Tissus témoins
« Je savais que si je me mariais,
c'était fini pour moi » se souvient Geneviève Capes, née
dans les Landes paysannes de l'entre-deux guerres. Seulement on ne
pouvait pas y échapper, tout simplement parce que « C'était
comme ça ». Elle s'est donc mariée, en 1956, avec Antoine,
homme insistant et jaloux, qu'elle n'aimera jamais. Pour sa
petite-fille Andréa de Bortoli, ce mariage, renoncement forcé à la
liberté, s'est aussi exprimé dans un vocabulaire vestimentaire :
Geneviève, engrossée par Antoine et forcée de l'épouser, ne put
se marier en blanc, mais marcha vers l'autel dans un tailleur bleu
marine, portant publiquement le signe de sa déchéance et de la
dépossession de son corps. Le trousseau de la mariée, la dot
textile qui lui fut alors remise, est encore, aux yeux de la jeune
créatrice, un symbole majeur de ce destin empêché et douloureux,
rythmé par les renoncements : il est le fardeau, le « bagage
maudit » de sa grand-mère.
Il est vrai que la forme du trousseau,
paquet textile composé de linge de corps, de maison et de table, et
qui a longtemps constitué une des premières bases matérielles du
destin féminin, porte en lui-même une importante force signifiante.
Confectionné par les femmes de la famille, et souvent par la future
mariée elle-même, il constitue une forme spécifiquement féminine
d'héritage social et d'ancrage dans un mode d'existence commun,
rythmé par des étapes obligatoires. Dans ses bonnets, draps,
jupons, paires de bas, nappes ou châles destinés à suivre une
femme tout au long de son existence, on découvre l'inventaire
programmatique d'une vie à venir. Petites filles tissant leur futur
drap mortuaire, ou jeunes brodeuses à peine mariées entrelaçant la
première lettre de leur patronyme avec celui de leur mari, ici le
travail textile se fait synonyme d'une temporalité collective avec
laquelle on ne négocie pas. Cette dimension tragique du social est
au cœur du « Trousseau de Mariage » produit à son tour
par Andréa de Bortoli, comme collection de fin d'études à l'école
Duperré. Distordu, fané, décrépi, celui-ci n'a pas été
confectionné dans l'espoir d'accompagner un futur heureux, mais se
présente d'emblée comme dépositaire du souvenir d'un passé brisé.
Trames familiales
Geneviève est plus que la muse du
projet, elle en est à la fois la matière première et la raison
d'être. La collection est née d'une volonté de transmettre son
histoire, de l'offrir en héritage, notamment à ses enfants et à
toute la famille, pour ancrer le souvenir dans des formes, des
silhouettes, raconter ce qui a été perdu, gâché, se souvenir
qu'elle a quitté l'école à quatorze ans « à cause des
garçons », c'est-à-dire à cause de violences sexuelles dont
elle sera l'objet, et qu'elle a vécu son mariage avec Antoine comme
« une prison ». À son histoire, se mêle celle de
Raymonde, tante d'Andréa, qui épousa Alcide, le frère d'Antoine.
Mais tandis que Geneviève se marie de guerre lasse, par résignation,
si ce n'est par épuisement, Raymonde fait un mariage d'amour.
Lorsque l'on interroge Andréa sur son travail, elle ne parle pas de
mode, mais, encore et encore, de cette histoire familiale,
c'est-à-dire des destins croisés des deux landaises désormais
octogénaires. Avec l'aide de sa mère, elle a mené une grande
enquête sur le passé de Geneviève et Raymonde, pour reconstituer
les trames de leurs existences, en collectant leurs vieilles lettres,
rassemblant d'anciennes photographies, mais aussi en les interrogeant
patiemment, lors de longues conversations. De cette enquête naîtront
des vêtements et des accessoires, composant des « sculptures
vestimentaires », mais aussi des illustrations, des assiettes
sculptées, et un film documentaire où les deux femmes prennent
corps, et parlent. Tout un trousseau mémoriel donc, notamment
destiné aux enfants des ces deux dernières, premiers spectateurs
bouleversés des confessions filmiques tard-venues de Geneviève.
Des robes couleur de temps
De l'enquête menée, Andréa explique
que la collection de vêtements est juste une trace, ou plutôt une
transposition, une reformulation, à cause de quoi elle a souvent
craint de parler à la place de l'autre, de faire de l'histoire
familiale un prétexte, une matière de mode, dont le sens serait
finalement méconnaissable. La famille a préféré le film ou du
moins l'a mieux compris, se l'est plus facilement approprié. La
question posée par cette diversité des médiums et de leurs
réceptions n'est pas anodine : de quelle histoire peut se
charger le vêtement, s'il ne s'augmente pas de discours, de
documents, d'images et de mots ? Que peut-il transmettre,
de quoi peut-il témoigner, surtout lorsqu'il n'est pas un document
d'époque authentique, mais une représentation actuelle et
subjective du passé ?
La collection « Trousseau de
mariage » semble pourtant pouvoir parler d'elle-même,
organisée comme un récit, ou selon les mots de son auteure comme
une fresque, autour de trois silhouettes imposantes, les « sculptures
vestimentaires » aux multiples strates, dont chacune représente
une période de la vie de Geneviève – enfance, mariage et
vieillesse. Aussi massives au premier regard que fragiles dans le
détail, celles-ci se décomposent et s'effeuillent en épaisseurs de
tissu, de papier mâché ou de prothèses diverses : ventre
amovible de femme enceinte, perruques solidaires de leurs voilettes,
épaisses boucles de ceintures en pâte à sel ou délicates fleurs
séchées enserrées dans du tulle viennent composer des ensembles
hétéroclites ressemblant à des abris de fortune. Ceux-ci, que le
corps ne peut pas tant porter que supporter, se font l'incarnation
d'un destin pesant, encombrant, dans lequel on n'est jamais à son
aise. Ils sont faits pour l'immobilité : mis en mouvement, la
lourdeur sonore de sabots ou d'une massive cloche de bétail empêche
vite d'imaginer partir trop loin. Mais s'ils convoquent ici de façon
spectaculaire le monde de la classe populaire paysanne, c'est aussi
pour en porter les couleurs avec élégance, dignité et beauté. La
finesse figurative des détails – fleurs accrochées au bas d'une
jupe, chapeau peuplé des brebis dont Geneviève a été la bergère
– racontent autant l'enfermement que ce qui lui échappe, ses
quelques marges de liberté, d'innocence ou d'espoir, notamment les
moments heureux de la première jeunesse. Œuvres à la fois
sensibles, symboliques et documentaires, ces sculptures, qui sont
aussi des fresques, sont encore des reliquaires : une jupe
blanche est par exemple faite dans du vieux linge de la grand-mère
d'Andréa.
De toute ces façons elles témoignent,
parlant à demi-mot d'habitudes, de secrets, de fatigues
quotidiennes, comme le feraient des vêtements longtemps portés et
devenus, à force, des organes surnuméraires, signifiants et marqués
au même titre que le corps lui-même.