vendredi 6 octobre 2017

Vivre au seuil de l'instant futur / Exhibition Magazine






Vivre au seuil de l'instant futur

Si la mode vit et s'expose sous des lumières brûlantes qui ressemblent à s'y méprendre au soleil de midi, il faut d'abord voir dans cette surexposition la réponse à un problème concret, celui de la visibilité, de la lisibilité maximale des produits et de leurs images. Mais sous ces pleins feux se révèle une nuit insondable, que les flashs et les projecteurs ne font que rendre disponible à notre regard. Comme on parle de nuit américaine, pour les ténèbres artificielles de scènes de cinéma tournées en plein jour, on pourrait parler, pour les images de mode, de jour américain – une nuit inversée.
La mode est obscure comme une opération magique, comme ce qui échappe à la raison. Hypnose à l'échelle mondiale, maraboutage louche mais ultra-efficace, trafic ou bricolage d'identités, elle compte parmi ces business de la jouissance qui se font habituellement dans les coins sombres, à la tombée du jour. Sauf qu'elle ne vend pas, pour sa part, avec quelque poudre ou pilule, la promesse d'états de conscience altérés : elle propose carrément, et en toute légalité, à coups de chaussures ou de manteaux, la réforme de notre image dans le monde, le rêve d'une renaissance quotidienne. Elle vend l'expérience d'une autre vie, d'un autre temps dans celui du quotidien.

Au moment de la nuit, les contours du devoir deviennent flous et la raison s'endort, le monde s'éteint pour en devenir un autre – pas tout à fait l'inverse de lui-même, mais la morale s'y fait bien moins stricte – temps autorisé de l'ivresse et de l'amour, où s'accomplissent les sabbats, les crimes, où se donnent les plus grands fêtes, où se prend tout le plaisir que l’on ne pourrait tolérer sous la lumière du soleil.

Sur les chemins incertains où l'on se laisse guider par la mode, voies aveugles mais toujours fleuries, le temps s'arrête aussi, ou du moins change de régime. Quelque chose se fige, l'avancée n'est plus qu'un vacillement, une ondulation : on ne marche plus, on danse. Car les heures que sonne l'horloge de la mode sont toujours ambiguës : ni aujourd'hui ni demain – ni ici ni là-bas – elles mêlent les contraires, comme une nuit profonde sans cesse déchirée par la lumière de feux d'artifice. C'est-à-dire qu'elle avance le plus souvent en regardant en arrière, aimantée simultanément par deux pôles opposés, la nostalgie et l'anticipation. Obsédée par le futur, la mode parle pourtant, obsessionnellement, des langues mortes : ses disparitions, ses renaissances ne sont jamais que de nouveaux ponts dressés entre d'autres passés et d'autres futurs, réécritures de ce qui a été, tissant d'autres liens, révélant d'autres correspondances entre les mondes révolus et les temps à venir. Souvent, son plus parfait présent n'est qu'un équilibre exact entre avance et retard.

Elle vit toujours comme à la minute de minuit, qui est non seulement la pointe extrême des ténèbres et de leur licence, équilibre instable entre le présent – déjà presque passé – et l'avenir. Moment d'abandon des corps qui est aussi celui, par excellence, où se fait sentir le passage du temps, la volatilité des jours. Moment d'entre-deux, seuil, instant vacillant de l'étape, minuit est fait de la plus fragile matière, de celle qui ne vit qu'une seconde, laisse sa place plus vite encore qu'elle ne la prend, étincelle. Minuit, comme la mode, n'existe pas en soi, mais seulement comme médium d'une métamorphose, avant tout force vive, pouvoir de faire basculer, à tout prix, aujourd'hui vers demain.