Habiller Priape
À propos de la braguette
et plus généralement des liens complexes
entre le sexe masculin et
son enveloppe textile
« Mes couilles, dit-il, mes couilles, les femmes
elles avancent bien en présentant les nichons, elles paradent avec,
les femmes, mes couilles, j'ai bien le droit de les offrir, de les
mettre en avant, et même, mes couilles, de les présenter sur un
plateau. J'ai même le droit, elles sont belles, de les envoyer en
cadeau à Pola Négri ou au prince de Galles ! »
Jean Genet, Le journal du voleur
L'habit bifide
dans lequel le sexe masculin se trouve le plus souvent pris lors de
ses apparitions publiques peut opérer, du point de vue de la
monstration du corps, ce qui demeure impossible à la jupe, aussi
courte soit-elle : prendre le sexe, le soutenir, mais aussi le
mouler, le souligner, parfois même exposer très franchement ses
états d'excitation. La zone de la braguette, parfois ample et
pudique, peut d'autres fois s'animer d'ombres et de reliefs
changeants, pour se faire vitrine des pensées de celui qui la porte.
On se penchera ici sur quelques-unes des modalités de cette
rencontre particulière entre l'anatomie et l'habit, sur les façons
possibles qu'a le vêtement de mettre en avant la présence ou
l'émotivité du sexe masculin. Autant que le problème de la décence
et de l'affichage du désir, c'est la question de la mise en scène
d'un corps masculin érotisé et esthétisé qui se pose, celle des
modes possibles d'exposition et de contemplation de ses appâts. Pour
tenter de répondre à ces interrogations, nous déploierons ici, non
pas une série de silhouettes de mode à proprement parler mais
plutôt une galerie de personnages, de figures morales plus ou moins
fictionnelles, plus ou moins historiques. L'on privilégiera en elles
l'examen de relations
particulières entretenues par le corps et l'habit, de régimes
singuliers de l'exhibition de soi où le vêtement réinvente à
chaque fois sa façon de négocier avec le corps sexué pour en faire
un spectacle.
Le bragard
Notre
première figure constitue l'exemple le plus évident, on pourrait
presque dire le plus caricatural, de mise en avant du sexe par
l'habit : le « bragard » parade le bas-ventre orné
d'une turgescente « braguette », étui pénien rigide
mimant une érection éternelle et dont le conduit sert également de
poche, réservoir à mouchoir, monnaie, fruit ou autre petit objet1.
Son phallus textile, cas
unique de vêtement figuratif, représentant au sens propre l'état
corporel de l'érection, se pose
comme métaphore vestimentaire
de sa puissance masculine, et bénéficie entre les années 1520 et
1570 en Europe, notamment en France et en Angleterre, de la
légitimité d'une convention de mode. Si le « bragard »,
« braguetteur » ou encore « bragueux » se
veut viril et se présente comme un fier-à-bras à l'entrejambe
toujours vaillant, il est aussi un homme très décoré et très
coquet : ce sont au premier chef les grands souverains du XVIe
siècle, Henri VIII et François Ier, qui incarnent ce type d'homme
« élégant, fastueux et vantard 2»,
se battant à mains nues quand il le faut mais n'en dépensant pas
moins des sommes astronomiques en vêtements. Leurs
glorieuses braguettes renvoient, au même titre que leurs rivières
de bijoux et que les somptueux tissus qui les recouvrent, à une
conception triomphale3
de l'apparence masculine.
Le
costume du bragard est donc loin, on le comprend, de mettre en scène
un sexe réel : il cache l'anatomie physique et en donne à voir
une image rêvée, déployant sa narration de la virilité au moyen
d'un art consommé de la pose et de l'auto-conviction. La forme
déterminée, rigide et fixe de la braguette, quelle que soit
l'humeur de celui qui la porte, reste une forme de convention, ne
confessant rien des états réels de la chair. Au contraire, comme la
pièce de costume militaire dont elle dérive (une coque de métal
rembourrée) elle dissimule et protège l'intimité de tout regard
intrusif. Elle n'est qu'un sexe de façade, un organe ornemental,
toute recouverte qu'elle est de tissus de couleurs chatoyantes, de
crevés ou de broderies.
Si elle fait entrer le phallus dans la mode, c'est donc au prix de
son idéalisation, et même de son abstraction vestimentaire :
caché par le
masque somptuaire qui le figure, le sexe de chair du bragard reste
secret, s'oublie sous son spectaculaire double de tissu.
