Motifs présidentiels
Tout commence en 1971 lors d'un voyage
à Libreville, au Gabon, lorsque Bernard Collet voit passer une femme
dont le derrière s'orne fièrement, sur la fesse gauche, du visage
du général De Gaulle, et sur la fesse droite, de celui de Léon
M'ba, premier président du pays. Il faudra à l'idée de nombreux
voyages et une vingtaine d'années pour faire son chemin : une
collection de pagnes politiques, où se raconte, dans une langue
textile, et plus précisément
dans celle du wax, l'histoire d'une partie de l'Afrique de l'ouest et
de l'Afrique centrale : Bénin, Gabon, Cameroun,
République démocratique du Congo, Côte d'Ivoire, Togo, Congo
Brazzaville, République centrafricaine...
Depuis la période des indépendances
dans les années 1960, la création de motifs de wax au rythme du
calendrier politique, et notamment de celui de la diplomatie
internationale, est fréquente dans tous ces pays. On produit des
pagnes imprimés pour célébrer la visite d'un président étranger,
mais aussi pour une élection présidentielle, ou la commémoration
d'un événement marquant, en reproduisant sur les pagnes des
photographies officielles souvent accompagnées du nom de celui –
ou beaucoup plus rarement, celle – qu'elles représentent. Ces
tissus, dont Bernard Collet possède aujourd'hui plus de six-cent
modèles, s'impriment donc au rythme des politiques mémorielles
nationales, autant que des événements du présent dont on veut
marquer l'importance. Y figurent nombre de visages, médaillons
photographiques qui vous regardent depuis les corps de celles et ceux
qui les portent : prestigieux visiteurs officiels, candidats au
pouvoir, rois locaux, dictateurs en place depuis des décennies,
figures glorieuses de l'histoire d'un pays. Certains
de ces visages, figurant sur des « pagnes de campagne »,
visent à convaincre au présent et à influer sur les votes, tandis
que d'autres viennent célébrer et légitimer un pouvoir déjà bien
installé. En somme, on voit ici se déployer une politique incarnée
et portée, où les corps et les vêtements eux-mêmes sont mis à
contribution. Jusqu'à d'ailleurs permettre le renforcement d'un
système de pouvoir : le wax se produisant à échelle
industrielle, la commande textile de la part des dirigeants peut se
révéler un véritable outil de propagande. Ainsi du dictateur
Mobutu Sese Seko, qui passait ainsi des commandes de 250.000
yards de tissu imprimé à son effigie à la firme textile
britannique ABC pour les jours de grande parade.
Outre cette fonction politique, se
déploient sur le coton des pagnes une infinité de motifs abstraits
ou figuratifs, lesquels enregistrent les mouvements d'une histoire
multiple qui est aussi morale, matérielle ou encore technique. On
trouve des motifs liés à la famille, à l'amour, autant que des
objets et thèmes liés à la modernisation, à l'industrie et aux
objets de consommation, jusqu'aux pagnes célébrant des
infrastructures nouvelles. En plus de l'évolution des motifs en tant
que telle, c'est une réévaluation verbale ou imaginaire des
imprimés qui s'y opère sans cesse : ils retrouvent un sens
rafraîchi en étant renommés, relus et réinterprétés. Un tissu
commercialisé par la firme hollandaise Vlisco en 1963 a ainsi vu son
motif abstrait baptisé « cartouche », « suppositoire »
aussi bien que « Z'ongles de Madame Thérèse », en
référence à l'épouse du premier président de la République de
Côte d'Ivoire, Thérèse Houphouët-Boigny, qui affirmait que si
elle surprenait son mari avec une maîtresse, elle la défigurerait,
en lui griffant le visage.
De même que, par des jeux de
déplacement culturels mondialisés, les Ivoiriens renouvellent et
enrichissent ainsi le sens de motifs textiles pensés par des
Hollandais en les rebaptisant, le français Bernard Collet déplace à
son tour le sens des tissus qu'il collectionne, transformant des
objets de tous les jours en documents historiques. Car pour celles et
ceux qui portent ces pagnes aux motifs changeants et aux sens ou noms
instables, ils sont des objets d'usage, pris dans la trame du
quotidien. Ils servent autant de vêtements que parfois de nappes, de
langes ou de voiles de bateaux. S'ils ne sont jamais jetés, mais se
gardent des décennies durant, ce n'est pas pour s'archiver, mais
pour s'user jusqu'à la corde. Dans la vaste collection de Bernard
Collet, ils s'appréhendent sous un jour nouveau, comme gardiens de
la mémoire d'une histoire agitée.
Références
bibliographiques :
- - Anne Grosfilley, Wax and Co. Anthologie des tissus imprimés d'Afrique, La Martinière, 2017
- - Anne Grosfilley, Wax. 500 tissus - 125 ans de création, La Martinière, 2019
- - Anne-Marie Bouttiaux, Wax, Hoebeke, 2017