Avis à ceux qui ont plus de
goût que de fortune : Diderot et le gout de l'habit pauvre
Un
écrivain qui parade en vêtements de gala est un artiste dénaturé,
et, probablement, un homme corrompu. Voilà ce que nous disent les
« Regrets sur ma vieille robe de chambre » de Diderot,
apologie du goût fruste, exprimant ce parti-pris très net que le
faste vestimentaire ou décoratif va directement à l'encontre du
travail d'écriture : la trop belle apparence empêche la
pensée. Prenant part au débat sur le luxe qui agita longtemps son
siècle, Diderot associait déjà en 1767, dans sa Satire
contre le luxe à la manière de Perse,
l'amour des biens matériels à une décadence morale et politique,
et le décrivait comme un facteur possible de régression artistique.
Le bon écrivain est toujours chez lui un homme détaché des
préoccupations pécuniaires et mondaines, c'est-à-dire un homme
vertueux.
Mais
avec la condamnation du luxe va la louange d'une autre forme de
vêtement, et les « Regrets » de Diderot sont avant tout
une ode funéraire à une guenille adorée. La situation qu'ils
présentent, très simple, est celle d'un renouvellement de
garde-robe, mais où le philosophe se rend compte, une fois acceptée
une luxueuse robe de chambre écarlate des mains d'une riche amie,
que son ancien habit de travail lui était un soutien de chaque
instant. Description d'un changement de peau forcé, d'une nouvelle
apparence sentie comme une destitution, les « Regrets sur ma
vieille robe de chambre » mettent en jeu la description d'une
pratique quotidienne et de son éthique vestimentaire, la
confrontation du faire et de l’apparaître.
Vêtement
et travail
Si
le philosophe rejette de toute sa force le bel habit neuf que lui
offre son amie Mme Geoffrin, c'est donc que l'indigence était la
condition sine qua
non d'une forme
d'efficacité laborieuse. Le luxe étant ce qui vient amuser ce qui
se suffit déjà, il est toujours ce qui vient en trop dans un lieu
de production, il « gêne » de son opulence, dit Diderot,
parce qu'il distrait le travailleur de son ouvrage, emmène ses
pensées vers des lieux stériles et dangereux. L'écrivain athée a
des comparaisons toutes religieuses, quoique rieuses, pour parler des
beaux objets comme de fauteurs de tentation. Celui qui écrit, comme
le religieux, doit rester hors du monde, c'est-à-dire loin des
idoles et de leurs dorures, pour mener à bien son destin. Le
philosophe va, en riant, jusqu'à implorer Dieu de le ramener à son
ancien état, et on croit presque assister à une scène biblique :
« Ah,
saint prophète ! levez vos mains au ciel, priez pour un ami en
péril, dites à Dieu : Si tu vois dans tes décrets éternels
que la richesse corrompe le cœur de Denis, n’épargne pas les
chefs-d’œuvre qu’il idolâtre ; détruis-les, et ramène-le
à sa première pauvreté (….). »
Les
règles de vertu philosophique et littéraire que se donne Diderot
découlent en fait directement de la morale chrétienne en la
matière, et pour ne citer qu'un exemple, l'abandon des riches habits
fut une des grandes étapes significatives de la conversion de saint
François d'Assise. Comme au croyant, l'habit doit être à
l'écrivain une seconde peau comme invisible, quasi-inexistante, à
juger selon les critères exclusifs du confort et de la modestie,
parce que l'écrivain comme le saint va nu pour mieux se consacrer au
travail et à l'effort. C'est selon ces termes moraux que la beauté
de la nouvelle robe de chambre pêche en comparaison du pauvre vieil
habit qui la précédait. Tandis que
la rigidité de la nouvelle robe de chambre « raide » et
« empesée » désigne
qui la porte comme un être immobile, pris au piège de sa propre
image, il attribue a posteriori à son vieil habit une qualité de
vertu intrinsèque, en fait même le messager d'une véritable
éthique du travail. Car d'un habit modeste, on n'a pas peur de faire
un chiffon :
« Il
n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât :
l’indigence est presque toujours officieuse. »
Et
si l'autoportrait de Diderot, trouvant ses fondements dans l'idée
d'un écrire laborieux et indigent le différencie des idolâtres
autant que des paresseux, c'est aussi pour le rapprocher des ouvriers
et artisans dont il se veut l'ami.
