samedi 30 novembre 2019

Attaches sentimentales / Revue Profane


Attaches sentimentales

D'abord tricoter des écharpes, puis s'essayer à la tapisserie, ou encore se lancer dans le crochet. Dériver d'une forme de tissage à une autre, avec toujours autant de patience et d'attention. Et, après s'être laissé porter de loisir en loisir et de plaisir en plaisir, se rendre compte qu'il y a dans ces pratiques quelque chose de fondamental. Dans le crochet notamment, Meghan Shimek découvre une activité avec laquelle « on peut aller dans toutes les directions ». C'est-à-dire, non seulement, que la technique ne présuppose pas un bon sens dans lequel placer et regarder l’œuvre finale (car on peut crocheter en tous les sens et à l'infini), mais encore, une activité qui peut valoir par elle-même, en tant que telle, où la production n'est pas tant un but qu'un moyen, voire parfois un prétexte, pour se mettre en situation de faire, de fabriquer encore et toujours, de se maintenir en activité, d'investir son corps et de concentrer son esprit.

Il a pourtant fallu des années pour que l'évidence se fasse ressentir. Comme d'une personne qu'on fréquente longtemps avant de se rendre compte qu'on l'aime, Meghan Shimek tombe follement amoureuse du tissage, mais à retardement. C'est, selon ses mots, « un hobby devenu incontrôlable », qui s'est mis à prendre de plus en plus de place et d'importance, parce qu'il prenait de plus en plus de sens. Si les pièces en fibre de laine brute tissée qu'elle produit s'exposent désormais dans des galeries d'art sur plusieurs continents, elles relèvent d'un désir semblable à celui qui fondait ses hobbies : faire de la production une sorte de méditation, d'où émergent des formes libres, des objets abstraits aux contours indécis, mouvants, voire exponentiels. Activité méditative, l'engendrement de ces masses tendres et sculpturales a donc également pour elle une qualité curatrice, bienfaisante, qui s'est pleinement révélée au moment d'une crise existentielle où toute sa vie a semblé devoir se disloquer. En quelques semaines, un divorce et le décès de son père, advenus coup sur coup, ont rendue centrale cette question : « à quoi est-ce que l'on s'attache ? » Ses installations toutes en nœuds, en liens, suspendues au plafond ou aux murs, sont venues s'inscrire dans ce questionnement, pour tenter d'y répondre par la douceur. C'est une tension, un équilibre délicat qui s'y fait sentir, entre pesanteur et légèreté, mais aussi entre la douceur, la chaleur du matériau et la forme contrainte, torturée, emberlificotée que lui donne le tissage. Cette réponse n'est pas seulement formelle, mais encore sensible, émotionnelle : par ses œuvres, Meghan Shimek a appris à prendre l'espace, se le réapproprier, c'est-à-dire à l'occuper de façon légitime autant que dynamique, active, par les mouvements de son corps autour de l’œuvre en train de se faire.

Son intérêt croissant pour le Shibari – ou Kinbaku, forme japonaise de l'art du bondage –, se rattache aux mêmes interrogations, mais les prend exactement dans le sens inverse. Ici c'est elle qui se fait attacher, et qui s'immobilise dans des cordes de jute maniées par un ou une autre. Dans cette contrainte du corps, dont elle parle comme d'un « gros câlin » c'est un versant complémentaire de l'attachement qui s'explore, celui d'une passivité, voire d'un emprisonnement apparent, où s'explore en fait, pour elle, une grande liberté intérieure. La fragilité et l'exposition de soi ne sont alors plus tant responsables d'une peur, que d'un sentiment paradoxal de force et de confiance en l'autre, en ses mains et son regard. La ressemblance plastique entre les œuvres que produit l'artiste, et son corps, encordé et suspendu – des deux côtés l'on trouve une matière organique en équilibre fragile, torturée et magnifiée, toute en tensions et saillies – n'est donc pas fortuite. Elle indique une intimité commune aux deux pratiques, une intensité émotionnelle qui se donnerait à lire dans deux sens inverses et complémentaires.
Dans les deux cas, il s'agit encore de se lier à une pratique, de s'y attacher, d'entrer dans un monde d'activités, d'habitudes, de désirs et de sensations pour s'y laisser emporter, mais aussi de rencontrer une communauté et d'être accueillie par elle. C'est d'ailleurs sans discrimination que Meghan Shimek s'attache à tel ou tel monde – du tricot d'écharpe au Shibari, en passant par la sculpture textile géante mais aussi la cuisine – et qu'elle écoute son goût pour les arts les plus secrets ou les plus modestes : en est la preuve son acquisition récente d'une boîte de Legos, sur les conseils de son jeune fils, agacé de se voir encore et toujours piquer les siens.