Le recyclage des formes
La mode n'inventerait plus rien. Elle
ne ferait que recycler, ressusciter, remixer. Elle ne serait plus
capable que de farfouiller mélancoliquement – ou hystériquement –
dans ses propres archives, dans les greniers de sa gloire et de son
inventivité passée. Voire même, elle se satisferait de reprendre,
telles quelles, des formes qu'elle aurait inventées il y a vingt
ans, dix ans à peine. Mais ce passéisme compulsif est-il vraiment
propre à notre époque ? Et signifie-t-il vraiment que l'on
n'invente plus rien ?
Un pas en avant, un pas en arrière
Le revival 00's, cohabitant, en pleine
décennie 2010, avec un revival 90's, en a laissé plus d'un
perplexe : pour être un jeune cool aujourd'hui, on n'a
visiblement plus qu'à rebrousser un peu chemin, et revenir à ses
souvenirs d'enfance. Nous avons la mémoire courte – c'est
justement là le pari de tout revival. Si ça a marché hier, ça
peut marcher aujourd'hui, à condition que l'on ait déjà oublié ce
que l'on faisait hier. Ou plutôt, à condition qu'hier nous semble
déjà très loin, et que les jours à peine passés se nimbent d'une
aura d'étrangeté et de nostalgie. Toute période stylistique
devient donc possiblement âge d'or, du moment qu'elle s'est
suffisamment éloignée.
Ainsi du destin inattendu des années
2000 et de leurs lunettes de soleil à verres roses dégradés, des
motifs tribaux ou des tee-shirts trop petits, ainsi des fantômes de
Paris Hilton et Nicole Richie (pourtant toujours vivantes, mais moins
bien qu'avant), ainsi encore, des créoles surdimensionnées, des
micro-sacs à main ou des méga-baggys, qui nous ramènent tout droit
quelques années en arrière. Il y aurait là un vice particulier à
notre temps, celui de ne plus avancer que par reprise de son propre
passé, et même de son passé le plus proche. Au point qu'on se
demanderait presque comment un jour, on a pu inventer ce que l'on
reprend aujourd'hui.
Mais nous avons aussi la mémoire
courte quant à l'histoire du revival lui-même, geste de mode
quelque part entre le déguisement et la poétique de l'archive :
il prend en fait ses racines bien plus loin que notre époque
contemporaine, dans le XIXe, « siècle de l'histoire »1
où le goût historiciste bat son plein dans les arts picturaux et
vivants. L'histoire y est à la mode, et la mode est, elle aussi à
l'histoire. Les styles médiévaux dits « troubadour » y
succèdent aux modes antiques, voisinent avec des inspirations
renaissance, mais encore, avec des références au plus proche XVIIIe
siècle. Les Jeunes-France, fantasque groupuscule littéraire,
exemplifient de façon spectaculaire ce goût pour les modes
désuètes, en portant chevalières gothiques et gilets à motifs
médiévaux et sans hésiter, déjà, à écumer le marché de la
seconde-main pour se trouver des trésors d'occasion2
qui donnent à leur allure un cachet d'un autre temps.
La mode et ses archives
Une conjecture particulière permet, à
ce moment, le développement des premières modes franchement
passéistes, s'assumant comme quasi-reproductions des styles d'antan.
L'histoire du costume, qui s'est justement développée au début du
siècle pour fournir de la documentation aux arts visuels, commence à
se démocratiser. Elle se se structure non seulement de plus en plus
méthodiquement, pour se constituer en champ de recherche autonome,
mais se diffuse également via des gravures, cartes postales et
autres images. En 1874, la première grande exposition parisienne
d'histoire du costume – un large succès public – achèvera de
populariser3
cette grande construction en marche de la mémoire vestimentaire,
pour confirmer la transformation des vieux habits en prestigieux
« costumes historiques »4.
Exhumés, répertoriés et valorisés, ceux-ci pénètrent
l'imaginaire collectif, et offrent une source d'inspiration notable à
la première génération de couturiers artistes5.
L'hypothèse que l'on peut tirer de
cette concordance contextuelle est celle-ci : le revival de mode
peut exister dès lors que le souvenir d'une époque antérieure a la
possibilité matérielle, via archives ou représentations
mythologiques – le plus souvent, d'un savant mélange des deux –
de remonter à la surface du présent, pour former un paysage
imaginaire cohérent et largement connu, dont l'exotisme temporel
pourra équivaloir à une forme de nouveauté et sera donc capable de
« faire mode ». C'est-à-dire que la mode rétro naît
non seulement plus ou moins en même temps que l'histoire de la mode,
mais aussi, que la structuration et la diffusion des matières
recueillies par cette dernière est la condition même de possibilité
de tout revival vestimentaire.