Pantalone
La
symbolique virile dont relève la braguette se déploie, au XVIe
siècle, dans le cadre d'un monde vestimentaire commun, institué et
légitimé par la période : son adoption est généralisée, et
touche toutes les classes sociales des décennies durant. Mais si on
laisse le temps décaler notre regard, et si l'on oublie les codes
qui soutiennent son premier succès de mode, cette pièce de costume
apparaît toute autre. Pantalone, célèbre personnage de la Commedia
dell'Arte,
vieillard libidineux, avare et dupe de tous, chez qui la braguette
survit comme attribut scénique jusqu'à la fin du XVIIe siècle,
constitue à ce point un exemple éclairant. Son expressivité
génitale acquiert une autre teinte morale, et un autre mode de
signification : en plus d'un signe de
décalage avec les temps, d'un retard sur la mode de près d'un
siècle, elle devient chez lui le stigmate d'une érotomanie
caractéristique, l'enseigne du type grotesque du séducteur hors
d'âge qu'il incarne sur les scènes de théâtre italiennes. N'étant
portée que par lui seul, elle se constitue, non plus comme symbole
conventionnel de puissance, mais comme enseigne d'un
désir tiraillant, tourmentant un vieil homme dont on sait qu'il ne
bande plus. Elle parle de ce que Pantalone aimerait faire et vivre,
de ce qu'il garde toujours à l'esprit mais qu'il fait cependant si
rarement : plus encore que celle du bragard, elles est « pleine
de vent4 »,
et tout le monde le sait. D'où le côté pathétique, ici, d'un faux
sexe bravache en permanence promené, brandi aux yeux de tous et de
toutes, mais sans plus faire illusion : son
caractère postiche éclate au grand jour, ornant le bas-ventre d'un
mari jaloux ou trompé dont le désir est devenu comique aux yeux
d'un public sans pitié5.
La braguette,
renvoyant dès lors à une forme d'intériorité vécue – toute
fictionnelle soit-elle, entre dans le domaine de la signalétique
psychologique. Elle figure une brèche, une ouverture vers des états
émotifs, des passions qui singularisent le personnage de Pantalone
et dont la mise à nu réjouit le public. C'est bien un autre mode
opératoire de l'habit qui s'observe ici : le faux-sexe
fonctionne presque comme le ferait un poisson d'avril, enseigne d'un
ridicule insoupçonné par celui-là même qui le subit.
Priape
Si elle peut se
considérer comme le modèle imaginaire du vêtement dénonçant
l'écart entre les rêves d'un homme et son état réel, la braguette
dressée de Pantalone, bragard hors-d'âge, reste cependant dans le
domaine de la volonté de paraître et de l'intention de séduire :
elle s'arbore maladroitement, mais délibérément. Qu'en est-il d'un
sexe qui parlerait contre la volonté de son porteur, qui viendrait
contre son gré, déformer, malmener l'habit, pour véritablement
trahir le corps à travers le vêtement ?
On trouve chez
Priape, dieu grec de la fertilité, un exemple frappant de cette
relation de conflit, de contradiction entre l'anatomie et la vêture.
Il est d'une obscénité autrement plus massive et plus embarrassante
que Pantalone, car ce n'est pas une braguette incurvée qu'il promène
devant lui, mais son propre sexe, nu, démesuré et perpétuellement
bandant, ne cessant de soulever ou d'écarter les vêtements qu'il
porte6.
Cet état le rendant difficile voire impossible à vêtir, on le
représente soit couvert d'une toge légère, que son gros membre
repousse allègrement, soit tout à fait nu. Comme l'explique écrit
Maurice Olender, son « vêtement toujours retroussé » le
rend indécent, inapte à la vie en société, et le condamne à un
irrémédiable célibat : se présentant aux yeux du monde sans
artifice ni pudeur, tel qu'en lui-même, « laid et difforme7 »,
il effraie tous ceux dont il s'approche. Car il « porte la
marque d'un excès de visibilité », le maintenant hors des
normes de beauté et de civilité, toutes deux fondées par « l'art
de l'allusion, le détour, la transformation8 »
que son anatomie, rétive à tout enveloppement textile et à toute
pudeur, ne peut pratiquer. Pour cela, il est voué à éjaculer en
solitaire dans l'herbe des jardins qu'il est protège, et constitue
ainsi une figure malheureuse, presque tragique de solitude amoureuse,
portant son érection disproportionnée comme une déformation ou une
tare, presque une malédiction.
Se
fait ici sentir le manque du vêtement en tant que
contenant, et plus précisément comme instrument de continence :
contrairement aux inefficaces toges de Priape qui laissent libre
cours à tous les élans de sa virilité, le pantalon fait
usuellement office de garde-fou, de frein des élans du sexe. Il
modère le contraste entre la ligne horizontale du corps et la ligne
verticale de l'organe gonflé, réduit l'angle droit à l'expression
moins dramatique d'une bosse, simple saillie tendant vers
l'indistinction. C'est à ce prix que l'érection réelle peut
exister publiquement, n'étant alors plus qu'une proéminence
textile, le signe lisible mais socialement tolérable d'une
excitation empaquetée, prise sous des couches de vêtements et de
sous-vêtements : c'est précisément parce que le membre
indiscipliné et par trop visible de Priape ne peut se résoudre à
cet emmaillotement qu'il le condamne à l'opprobre et à la solitude.
