vendredi 7 juin 2019

Tissus témoins / Revue Profane




Tissus témoins


« Je savais que si je me mariais, c'était fini pour moi » se souvient Geneviève Capes, née dans les Landes paysannes de l'entre-deux guerres. Seulement on ne pouvait pas y échapper, tout simplement parce que « C'était comme ça ». Elle s'est donc mariée, en 1956, avec Antoine, homme insistant et jaloux, qu'elle n'aimera jamais. Pour sa petite-fille Andréa de Bortoli, ce mariage, renoncement forcé à la liberté, s'est aussi exprimé dans un vocabulaire vestimentaire : Geneviève, engrossée par Antoine et forcée de l'épouser, ne put se marier en blanc, mais marcha vers l'autel dans un tailleur bleu marine, portant publiquement le signe de sa déchéance et de la dépossession de son corps. Le trousseau de la mariée, la dot textile qui lui fut alors remise, est encore, aux yeux de la jeune créatrice, un symbole majeur de ce destin empêché et douloureux, rythmé par les renoncements : il est le fardeau, le « bagage maudit » de sa grand-mère.
Il est vrai que la forme du trousseau, paquet textile composé de linge de corps, de maison et de table, et qui a longtemps constitué une des premières bases matérielles du destin féminin, porte en lui-même une importante force signifiante. Confectionné par les femmes de la famille, et souvent par la future mariée elle-même, il constitue une forme spécifiquement féminine d'héritage social et d'ancrage dans un mode d'existence commun, rythmé par des étapes obligatoires. Dans ses bonnets, draps, jupons, paires de bas, nappes ou châles destinés à suivre une femme tout au long de son existence, on découvre l'inventaire programmatique d'une vie à venir. Petites filles tissant leur futur drap mortuaire, ou jeunes brodeuses à peine mariées entrelaçant la première lettre de leur patronyme avec celui de leur mari, ici le travail textile se fait synonyme d'une temporalité collective avec laquelle on ne négocie pas. Cette dimension tragique du social est au cœur du « Trousseau de Mariage » produit à son tour par Andréa de Bortoli, comme collection de fin d'études à l'école Duperré. Distordu, fané, décrépi, celui-ci n'a pas été confectionné dans l'espoir d'accompagner un futur heureux, mais se présente d'emblée comme dépositaire du souvenir d'un passé brisé.


Trames familiales

Geneviève est plus que la muse du projet, elle en est à la fois la matière première et la raison d'être. La collection est née d'une volonté de transmettre son histoire, de l'offrir en héritage, notamment à ses enfants et à toute la famille, pour ancrer le souvenir dans des formes, des silhouettes, raconter ce qui a été perdu, gâché, se souvenir qu'elle a quitté l'école à quatorze ans « à cause des garçons », c'est-à-dire à cause de violences sexuelles dont elle sera l'objet, et qu'elle a vécu son mariage avec Antoine comme « une prison ». À son histoire, se mêle celle de Raymonde, tante d'Andréa, qui épousa Alcide, le frère d'Antoine. Mais tandis que Geneviève se marie de guerre lasse, par résignation, si ce n'est par épuisement, Raymonde fait un mariage d'amour. Lorsque l'on interroge Andréa sur son travail, elle ne parle pas de mode, mais, encore et encore, de cette histoire familiale, c'est-à-dire des destins croisés des deux landaises désormais octogénaires. Avec l'aide de sa mère, elle a mené une grande enquête sur le passé de Geneviève et Raymonde, pour reconstituer les trames de leurs existences, en collectant leurs vieilles lettres, rassemblant d'anciennes photographies, mais aussi en les interrogeant patiemment, lors de longues conversations. De cette enquête naîtront des vêtements et des accessoires, composant des « sculptures vestimentaires », mais aussi des illustrations, des assiettes sculptées, et un film documentaire où les deux femmes prennent corps, et parlent. Tout un trousseau mémoriel donc, notamment destiné aux enfants des ces deux dernières, premiers spectateurs bouleversés des confessions filmiques tard-venues de Geneviève.

Des robes couleur de temps

De l'enquête menée, Andréa explique que la collection de vêtements est juste une trace, ou plutôt une transposition, une reformulation, à cause de quoi elle a souvent craint de parler à la place de l'autre, de faire de l'histoire familiale un prétexte, une matière de mode, dont le sens serait finalement méconnaissable. La famille a préféré le film ou du moins l'a mieux compris, se l'est plus facilement approprié. La question posée par cette diversité des médiums et de leurs réceptions n'est pas anodine : de quelle histoire peut se charger le vêtement, s'il ne s'augmente pas de discours, de documents, d'images et de mots ? Que peut-il transmettre, de quoi peut-il témoigner, surtout lorsqu'il n'est pas un document d'époque authentique, mais une représentation actuelle et subjective du passé ?
La collection « Trousseau de mariage » semble pourtant pouvoir parler d'elle-même, organisée comme un récit, ou selon les mots de son auteure comme une fresque, autour de trois silhouettes imposantes, les « sculptures vestimentaires » aux multiples strates, dont chacune représente une période de la vie de Geneviève – enfance, mariage et vieillesse. Aussi massives au premier regard que fragiles dans le détail, celles-ci se décomposent et s'effeuillent en épaisseurs de tissu, de papier mâché ou de prothèses diverses : ventre amovible de femme enceinte, perruques solidaires de leurs voilettes, épaisses boucles de ceintures en pâte à sel ou délicates fleurs séchées enserrées dans du tulle viennent composer des ensembles hétéroclites ressemblant à des abris de fortune. Ceux-ci, que le corps ne peut pas tant porter que supporter, se font l'incarnation d'un destin pesant, encombrant, dans lequel on n'est jamais à son aise. Ils sont faits pour l'immobilité : mis en mouvement, la lourdeur sonore de sabots ou d'une massive cloche de bétail empêche vite d'imaginer partir trop loin. Mais s'ils convoquent ici de façon spectaculaire le monde de la classe populaire paysanne, c'est aussi pour en porter les couleurs avec élégance, dignité et beauté. La finesse figurative des détails – fleurs accrochées au bas d'une jupe, chapeau peuplé des brebis dont Geneviève a été la bergère – racontent autant l'enfermement que ce qui lui échappe, ses quelques marges de liberté, d'innocence ou d'espoir, notamment les moments heureux de la première jeunesse. Œuvres à la fois sensibles, symboliques et documentaires, ces sculptures, qui sont aussi des fresques, sont encore des reliquaires : une jupe blanche est par exemple faite dans du vieux linge de la grand-mère d'Andréa.
De toute ces façons elles témoignent, parlant à demi-mot d'habitudes, de secrets, de fatigues quotidiennes, comme le feraient des vêtements longtemps portés et devenus, à force, des organes surnuméraires, signifiants et marqués au même titre que le corps lui-même.