienne une culture
des apparences prestigieuses dont on est exclu, dans une société
qui ne veut pas de nos corps ? Comment parvenir à être, non
pas seulement beau, mais magnifique, lorsque les normes de beauté du
monde dans lequel on vit ne sont pas faites pour nous ? Voilà
les questions que pose et ne cesse de poser, depuis une cinquantaine
d'années, la danse Vogue, ou
Voguing. Danse des marges, de minorités homosexuelles
afro-latinos cherchant à concilier leur état d'hommes homosexuels,
pauvres et racisés, avec l'imaginaire qui leur était propre, celui
du luxe, des magazines de mode féminins et de leurs mannequins, elle
est tout de suite une danse des marges qui sortent de leur rang.
Personne
ne devrait être trop pauvre pour entrer dans les boutiques des
grands créateurs, trop homme pour se maquiller, ni trop noir pour se
fondre parmi les membres de la la haute-société. De grands
concours festifs de costume et danse, les « balls »,
feront vivre ces exigences, alors scandaleuses, de la première
génération de voguers.
S'ils ne peuvent pas poser dans Vogue en tenue de gala,
ils danseront donc le Vogue dans
les boîtes de New-York. C'est ce qu'explique le grand
pionnier du genre, Willi Ninja,
dans le reportage What
is Vogue ? :
les voguers
partent d'une mode qui leur est inaccessible, celle des grandes
revues glamour réservées aux élites blanches féminines pour « la
faire vivre d'une autre vie », au moyen d'une récupération de
tout « ce que fait un mannequin dans un magazine ».
Pour
compenser l'absence réelle de vêtements luxueux, l'art de la pose
des mannequins est ainsi poussé à son extrême limite, amplifié,
compliqué, accéléré jusqu'à devenir auto-suffisant, chorégraphie
qui vient habiller et sublimer le corps d'une manière nouvelle. La
contorsion plastique du corps des top-models, technique accessoire de
la présentation de soi, devient chez les voguers
un art à part entière, vivant et spectaculaire : les danseurs
arrachent, par leur virtuosité physique, la grâce sur papier glacé
et toute enroulée de vêtements hors de prix, que les éditoriaux de
mode ne pouvaient leur offrir en partage. C'est en prenant à bras le
corps la grâce de ces images fixes et lointaines, mais aussi en la
soumettent, à l'occasion de compétitions, à de nouvelles normes, à
de nouveaux critères d'évaluation qui leurs sont propres (comme la
notion de fierceness,
élégance de combat, à la fois hautaine et agressive) que les
voguers
parviennent à créer de nouvelles valeurs à partir de leurs formes
conventionnelles.
Par
ailleurs, la naissance du Voguing
ne fut pas seulement celle d'une danse, mais aussi de toute une
génération de couturiers, de costumiers et de designers de l'ombre.
Un de leurs buts avoués étaient de pouvoir enfin, lors des balls,
« avoir l'air d'être quelqu'un », c'est-à-dire de
quelqu'un d'important socialement, qui présente bien, dont les
apparences sont remarquées et remarquables. Pour les voguers,
comme pour les non moins fantasques zoot
suiters qui les
précédèrent dans l'histoire, le droit à s'habiller aussi
fastueusement que la bourgeoisie blanche était un enjeu politique
primordial. Muhammad Omni, s'entretenant avec Chantal Regnault
dans Voguing and the House ballroom scene of NYC revient sur
la grande et difficile entreprise de création vestimentaire que
furent aussi les balls, prenant pour référence des mondes
dont ils n'avaient pas les moyens financiers ni techniques :
« On
a fait ce qu'on avait à faire, sans avoir été aidés par des
associations artistiques ou caritatives. Ça venait de la base,
direct des poches de gens qui travaillaient dur à transformer leur
rien en un quelque chose, qui étaient exclus de l'industrie de la
mode et du divertissement, et avaient à travailler encore plus dur
pour créer quelque chose de glamour. »
L'apparence
élégante, si l'on en croit la Théorie de la classe de loisirs
de Veblen, viendrait traditionnellement distraire un état de
prospérité oisive et désœuvrée dont elle se ferait l'ultime
symbole. Mais chez les voguers, elle est tout au contraire le
fruit d'un labeur acharné et les grandioses
costumes de scène qui défilent lors des balls
sont souvent créés pièce par pièce, patiemment, par celui-là
même qui les porte. Le plus superbe ne sera pas le plus riche
d'entre tous, mais celui qui aura le plus travaillé à son propre
éclat. Pour resplendir dans un
monde dont la cherté nous interdit toute magnificence, il ne reste
plus qu'à se faire couturier-bricoleur : le Voguing,
qui émerge
dans les mêmes années que le Do
It Yourself
des punks, tout en héritant du caractère artisanal des bals
costumés des drag
queens,
est, ainsi que l'écrit
Jesse Green un renouvellement permanent de « la victoire de
l'imagination sur la pauvreté » et on
lit dans les entretiens de Chantal Regnault d'incroyables astuces de
fabrication des costumes, allant parfois jusqu'à l'utilisation de
pièces de plomberie pour faire briller une tenue d'un soir.
