lundi 18 mai 2020

Motifs présidentiels / Revue Profane


Motifs présidentiels

Tout commence en 1971 lors d'un voyage à Libreville, au Gabon, lorsque Bernard Collet voit passer une femme dont le derrière s'orne fièrement, sur la fesse gauche, du visage du général De Gaulle, et sur la fesse droite, de celui de Léon M'ba, premier président du pays. Il faudra à l'idée de nombreux voyages et une vingtaine d'années pour faire son chemin : une collection de pagnes politiques, où se raconte, dans une langue textile, et plus précisément dans celle du wax, l'histoire d'une partie de l'Afrique de l'ouest et de l'Afrique centrale : Bénin, Gabon, Cameroun, République démocratique du Congo, Côte d'Ivoire, Togo, Congo Brazzaville, République centrafricaine...

Depuis la période des indépendances dans les années 1960, la création de motifs de wax au rythme du calendrier politique, et notamment de celui de la diplomatie internationale, est fréquente dans tous ces pays. On produit des pagnes imprimés pour célébrer la visite d'un président étranger, mais aussi pour une élection présidentielle, ou la commémoration d'un événement marquant, en reproduisant sur les pagnes des photographies officielles souvent accompagnées du nom de celui – ou beaucoup plus rarement, celle – qu'elles représentent. Ces tissus, dont Bernard Collet possède aujourd'hui plus de six-cent modèles, s'impriment donc au rythme des politiques mémorielles nationales, autant que des événements du présent dont on veut marquer l'importance. Y figurent nombre de visages, médaillons photographiques qui vous regardent depuis les corps de celles et ceux qui les portent : prestigieux visiteurs officiels, candidats au pouvoir, rois locaux, dictateurs en place depuis des décennies, figures glorieuses de l'histoire d'un pays. Certains de ces visages, figurant sur des « pagnes de campagne », visent à convaincre au présent et à influer sur les votes, tandis que d'autres viennent célébrer et légitimer un pouvoir déjà bien installé. En somme, on voit ici se déployer une politique incarnée et portée, où les corps et les vêtements eux-mêmes sont mis à contribution. Jusqu'à d'ailleurs permettre le renforcement d'un système de pouvoir : le wax se produisant à échelle industrielle, la commande textile de la part des dirigeants peut se révéler un véritable outil de propagande. Ainsi du dictateur Mobutu Sese Seko, qui passait ainsi des commandes de 250.000 yards de tissu imprimé à son effigie à la firme textile britannique ABC pour les jours de grande parade.

Outre cette fonction politique, se déploient sur le coton des pagnes une infinité de motifs abstraits ou figuratifs, lesquels enregistrent les mouvements d'une histoire multiple qui est aussi morale, matérielle ou encore technique. On trouve des motifs liés à la famille, à l'amour, autant que des objets et thèmes liés à la modernisation, à l'industrie et aux objets de consommation, jusqu'aux pagnes célébrant des infrastructures nouvelles. En plus de l'évolution des motifs en tant que telle, c'est une réévaluation verbale ou imaginaire des imprimés qui s'y opère sans cesse : ils retrouvent un sens rafraîchi en étant renommés, relus et réinterprétés. Un tissu commercialisé par la firme hollandaise Vlisco en 1963 a ainsi vu son motif abstrait baptisé « cartouche », « suppositoire » aussi bien que « Z'ongles de Madame Thérèse », en référence à l'épouse du premier président de la République de Côte d'Ivoire, Thérèse Houphouët-Boigny, qui affirmait que si elle surprenait son mari avec une maîtresse, elle la défigurerait, en lui griffant le visage.
De même que, par des jeux de déplacement culturels mondialisés, les Ivoiriens renouvellent et enrichissent ainsi le sens de motifs textiles pensés par des Hollandais en les rebaptisant, le français Bernard Collet déplace à son tour le sens des tissus qu'il collectionne, transformant des objets de tous les jours en documents historiques. Car pour celles et ceux qui portent ces pagnes aux motifs changeants et aux sens ou noms instables, ils sont des objets d'usage, pris dans la trame du quotidien. Ils servent autant de vêtements que parfois de nappes, de langes ou de voiles de bateaux. S'ils ne sont jamais jetés, mais se gardent des décennies durant, ce n'est pas pour s'archiver, mais pour s'user jusqu'à la corde. Dans la vaste collection de Bernard Collet, ils s'appréhendent sous un jour nouveau, comme gardiens de la mémoire d'une histoire agitée.


Références bibliographiques :
  • - Anne Grosfilley, Wax and Co. Anthologie des tissus imprimés d'Afrique, La Martinière, 2017
  • - Anne Grosfilley, Wax. 500 tissus - 125 ans de création, La Martinière, 2019
  • - Anne-Marie Bouttiaux, Wax, Hoebeke, 2017