mardi 12 novembre 2019

La magie de la mode / Exhibition Magazine


La magie de la mode. Logique de mode et pensée magique

Ce que l'on appelle la « magie » de certaines formes de divertissement spectaculaire, que ce soit des parcs d'attraction, des feux d'artifice ou du cinéma hollywoodien, se retrouve également dans les représentations de mode. Les défilés, notamment, se présentent comme des images d'un autre monde, éblouissants à-côtés du réel, lieux d'illusionnisme et d'émerveillement renouvelé. Ici, le fantasme s'incarne et les rêves prennent corps : on voit défiler chez Gucci des femmes aux oreilles d'or et aux larmes devenues bijoux, chez Charles Jeffrey, on retrouve des atmosphères de grand bal queer, en forme d'ode à l'extravagance, tandis que défilent chez Comme des Garçons des silhouettes tout droit sorties d'un rêve gothique, précieux et futuriste. Mais s'il y a une « magie de la mode », ce n'est pas seulement parce qu'elle échappe, par ses fastes ou par sa théâtralité, au domaine de l'existence quotidienne. Elle est aussi une magie au sens strict, inhérente au monde et à son expérience quotidienne, c'est-à-dire un moyen de produire du sens, d'appréhender le réel et de s'y frayer des voies, mais encore un mode d'action, un pouvoir, une force exercée sur les choses et les hommes. Elle est la magie pratique et concrète dont Marcel Mauss a pensé un modèle universel, celle à qui Lévi-Strauss rend toute sa dignité intellectuelle dans La pensée sauvage, système cohérent de pensée et d'action, bien moins chaotique qu'on ne veut le croire. Pour comprendre cela, il ne faut peut-être plus tant regarder vers les podiums eux-mêmes, que vers leurs effets, leur influence, en somme vers les formes de pouvoir qu'ils exercent.

Le « mana » de la mode

Dans l'Esquisse d'une théorie générale de la magie, Marcel Mauss décrit toute magie comme force de résolution d'un problème concret dont se préoccupe l'ensemble d'une société – et dans problème concret on peut autant entendre blocage technique qu'angoisse, incertitude collective. La mode tâche, dans cette perspective, de répondre à la question de l'apparence légitime de l'homme, question du « comment apparaître ? ». Elle vient s'offrir en réponse au désir d'apparaître encore, d'apparaître mieux, d'augmenter et de renouveler sans cesse les charmes du corps. Réponse concrète à l'inquiétude de l'image de soi, elle se constitue en action salvatrice, selon une temporalité rituelle du recommencement, investissant toujours de nouveaux objets de sa puissance. Elle est en cela une incarnation de ce que Mauss appelle le « mana », ou puissance magique, puissance de conviction et de résolution, « impersonnelle » dans sa pérennité et son autorité (depuis des siècles c'est la mode qui remodèle périodiquement l'image du corps) mais « revêtant des formes personnelles » (toutes les modes qui vivent un temps), existant dans le monde matériel par l'entremise d'êtres ou de formes individués. Ce pouvoir protéiforme de la mode, transcende tous les lieux dans lesquels il se manifeste ponctuellement : il n'appartient jamais à une forme, jean moulant ou pantalon large, minijupe ou robe longue, etc., mais en fait seulement le véhicule temporaire de sa puissance. Il faut ici remarquer que comme toute magie, la mode institue son propre champ de force et donc de légitimité, elle pose les conditions de possibilité de sa propre efficacité : elle répond à des questions dont elle détermine elle-même la formulation.

La couture comme art divinatoire

Mais pour que des objets soient investis de ce pouvoir de mode et soient capables de répondre à la question du « comment apparaître », il faut des médiateurs, des intercesseurs, des personnes capables de les produire, ou au moins de les désigner comme tels. Il faut un magicien, pour transformer une forme vestimentaire quelconque en icône de mode : il faut Jacquemus, pour faire de la blouse de grand-mère à pois un objet de rêve, il faut Maria Grazia Chiuri pour déclencher une passion mondiale du béret en cuir. Et de fait, celui ou celle qui confie la responsabilité de ses apparences aux visions d'un designer, lui fait confiance comme au détenteur d'une puissance esthétique mystérieuse et incontestée, qui serait aussi une force de compréhension du présent. C'est d'ailleurs un lieu commun de la théorie de la mode que de dire que les couturiers sont « en avance sur leur temps », et qu'ils voient plus loin que tous leurs contemporains. Les corps soumis à la mode se comprennent dès lors comme en position d'attente, attente d'une révélation du futur, passant par le médium qu'est le couturier, et qui ne pourrait advenir sans lui :  : Alessandro Michele n'est peut-être pas si loin du métier de son père, qui était chaman. À la confluence d'un monde commun et d'un monde seulement pressenti ou rêvé, au croisement du matériel et de l'invisible, du présent et du futur, le designer amène ainsi à la vie des formes latentes, venant frapper par l'intermédiaire de son esprit à la porte de leur réalisation.

