Habiter en milieu vestimentaire
« Les vêtements ont fait de nous
des Hommes ; ils menacent de faire de nous des porte-manteaux. »
écrivait Carlyle. De cette phrase sibylline, dont on ne sait si elle
est grave ou potache, on peut du moins tirer cette piste que la
puissance performative du vêtement est toujours sur la brèche :
médium d'humanisation, il peut également se retourner contre celui
qui le porte pour le dépouiller de toute intériorité, et faire de
lui un pantin. De fait, s'il n'y a jamais eu autant de vêtements
dans le monde qu'aujourd'hui (nous en produisons plus de 60 millions
de tonnes par an), la nature de ces objets et des relations que nous
entretenons avec eux n'en reste pas moins obscure, profondément
instable et inquiète.
Nos habits ne nous enveloppent pas
passivement, mais semblent au contraire devoir agir continûment sur
nous : certains nous donnent la sensation (pénible ou joyeuse)
d'être déguisés, d'autres nous maltraitent ou nous excitent,
d'autres encore nous transforment, parfois même en profondeur. Rares
sont ceux qui nous laissent tranquilles et qui, comme transparents,
se laissent oublier à peine enfilés, pour disparaître de notre
esprit. Portés, ils continuent de nous travailler, et ce non
seulement au point de vue physique du confort ou de l'inconfort, mais
aussi moralement, intérieurement, socialement. Habillé, on est
toujours comme en équilibre, sur le seuil d'une incertitude :
il suffit d'une rencontre pour déstabiliser une confiance fragile en
son enveloppe textile. En la matière, l'aisance parfaite est en fait
si rare qu'elle est plutôt de l'ordre du miracle, d'où certainement
toutes les utopies stylistiques prônant un rassurant retour à
l'uniforme. Car ce que l'uniforme promet de guérir est cette
fâcheuse tendance qu'ont les formes textiles que l'on habite à
sembler toujours à côté ce que l'on voudrait ou de ce que l'on
imaginait être, pour nous transformer en des personnages inconnus et
incontrôlés. C'est-à-dire, à nous échapper en cours de route et
à se retourner contre nous : la contingence des situations
sociales, mais aussi le sens toujours mouvant de la mode, ou encore,
l'équilibre fragile des vêtements entre eux (telle pièce venant
déstabiliser ou confirmer les connotations de telle autre) nous
perdent dans un labyrinthe de formes et de sens, dont les mystères
se renouvellent avec une rapidité perverse.
Le milieu vestimentaire peut donc
sembler hostile : il est difficile de s'y aménager un refuge
qui ne soit pas bientôt bouleversé par quelque éboulement ou
inondation stylistique. La terre est meuble et le climat
imprévisible. L'instabilité et le trouble sont par ailleurs
d'autant plus intense dans un monde où la vie tend à devenir
intégralement publique, et où le spectacle de soi et des autres ne
prend jamais fin. Les formes aperçues dans la rue mais aussi en
ligne, sur les réseaux ou dans un éditorial publié par tel
magazine, ne cessent de venir remettre en question les formes
empruntées, dérangeant ainsi des abris provisoires qui avaient à
peine eu le temps de se construire. Il est toutefois vain de vouloir
échapper aux coordonnées de cet environnement (par exemple en
brandissant au-dessus des temps, « le mocassin, ce classique
intemporel qui nous accompagnera toujours »). Ce dont rêvent
les partisans de l'uniforme n'est rien moins qu'une glaciation de la
vie : immobiliser pour apaiser est une solution trop pratique
pour être honnête. Au contraire, il nous semble que c'est en
acceptant la précarité des formes qui nous enveloppent et la
fragilité de leur sens, c'est-à-dire, en jouant vaillamment le jeu
d'une oscillation entre l'homme, le porte-manteau et d'autres choses
encore, que l'on pourra atteindre à une heureuse
stabilité provisoire. Non pas donc, en prétendant échapper à tout
accident, à toute historicité mais en construisant pour
durer, certes, mais pour durer un temps seulement. Durer le temps
d'une sensibilité, d'un récit, le temps que dure un bout de tissu.