mardi 3 mars 2020

Habiter en milieu vestimentaire / MAGAZINE


Habiter en milieu vestimentaire

« Les vêtements ont fait de nous des Hommes ; ils menacent de faire de nous des porte-manteaux. » écrivait Carlyle. De cette phrase sibylline, dont on ne sait si elle est grave ou potache, on peut du moins tirer cette piste que la puissance performative du vêtement est toujours sur la brèche : médium d'humanisation, il peut également se retourner contre celui qui le porte pour le dépouiller de toute intériorité, et faire de lui un pantin. De fait, s'il n'y a jamais eu autant de vêtements dans le monde qu'aujourd'hui (nous en produisons plus de 60 millions de tonnes par an), la nature de ces objets et des relations que nous entretenons avec eux n'en reste pas moins obscure, profondément instable et inquiète.

Nos habits ne nous enveloppent pas passivement, mais semblent au contraire devoir agir continûment sur nous : certains nous donnent la sensation (pénible ou joyeuse) d'être déguisés, d'autres nous maltraitent ou nous excitent, d'autres encore nous transforment, parfois même en profondeur. Rares sont ceux qui nous laissent tranquilles et qui, comme transparents, se laissent oublier à peine enfilés, pour disparaître de notre esprit. Portés, ils continuent de nous travailler, et ce non seulement au point de vue physique du confort ou de l'inconfort, mais aussi moralement, intérieurement, socialement. Habillé, on est toujours comme en équilibre, sur le seuil d'une incertitude : il suffit d'une rencontre pour déstabiliser une confiance fragile en son enveloppe textile. En la matière, l'aisance parfaite est en fait si rare qu'elle est plutôt de l'ordre du miracle, d'où certainement toutes les utopies stylistiques prônant un rassurant retour à l'uniforme. Car ce que l'uniforme promet de guérir est cette fâcheuse tendance qu'ont les formes textiles que l'on habite à sembler toujours à côté ce que l'on voudrait ou de ce que l'on imaginait être, pour nous transformer en des personnages inconnus et incontrôlés. C'est-à-dire, à nous échapper en cours de route et à se retourner contre nous : la contingence des situations sociales, mais aussi le sens toujours mouvant de la mode, ou encore, l'équilibre fragile des vêtements entre eux (telle pièce venant déstabiliser ou confirmer les connotations de telle autre) nous perdent dans un labyrinthe de formes et de sens, dont les mystères se renouvellent avec une rapidité perverse.

Le milieu vestimentaire peut donc sembler hostile : il est difficile de s'y aménager un refuge qui ne soit pas bientôt bouleversé par quelque éboulement ou inondation stylistique. La terre est meuble et le climat imprévisible. L'instabilité et le trouble sont par ailleurs d'autant plus intense dans un monde où la vie tend à devenir intégralement publique, et où le spectacle de soi et des autres ne prend jamais fin. Les formes aperçues dans la rue mais aussi en ligne, sur les réseaux ou dans un éditorial publié par tel magazine, ne cessent de venir remettre en question les formes empruntées, dérangeant ainsi des abris provisoires qui avaient à peine eu le temps de se construire. Il est toutefois vain de vouloir échapper aux coordonnées de cet environnement (par exemple en brandissant au-dessus des temps, « le mocassin, ce classique intemporel qui nous accompagnera toujours »). Ce dont rêvent les partisans de l'uniforme n'est rien moins qu'une glaciation de la vie : immobiliser pour apaiser est une solution trop pratique pour être honnête. Au contraire, il nous semble que c'est en acceptant la précarité des formes qui nous enveloppent et la fragilité de leur sens, c'est-à-dire, en jouant vaillamment le jeu d'une oscillation entre l'homme, le porte-manteau et d'autres choses encore, que l'on pourra atteindre à une heureuse stabilité provisoire. Non pas donc, en prétendant échapper à tout accident, à toute historicité mais en construisant pour durer, certes, mais pour durer un temps seulement. Durer le temps d'une sensibilité, d'un récit, le temps que dure un bout de tissu.