La puissance charismatique du couturier

Mais si les représentations de mode, et surtout les propositions des couturiers, sont élevées au rang de paroles sacrées et semblent pouvoir être qualifiées de visionnaires, c'est aussi en raison de la confiance qui leur est faite par leurs fidèles. La foi en une parole de mode amène à sa réalisation dans le monde : c'est son public, ses adeptes, qui font du couturier un magicien, et qui rendent réels ses oracles. C'est dans cette perspective que Pierre Bourdieu et Yvette Delsault, dans un article de 1975 intitulé « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie générale de la magie » font du couturier l'opérateur d'une « alchimie sociale ». Une fois sa légitimité reconnue par tous, il transforme, par l'intermédiaire de sa griffe, le vêtement en objet sacré, opérant ainsi, au moyen de son « pouvoir charismatique », une véritable transsubstantiation de toutes ses créations, dès lors investies d'une valeur transcendante. Le phénomène récent de capitalisation du nom des influenceuses et notamment des reines d'Instagram lançant des marques de mode offre un exemple frappant de cette transformation du produit par la puissance charismatique de l'individu. Car ce ne sont pas même en tant que produits du travail d'un designer expert que leurs créations sont achetées, mais seulement en tant qu'elles s'inscrivent sous l'autorité symbolique d'une jeune femme, belle et admirable, et donc, qu'elles renvoient, par suggestion, à un monde esthétique, à un paysage imaginaire, à un récit existentiel dont la consommatrice rêve d'être aussi l'actrice. À l'influenceuse, on fait donc confiance comme à une source surnaturelle de prestige et de beauté : l'on revêt, en s'enveloppant de son nom, l'ombre de ses qualités.

Affabulations concrètes

Cette participation à un monde imaginaire, que celui-ci soit créé par Grace Wales Bonner, ou incarné par Jeanne Damas, constitue une des dimensions fondamentales de la mode. Dans le rayonnement imaginaire d'une pièce, dans tous l'univers que l'on projette sur elle, mais aussi dans la capacité qu'elle a à suggérer, à faire pressentir des aperçus de ce monde à ceux que l'on croisera en la portant, bref, dans ce lien entre le textile et le fantasme, s'identifie un des ressorts fondamentaux de sa puissance, qui est avant tout une puissance suggestive. Un vêtement « fait » ceci ou cela : dans une telle tenue, on fait bibliothécaire, dans telle autre on fait princesse r'n'b, on fera un jour grande dame, un autre garçon manqué, etc. Et c'est précisément la fabrique de ce personnage temporaire qui apaise l'esprit, et qui fonde la vertu curatrice de la mode. Car en lui on se connaît momentanément une forme, une direction, presque un destin. La force de la mode est de savoir ravir le corps et le faire vivre, par le biais de l'image, autre part, de la vie d'une belle histoire qui, si elle est comme une éthique rêvée, achevée, ne profite que d'une expression brève et fragile. Dans ce récit visuel de soi, réécrit par dessus celui de l'histoire biographique, de l'intériorité ou des actes, advient un ordre nouveau, une autre dimension de la personne, ordre d'affabulation concrète et de fantasme réalisé. S'y combinent en une même silhouette, des lambeaux de narrations diverses, qui se nuancent, se confirment ou s'infirment dans leurs lectures possibles – le décolleté profond nuance l'oversize, les sneakers nuancent le costume trois-pièces, etc. La composition d'une tenue est alors comme la possibilité retrouvée – pour quelques heures – d'une existence, ou mieux, de plusieurs existences que l'on aurait pu vivre, elle aménage des combinaisons impossibles, des rêves de puzzles existentiels, obéissant autant à des lois formelles qu'à des croisements éthiques complexes, où chaque genre, chaque narration implicite doit s'équilibrer avec telle autre.

Poussant nos qualités d'identification et d'imagination sur le chemin d'un irrésistible vagabondage, elle se constitue en pratique active de recréation du réel, où les objets comme l'être se révèlent volatils et poreux les uns aux autres, où les images vivent autant par le biais des corps, que d'une intense existence fantasmatique. Son pouvoir est celui d'une réforme magique de soi par l'image, de la réalisation concrète d'un imaginaire existentiel : on peut dire de la mode qu'elle nous donne à sentir, vivre et penser la possibilité d'une vie autre, démultipliée, mettant au jour par sa révolution permanente des mondes impossibles qu'elle donne à sentir, à percevoir, par la seule force de sa suggestion.