Vivre
au seuil de l'instant futur
Si
la mode vit et s'expose sous des lumières brûlantes qui ressemblent
à s'y méprendre au soleil de midi, il faut d'abord voir dans cette
surexposition la réponse à un problème concret, celui de la
visibilité, de la lisibilité maximale des produits et de leurs
images. Mais sous ces pleins feux se révèle une nuit insondable,
que les flashs et les projecteurs ne font que rendre disponible à
notre regard. Comme on parle de nuit américaine, pour les ténèbres
artificielles de scènes de cinéma tournées en plein jour, on
pourrait parler, pour les images de mode, de jour américain – une
nuit inversée.
La
mode est obscure comme une opération magique, comme ce qui échappe
à la raison. Hypnose à l'échelle mondiale, maraboutage louche mais
ultra-efficace, trafic ou bricolage d'identités, elle compte parmi
ces business de la jouissance qui se font habituellement dans les
coins sombres, à la tombée du jour. Sauf qu'elle ne vend pas, pour
sa part, avec quelque poudre ou pilule, la promesse d'états de
conscience altérés : elle propose carrément, et en toute
légalité, à coups de chaussures ou de manteaux, la réforme de
notre image dans le monde, le rêve d'une renaissance quotidienne.
Elle vend l'expérience d'une autre vie, d'un autre temps dans celui
du quotidien.
Au
moment de la nuit, les contours du devoir deviennent flous et la
raison s'endort, le monde s'éteint pour en devenir un autre – pas
tout à fait l'inverse de lui-même, mais la morale s'y fait bien
moins stricte – temps autorisé de l'ivresse et de l'amour, où
s'accomplissent les sabbats, les crimes, où se donnent les plus
grands fêtes, où se prend tout le plaisir que l’on ne pourrait
tolérer sous la lumière du soleil.
Sur
les chemins incertains où l'on se laisse guider par la mode, voies
aveugles mais toujours fleuries, le temps s'arrête aussi, ou du
moins change de régime. Quelque chose se fige, l'avancée n'est plus
qu'un vacillement, une ondulation : on ne marche plus, on danse. Car
les heures que sonne l'horloge de la mode sont toujours ambiguës :
ni aujourd'hui ni demain – ni ici ni là-bas – elles mêlent les
contraires, comme une nuit profonde sans cesse déchirée par la
lumière de feux d'artifice. C'est-à-dire qu'elle avance le plus
souvent en regardant en arrière, aimantée simultanément par deux
pôles opposés, la nostalgie et l'anticipation. Obsédée par le
futur, la mode parle pourtant, obsessionnellement, des langues
mortes : ses disparitions, ses renaissances ne sont jamais que
de nouveaux ponts dressés entre d'autres passés et d'autres futurs,
réécritures de ce qui a été, tissant d'autres liens, révélant
d'autres correspondances entre les mondes révolus et les temps à
venir. Souvent, son plus parfait présent n'est qu'un équilibre
exact entre avance et retard.
Elle
vit toujours comme à la minute de minuit, qui est non seulement la
pointe extrême des ténèbres et de leur licence, équilibre
instable entre le présent – déjà presque passé – et l'avenir.
Moment d'abandon des corps qui est aussi celui, par excellence, où
se fait sentir le passage du temps, la volatilité des jours. Moment
d'entre-deux, seuil, instant vacillant de l'étape, minuit est fait
de la plus fragile matière, de celle qui ne vit qu'une seconde,
laisse sa place plus vite encore qu'elle ne la prend, étincelle.
Minuit, comme la mode, n'existe pas en soi, mais seulement comme
médium d'une métamorphose, avant tout force vive, pouvoir de faire
basculer, à tout prix, aujourd'hui vers demain.