Mais
ayant pour références esthétiques majeures le monde de la mode, du
luxe, du show-business, mondes consumériste où priment le symbole
et la marque, les voguers
se détourent en fait assez rapidement du fait-maison pour lui
préférer une esthétique de la consommation ostentatoire. Ce
passage d'une tradition artisanale de la couture en chambre au culte
de la griffe est mentionné dans un certain nombre de témoignages
comme un tournant important dans l'histoire du mouvement, car si le
Voguing a toujours été
affaire de glamour, de séduction et d'élégance, il n'a donc pas
toujours été affaire de logos.
Ici l'ancien voguer
Danny Chislom, s'entretenant avec Chantal Regnault et revenant sur
l'évolution des soirées dans les années 1990 :
« Les
gens ne fabriquaient plus leurs vêtements eux-mêmes. On voulait des
griffes de couturiers, ce qui était d'une certaine façon plus
glamour, plus dans l'esprit mannequin. »
Vouloir
porter des vêtements de designer célèbre, avoir « l'esprit
mannequin » si fantasmatique en ces années, était à la fois
certainement signe d'un désir de rendre réel, socialement concret
le faste des leurs costumes, moyen encore plus fort de sortir de sa
condition par le vêtement, et, en même temps, une continuation du
projet de détournement et de subversion des symboles de prestige
traditionnels. Car
tout en cherchant à se faire voir dans des vêtements de provenance
luxueuse, les voguers
marquent le plus souvent leur conscience du peu d'importance du
caractère économique réel de cette consommation. C'est-à-dire que
comme les rivières d'or des costumes des drag-queens,
les produits griffés ne restent généralement que le symbole fugace
d'une gloire d'un soir. L'apparence
excuse une fois de plus tous les moyens de l'atteindre, comme on peut
le voir lorsque Tommie Labeija raconte, encore à Chantal Regnault,
qu'il a triomphé lors d'un ball
en défilant dans un costume griffé, mais acheté avec un faux
chèque. La question n'était pas de savoir d'où venaient les
vêtements ou bien à quelle réalité économique ils renvoyaient,
ni d'intégrer réellement les rangs de ceux dont on reproduisait les
apparences, mais d'élever la pure parade vestimentaire au rang
d'art, de brandir le port de la griffe comme signe de prestige
individuel, dusse-t-il être un simple feu d'artifice somptuaire.
Le
fait le plus symptomatique de cette utilisation des griffes de luxe
par les voguers
remonte en réalité à la création des premières houses.
Un certain nombre de ces « maisons » où se regroupent
les danseurs, sortes de familles artistiques que supervise la figure
tutélaire de la Mother,
furent en effet nommées d'après
des grands couturiers : House of Saint-Laurent, House
of Chanel, House of Miyake-Mugler... En venant remplacer
de ces patronymes ceux des jeunes voguers pris sous leur aile,
les houses les enveloppent
d'un prestige nouveau, et viennent couronner les premières victoires
sur le podium, premier signe d'entrée effectif dans le monde du
Voguing. Les
noms de famille devenus griffes sont, par cet usage détourné,
rappelés à leur état patronymique premier, celui donc de marqueurs
sociaux, de puissance symbolique venant sceller par la seule force
d'initiales l'identité et la légitimité d'un groupe. S'enveloppant
du prestige de ces noms comme de l'ombre d'un tissu précieux, les
voguers mettent en scène – en même temps qu'ils en
jouissent – le caractère conventionnel et imaginaire dont se
charge l'étiquette d'un vêtement de luxe, la primauté du code
social dans la pratique de l'élégance.
Loin
de se constituer en simples ersatzs d'un monde dont ils ne pourraient
jamais embrasser la réalité, les balls,
en
déclarant la trêve de tous les interdits vestimentaires et la
disponibilité en libre-service de tous les signes traditionnels du
genre et du prestige social, sont donc au contraire des lieux où se
réinvente et se détourne la pensée des apparences et où s'affirme
un nouvel ordre vestimentaire. Car si les voguers
recherchent vêtements luxueux et symboles prestigieux, ils se les
approprient par la force, d'une façon qu'on pourrait presque appeler
illicite, en en donnant un reflet approximatif, sans-le-sou,
transformant des symboles intouchables en abris protecteurs et
offrant enfin de toute les beautés interdites un spectacle
joyeusement ironique.