Le danseur
On trouve d'ailleurs dans les formes les plus
conventionnelles et communes de mise en avant du sexe masculin une
exagération de ce caractère abstrait, par lequel il devient simple
renflement, monticule. Ainsi, notamment, du très convenable sexe du
danseur de ballet classique, rehaussé et transfiguré par les
couches successives de sa coquille, de ses collants et de son
léotard. Comme l'expose l'écrivain et historien du cinéma Noël
Herpe c'est ce « carcan » par lequel il est à la fois
« montré et caché, affirmé et écrasé9»
qui lui permet de se constituer en point focal de la silhouette sans
que personne n'y voie malice, mais aussi plus généralement
d'exister en tant qu'objet esthétique. Pour lui, les jambes et le
sexe du danseur accèdent avant même de danser, du seul fait de son
costume, à une autre forme d'existence, relevant du rêve et de
l'imaginaire. Il envisage même le collant comme symbole premier d'un
pouvoir quasi-magique du vêtement, qui ne se résume pas en une
simple sublimation de la génitalité : son fin pelliculage
constitue le premier pas d'une transformation du corps en statue, en
œuvre d'art. Cette faculté de transfiguration qu'a le costume du
danseur, si elle est constitutive de tout habillement, prend chez lui
une acuité particulière, dans la mesure où son corps est moulé,
exhibé à l'extrême, et où l'habit se réduit à son expression la
plus minimale. L'homme en collants, exposant ainsi ses « attributs
virils », muscles ou sexe, se déplace par ailleurs dans une
zone d'ambiguïté et d'équivoque sensible, où se fait ressentir,
comme l'écrit encore Noël Herpe, « l'empreinte d'un être
évanoui », « le souvenir d'une reine morte10 ».
C'est en fait là où le bragard se voulait le plus mâle que le
danseur se révèle le plus ambigu, laissant entrevoir, dans la
proéminence même de son sexe, une tendance à l'indistinction des
genres, une forme de grâce et de fragilité, de vulnérabilité. Il
n'y a pas là de quelconques qualités féminines qui viendraient se
rattacher au danseur par le fait de la délicatesse de son art, mais
des attributs identifiables, si l'on s'y rend attentif, dans tout ce
qui vit et meurt, tout ce qui s'élève vers le ciel pour s'effondrer
un jour, et menace dont sans cesse de s'écrouler11.
Ainsi donc d'un sexe de chair porté en gloire à condition d'être
soutenu, écrasé, protégé par des couches textiles faisant saillir
sa vulnérabilité constitutive, mais faisant aussi de lui, pour
quelques heures, un début d’œuvre d'art.
–
Nous tenons à remercier Erwan de Fligué, pour son
placard généreux et son inépuisable érudition, Émile Kirsch pour
son aide au casting, et enfin Noël Herpe, pour l'entretien vivifiant
et engagé qu'il nous a donné.
1Jean-Claude
Bologne, Histoire de la coquetterie
masculine, Paris, Perrin, 2011, p. 153
2Ibid,
p. 150
3Francois
Ier pour sa rencontre de 1532 avec Henri VIII s'habille
« merveilleusement triumphamment » d'un pourpoint à
cent milles écus. Ibid,
p. 143
4Selon
l'expression de Rabelais, moquant dans
Gargantua « les hypocritiques
braguettes d'un tas de muguets [damoiseaux] qui ne sont pleines que
de vent, au grand préjudice du sexe féminin »
5Pierre-Louis
Duchartre, La comédie italienne : L'improvisation, Les canevas,
Vies, Caractères, Portraits, Masques des illustres personnages de
la Commedia dell'arte, Paris, Librairie de France, 1924, pp. 182
– 186
6 Maurice
Olender,
« La laideur d'un dieu », Les Cahiers du
Centre de Recherches Historiques n°24,
2000, [En ligne] mis en ligne le 17 janvier 2009, URL :
http://journals.openedition.org/ccrh/1962
7Ibid.
8Ibid.
9Noël
Herpe, « L'ombre des jambes », Nouvelle Revue
Française n°608, « De la tête aux pieds », avril
2014, p. 81 - 87
10Ibid.
11On
pense ici à Seven
Erections
(2015) œuvre d'Arthur Gillet, un de nos deux modèles pour cette
série : dans sept phallus de porcelaine dressés dont certains
sont des vases, accueillant des bouquets,
se reflètent en anamorphose une série de
memento
mori,
progressivement recouverts par les pétales fanées. Alors même que
le phallus se reconnaît ici pour image fondatrice de tous les
monuments que l'on rêve éternels, du menhir à la colonne, il y
est aussi miroir des vanités, incarnation par excellence de la
caducité de tout symbole de pouvoir.