Si le seuil de revivalisme semble
aujourd'hui atteindre un niveau critique, c'est donc sans doute parce
que le digital et le numérique ont simplifié et universalisé
l'accès aux archives de l'histoire de la mode, et notamment de son
histoire la plus récente. Nous baignons dans un passé immédiat
dont les traces photographiques inondent les réseaux sociaux,
permettant ainsi aux vieilleries de la veille, à peine mûries,
d'être déjà redécouvertes – de redevenir neuves. Des
armées d'amateurs, sur Tumblr, Instagram ou Pinterest, compilent
avec passion des éditoriaux, publicités ou image de podiums des
décennies précédentes, dont l'abondance semble proprement infinie,
et confirment le passé comme matière première
d'une création de mode désormais étrangère à la page blanche.
Mais s'il semble alors que, croulant sous les reliques et archives de
notre histoire récente, l'on ne puisse plus y échapper, nous n'y
sommes pas pour autant enfermés, voués à rester victimes d'une
infernale mécanique de répétition compulsive.
« Un nœud
d'anachronismes »
Car à y regarder de près,
toute décennie révolue est inépuisable, non seulement dans ses
usages possibles, mais aussi dans les ressources réelles qu'elle
recèle : elle contient en réalité toujours mille modes, parce
qu'y ont coexisté, à un moment donné, mille mondes, mille strates
culturelles, sociales, strates d'âge, niveaux d'audace,
d'inventivité, mille recoins formels et esthétiques. C'est-à-dire,
pour revenir à nos moutons, qu'il y a par exemple eu beaucoup
d'années 1990-2000 dans les années 1990-2000. Se souvient-on
aujourd'hui, pour boucler la boucle rétro, de leur passion pour les
années 1970 ? Jeans brodés, pattes d'eph, crochet et couleurs
louches ramenaient alors les corps à une décennie fantasmée aussi
bien par la rue et ses contre-cultures que par les podiums luxueux de
la haute-mode. Roberto Cavalli, pour sa collection automne-hiver
1999-2000, invoquait une héroïne bohème et sensuelle à coups de
patchwork, ponchos et robes longues, tandis que Tom Ford rêvait,
chez Gucci, à l'automne-hiver 1995, d'une féminité seventies cette
fois plus bourgeoise et urbaine, toute de satin, velours, et
brushings spectaculaires. Une période, une décennie –
l'arbitraire même du découpage temporel de la mode le laisse
deviner – n'est jamais une totalité cohérente et univoque. Elle
se révèle toujours plus profonde, complexe, multiple, et
possiblement inconnue, à mesure que l'on s'y penche, et cela
également parce que, comme nous venons de le voir, sa qualité de
présent, d'actualité, n'est jamais exempte d'une infinité
d'emprunts transfigurés : il y a non seulement beaucoup
d'années 1990-2000 dans les années 1990-2000, mais aussi
différentes années 1970, dans les années 1970 revues par les
années 1990-2000... Si l'on y perd un peu la tête, c'est que rien
ne naît de rien, qu'il n'y a pas d'auto-engendrement de mode,
seulement des chaînes d'exhumations, reprises, transformations et
interprétations plus ou moins heureuses, dont tracer la généalogie
détaillée, pour revenir à une origine primordiale des formes
serait presque impossible.
Il semble alors idiot de
dire qu'ayant tout vu et revu, il nous reste rien à revisiter :
comme le futur, le passé est infini, aussi bien dans son étendue
que dans ses détails. Mais aussi, il n'est pas d'époque qui ne soit
elle-même tributaire d'une quantité d'autres temps. C'est en cela
qu'un présent n'est jamais autre chose, comme l'écrit
Didi-Huberman, qu'« un nœud d'anachronismes »6,
un enchevêtrement inextricable d'inactualités vivantes, de
vieilleries étrangement fraîches, dont l'évidence peut toujours se
révéler capable de vous sauter, à nouveau, au visage.
1
Selon l'expression de Gabriel Monod.
2
C'est d'ailleurs au début du XIXe, vers 1820, que la locution
« d'occasion » qui signifiait bonne affaire, aubaine
pour un acheteur, devient « un bien usagé remis en vente »,
comme l'explique Antoine Compagnon dans Les
chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2018,
page 20
3
Au XVIIIe et même au XVIIe existaient déjà des « recueils
d'habits » compilant les costumes historiques, surtout à
l'usage des peintres, mais ils n'étaient pas accessibles au grand
public. Voir
Maude Bass Krueger « Fashion Collections, Collectors, and
Exhibitions in France, 1874–1900: Historical Imagination, the
Spectacular Past, and the Practice of Restoration », Maude
Bass-Krueger, Fashion
Theory,
Volume 22, Issue 4-5 Collectors, Practices of Collecting and
Collections, Pages 405-433
4
Ibid.
5
Charles Frederick Worth, le plus glorieux d'entre eux, propose par
exemple à ses clientes des manteaux « style Henri VIII »,
des robes du soir inspirées par la renaissance italienne ou par le
style Louis XVI. Voir Chantal Trubert-Tollu, La
maison Worth : naissance de la haute couture, 1858-1954,
Lausanne, Bibliothèque des Arts, 2017
6
Georges Didi-Huberman, L'image survivante, histoire de l'art et
temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, page
55