Attaches sentimentales
D'abord tricoter des écharpes, puis
s'essayer à la tapisserie, ou encore se lancer dans le crochet.
Dériver d'une forme de tissage à une autre, avec toujours autant de
patience et d'attention. Et, après s'être laissé porter de loisir
en loisir et de plaisir en plaisir, se rendre compte qu'il y a dans
ces pratiques quelque chose de fondamental. Dans le crochet
notamment, Meghan Shimek découvre une activité avec laquelle « on
peut aller dans toutes les directions ». C'est-à-dire, non
seulement, que la technique ne présuppose pas un bon sens dans
lequel placer et regarder l’œuvre finale (car on peut crocheter en
tous les sens et à l'infini), mais encore, une activité qui peut
valoir par elle-même, en tant que telle, où la production n'est pas
tant un but qu'un moyen, voire parfois un prétexte, pour se mettre
en situation de faire, de fabriquer encore et toujours, de se
maintenir en activité, d'investir son corps et de concentrer son
esprit.
Il a pourtant fallu des années pour
que l'évidence se fasse ressentir. Comme d'une personne qu'on
fréquente longtemps avant de se rendre compte qu'on l'aime, Meghan
Shimek tombe follement amoureuse du tissage, mais à retardement.
C'est, selon ses mots, « un hobby devenu incontrôlable »,
qui s'est mis à prendre de plus en plus de place et d'importance,
parce qu'il prenait de plus en plus de sens. Si les pièces en fibre
de laine brute tissée qu'elle produit s'exposent désormais dans des
galeries d'art sur plusieurs continents, elles relèvent d'un désir
semblable à celui qui fondait ses hobbies : faire de la
production une sorte de méditation, d'où émergent des formes
libres, des objets abstraits aux contours indécis, mouvants, voire
exponentiels. Activité méditative, l'engendrement de ces masses
tendres et sculpturales a donc également pour elle une qualité
curatrice, bienfaisante, qui s'est pleinement révélée au moment
d'une crise existentielle où toute sa vie a semblé devoir se
disloquer. En quelques semaines, un divorce et le décès de son
père, advenus coup sur coup, ont rendue centrale cette question :
« à quoi est-ce que l'on s'attache ? » Ses
installations toutes en nœuds, en liens, suspendues au plafond ou
aux murs, sont venues s'inscrire dans ce questionnement, pour tenter
d'y répondre par la douceur. C'est une tension, un équilibre
délicat qui s'y fait sentir, entre pesanteur et légèreté, mais
aussi entre la douceur, la chaleur du matériau et la forme
contrainte, torturée, emberlificotée que lui donne le tissage.
Cette réponse n'est pas seulement formelle, mais encore sensible,
émotionnelle : par ses œuvres, Meghan Shimek a appris à
prendre l'espace, se le réapproprier, c'est-à-dire à l'occuper de
façon légitime autant que dynamique, active, par les mouvements de
son corps autour de l’œuvre en train de se faire.
Son intérêt croissant pour le Shibari
– ou Kinbaku, forme japonaise de l'art du bondage –, se rattache
aux mêmes interrogations, mais les prend exactement dans le sens
inverse. Ici c'est elle qui se fait attacher, et qui s'immobilise
dans des cordes de jute maniées par un ou une autre. Dans cette
contrainte du corps, dont elle parle comme d'un « gros câlin »
c'est un versant complémentaire de l'attachement qui s'explore,
celui d'une passivité, voire d'un emprisonnement apparent, où
s'explore en fait, pour elle, une grande liberté intérieure. La
fragilité et l'exposition de soi ne sont alors plus tant
responsables d'une peur, que d'un sentiment paradoxal de force et de
confiance en l'autre, en ses mains et son regard. La ressemblance
plastique entre les œuvres que produit l'artiste, et son corps,
encordé et suspendu – des deux côtés l'on trouve une matière
organique en équilibre fragile, torturée et magnifiée, toute en
tensions et saillies – n'est donc pas fortuite. Elle indique une
intimité commune aux deux pratiques, une intensité émotionnelle
qui se donnerait à lire dans deux sens inverses et complémentaires.
Dans les deux cas, il s'agit encore de
se lier à une pratique, de s'y attacher, d'entrer dans un monde
d'activités, d'habitudes, de désirs et de sensations pour s'y
laisser emporter, mais aussi de rencontrer une communauté et d'être
accueillie par elle. C'est d'ailleurs sans discrimination que Meghan
Shimek s'attache à tel ou tel monde – du tricot d'écharpe au
Shibari, en passant par la sculpture textile géante mais aussi la
cuisine – et qu'elle écoute son goût pour les arts les plus
secrets ou les plus modestes : en est la preuve son acquisition
récente d'une boîte de Legos, sur les conseils de son jeune fils,
agacé de se voir encore et toujours piquer les siens.