mercredi 21 octobre 2020

Albert Serra, Liberté / Exhibition Magazine


Albert Serra, Liberté

Albert Serra est un artiste, réalisateur et producteur Catalan né en 1975. Sa dernière oeuvre, Liberté, a obtenu le Prix Spécial du Jury "Un Certain Regard" au Festival de Cannes 2019. Nous nous sommes rencontrés pour une conversation autour du film. L'article qui suit se nourrit de ce dialogue, sans le retranscrire au sens strict.

Beaucoup de paroles et d'images du film Liberté restent comme suspendues, inutilisées, abandonnées, "hors-narration dit Albert Serra. Des apparitions restent sans suite, comme une silhouette de bonne soeur en cornette, qui passe parmi les arbres et qu'on ne reverra plus, ou un visage entraperçu dans l'ombre, une seule fois. Beaucoup de questions restent sans réponse : "Ne font-ils que parler ? Croyez-vous qu'ils prient ?" se demandent deux femmes, observant deux hommes parlant eux-mêmes de femmes. Entrelacs de chemins qui ne mènent nulle part, le film est irréductible à une quelconque structure narrative ou descriptive. Serra parle d'une forme de "dépense" dans le sens où l'entendait Georges Bataille, c'est-à-dire d'une dilapidation, offrande improductive revenant à une perte pure et simple. Les images ou les mots ne servent ni à caractériser des personnages, ni à faire avancer une intrigue, mais valent par et pour eux-mêmes. Le film est tout entier un luxe : par son sujet, le plaisir sexuel détourné del a fonction de procréation, soit une des dépenses improductives par excellence; par sa structure formelle irrationnelle,  dispendieuse, ornementale; mais aussi, par sa rareté, son improbabilité et donc sa valeur dans le paysage du cinéma contemporain.

Parler de ce que le film raconte, c'est-à-dire la nuit agité d'un groupe de libertins, chassés de Versailles et venus assouvir dans un bois leurs plaisirs compliqués, n'est pas en dire grand-chose. Son originalité n'est pas tant dans la matière factuelle et historique qu'il traite (jouir en secret, en perruque, en groupe) que dans les choix formels qui le singularisent et qui, dépassant l'imagerie XVIIIe et son caractère anecdotique, ouvrent un espace imaginaire sans époque ni lieu, parfait contemporain de son année de sortie, 2019. Le rôle du langage est primordial dans ce dépassement du sujet : Serra, qui préfère d'ailleurs ouvertement la lecture au cinéma et qui a fait des études littéraires, dit vouloir "créer de l'imaginaire à travers le langage parlé". Et certainement son goût pour la littérature l'aide-t-il à évider l'object filmique comme il le fait, à y laisser tout cet espace vide qu'investit, pour l'élargir encore, le langage.
Les dialogues comme très écrits et parfois abstraits, séduisants dans leur hétérogénéité de facture et de texture, approfondissent non seulement l'image de sens possibles, mais se révèlent aussi force d'opacification de ce que l'on voit et de ce que l'on croit comprendre pour ouvrir, comme l'explique le réalisateur, "une porte de derrière, une autre façon d'être dans le film". N'ayant qu'une "justification lyrique", ils appellent en retour, par leur puissance d'évocation poétique, un effort, une qualité d'écoute spécifique. Ce que les personnages de l'orgie de Liberté attendent  les uns des autres - "donnez, donnez" crie un homme déjà à terre, pour qu'on le fouette encore - le film l'exige des spectateurs.

Ce sont les paroles échangées et les gestes de préparation à l'amour (exhibitions, palpations, masturbations vagues) ou les aperçus confus de rapports physiques, et surtout, comme le dit le réalisateur, les "atmosphères dans les yeux" des personnages du film qui figurent l'activité érotique dont il est question. Beaucoup de promeneurs solitaires, à l'affût, évoluent lentement à l'écran, l'oeil brillant et la main au bas-ventre. Mais des actes sexuels, il ne montre qu'une série d'actions parcellaires, inachevées, non pas un épuisement des possibles ni une série d'orgasmes conclusifs, mais des tentatives toujours inabouties. Si le film partage quelque chose du caractère compulsif d'une littérature libertine qui souvent vire au catalogue, il n'a donc en rien son caractère systématique et épuisant : les désirs des personnages de Liberté ne sont jamais comblés. L'érotisme qui est ici dépeint, loin d'un scénario mécanique désir-plaisir-jouissance-repos, rend la sexualité à sa réalité d'histoire sans trame ou encore de drame sans structure, que l'on n'atteint que dès lors que le film ose évoluer aux confins de l'informe, au plus près des chutes et montées irrégulières du plaisir, des aléas d'un désir souvent bredouille. Les sensations et perceptions diffuses qui se déploient, à la limite de la confusion, naissent au croisement des regards, dans des déplacements d'ombres, dans les formes de corps abandonnés, bruits de piétinements ou cris lointains, qui tous ensemble, composent un paysage aussi dense qu'imprécis, rendu plus labyrinthique encore par la progression de la nuit. Les processus de figuration sont ici de l'ordre de la suggestion plutôt que de la représentation. Serra cherche de fait, surtout à "créer des atmosphères inédites", donc à laisser deviner, induire des pressentiments, inviter à la rêverie. Ainsi de celui qui, au terme d'une conversation où tentaient de s'élaborer des fantasmes, dit, déçu, à son interlocutrice, "Vous avez peu d'imagination, pauvre fille", et dont on ne peut que soupçonner l'abîme intérieur d'inventivité vicieuse.

Cette matière atmosphérique ne se met pas en scène mais se récolte à l'état sauvage, en laissant la plus grande place possible au hasard. Il faut "renoncer à diriger le film" explique le réalisateur. Dix heures par jour, pendant les trois semaines du tournage, il a laissé faire, laissé tourner, laissé enregistrer les caméras. Celles-ci, Serra insiste sur ce point, n'ont rien à voir avec le regard humain, parce qu'elles sont capables de recueillir les événements les plus ténus, les mouvements les plus subtils, jusqu'à l'imperceptible. Ce sont des oscillations délicates d'expressivité spontanée, non-contrôlée par les acteurs, non mises en scène par lui, involontaires et même inconscientes, qu'il recherche, des manifestations qu'il appelle "organiques", naissant de la position d'incertitude ou de fragilité qui est celle de tous ceux qui prennent part au tournage, et que se révéleront toujours, dans la surprise, au moment du visionnage des rushes. Si comme il le dit "l'irresponsabilité est à gagner", c'est qu'elle a ses méthodes. Elle s'appuie sur des protocoles de tournage spécifiques, mais également sur tout le raffinement technique et analytique qui se déploie au moment du montage. Environ un tiers des images de Liberté sont ainsi recomposées en post-production, pour être "décentrées" et complexifiées : la densité baroque des branchages de la forêt s'intensifie, les détails et les formes se multiplient, parfois même jusqu'à la transposition d'un personnage d'une prise à une autre. C'est de la complémentarité de ces deux niveaux du travail imaginaire, d'une part le laisser-faire, la contingence et le désordre, et d'autre part la grande maîtrise technique, la patience, la précision et la qualité analytique, au point de rencontre de la plus haute innocence et de la plus stricte méthode, que peut naître Liberté.