Enveloppé dans son vieil habit, il se range parmi ceux qui suent et
se salissent, et l'« officieuse » robe de chambre de
l'écrivain a un caractère fonctionnel qui est tout de suite
politique et moral. Car sa guenille familière, habit de labeur
plutôt que de parade, instrument d'une laborieuse vertu, s'oppose
frontalement aux vêtements des nobles et des puissants et aux
destins trop privilégiés dont il sont le signe. La comparaison avec
la pensée chrétienne s'arrête là où Diderot commence à
s'inscrire dans l'histoire. « Humble lambeau », sa robe
de chambre s'éloigne du précieux vêtement de cour, elle annonce un
effort spécifique, celui de la philosophie et des belles lettres.
Elle est l'habit que porte celui qui aura gagné son titre par
l'effort :
« le
littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille »
Elle
est l'habit de celui qui est en
train d'écrire,
elle ne témoigne pas d'un statut fixe, d'une éternelle hiérarchie
entre les hommes, mais au contraire d'une activité en progrès, en
mouvement et en salissures, qui vient le couvrir d'encre sous la
forme de « longues raies noires ».
L'éloge paradoxal de la vieille robe de chambre vient aussi situer
le travail intellectuel au cœur de la matière, en le montrant
capable d'imprimer sa marque au corps et aux choses, en le faisant
passer du côté de la pratique, de l'activité réelle, matérielle.
L'usure et la saleté du vieux vêtement viennent incarner, alourdir
d'atomes l'idée d'écriture.
Ce
qui, comme le tissu écarlate ou le bois marqueté, est trop beau,
n'est pas à la mesure des vivants et des travailleurs, mais plutôt
à celle des auteurs ayant fini d'écrire, les déjà-canonisés
pouvant entrer dans le paradis du luxe. Le beau meuble, ici la
bibliothèque, devient un tombeau magnifique. La chambre devient
reliquaire plutôt que lieu de création, conservatoire somptueux
plutôt qu'atelier où l'écriture est vivante :
« Homère,
Virgile, Horace, Cicéron [...] se renferment dans une armoire
marquetée, asile plus digne d’eux que de moi. »
On
observe par ailleurs une même posture dans L'auto-portrait
aux bésicles de
Chardin, contemporain de Diderot, qui se présente lui aussi en robe
de chambre, le visage dans un arrangement de tissus assez informel
pour nous convaincre qu'il n'est habillé que pour son chevalet. Il
est bien sûr, comme Diderot, aussi habillé pour nous montrer
qu'il travaille : l'habit d'intérieur s'expose publiquement
parce que c'est sous sa protection que s'effectue une production
destinée à tous, qu'elle soit artistique ou philosophique. Comme
dans l'Encyclopédie,
la création dans les « Regrets » est mise au nombre des
travaux manuels,
dans un processus général de réévaluation de l'outil
et de la technique. Si Diderot se plaît à se peindre couvert de
taches, c'est donc certainement pour se mêler à la cohue des
peintres et des artisans, dans une robe de chambre qui ressemble
finalement plus à une blouse qu'à un haillon. Comme celui qui
sculpte, peint ou invente des machines nouvelles, l'écrivain
philosophe doit œuvrer pour le bien commun. Mais à son métier, il
n'est aucun instrument nécessaire, ni tenaille ni chevalet. Le vieux
vêtement prend cette place vacante pour se faire symbole d'efficace
et outil, outil qui, quoi qu'il n'en soit pas un, se révèle vital :
« Il
n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât (...)
Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait
à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma
plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues
raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces
longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme
qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ;
on ne sait qui je suis. »
Comme
celle de tout second ou valet, la valeur de la vieille robe de
chambre s'est éprouvée sur un temps long, où son propriétaire a
pu prendre conscience que, tout en répondant à des critères
techniques minimaux, elle pouvait aussi endosser d'autres tâches
imprévues et aléatoires. Si l'écrivain au travail n'a pas besoin
d'un outil particulier, il a besoin d'un état de disponibilité et
de plasticité générale de son environnement. Nicole Pellegrin
écrit ainsi dans Les
vêtements de la liberté
que la robe de chambre est « vêtement à tout faire »,
malléable, se portant aussi bien en perruque et en public que chez
soi débraillé. Elle serait « l'habit préféré des
intellectuels » parce qu'en faisant oublier le corps, elle
libère l'esprit. Pour écrire, il faudrait donc un habit dans lequel
on n'a plus de corps, ou plutôt dans lequel le corps ne fait plus du
tout image mais devient tout entier outil, complètement au service
de l'activité d'écrire.
L'habit
ne doit pas impressionner son propriétaire et forcer son respect,
mais au contraire se soumettre à lui et se constituer en domestique
universel, aussi plaisant et accueillant qu'invisible et efficace. Si
Diderot aimait tant son vieux vêtement habit c'est qu'il en était,
dit-il, le « maître absolu ». Mais ce n'est que par la
force de l'habitude, par l'usage répété que l'habit se met
réellement à servir un mode de vie, à faire partie du corps de
l'écrivain, d'où le sentiment d'une effronterie, d'une insoumission
du nouveau vêtement rouge, comparé à une « jeune folle »
capricieuse, par opposition au vieux compagnon docile. Le tissu usé
était du tissu enfin approprié, le détournement d'un vêtement
commun enrichi des stigmates d'une pratique littéraire quotidienne.
La vieille robe de chambre, pour acquérir un caractère de
protection et d'utilité, a été comme forcée, détournée, a d'une
certaine façon vu son tissu changer de nature. Et si son ancien
habit l'« annonçait » comme écrivain et lui était
devenu propre, c'était, de la même façon, par subversion d'un
modèle originel et neutre. Leur corps commun singulier s'est formé
à l'image de l'usage qu'il en faisait, au gré de l'emploi, aussi au
détriment de l'intégrité matérielle du vêtement. Ornée de
taches d'encre, la vieille robe de chambre devenue autre, propre à
un homme, préférait à d'aléatoires
ornements les
stigmates du temps passé à la table de travail : elle n'était
pas achetée à
rayures, mais
rayée
par une pratique, par l'encre de la littérature même.
Sa
soumission discrète, sa malléabilité sont aussi une capacité à
concilier corps
et environnement, à les relier de mille façons, en laissant ouverte
toute possibilité d'usage. Elle se fait buvard, carapace ou armure :
« Sous
son abri, je ne redoutais ni la maladresse d’un valet, ni la
mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l’eau. »
A
contrario, le vêtement luxueux qui n'est fait que pour être vu et
que l'on n'ose pas même toucher se constitue en barrière entre soi
et le monde, non seulement en dissuadant de tout mouvement qui
mettrait son tissu en danger, mais aussi en contraignant réellement,
en empêchant le corps par son tissu rigide qui « mannequine »
et qui fige. L'esthétisation de soi ou de son environnement
immédiat, la soumission à la puissance de l'image, apparaît comme
une force d'immobilisation : plus de broderies, moins de nerfs.
L'exemple en est surtout développé avec les meubles, et dans le
nouveau « bureau précieux », les notes et papiers du
penseur sont comme retenues par « des serres » cruelles :
son travail lui est arraché, confisqué par un luxe qui met en cage
tout ce qu'il touche. Diderot pris au piège fait la douloureuse
expérience du déplacement, se trouve jeté hors de lui-même et de
son monde par ses nouvelles possessions.
Politique
de la coquetterie
L'inconfort
éprouvé dans la nouvelle robe de chambre n'est donc pas seulement
dû à la raideur du tissu : il participe d'une expérience
générale de la trahison de soi par la fausse image. Diderot
« mannequiné » et « empesé » dans l'étoffe
écarlate se trouve travesti, fait prisonnier d'un modèle imposé,
celui de son amie salonnière Mme Geoffirin. Le modèle social
d'opulence que représente l'habit rouge encombre ses mouvements
d'une silhouette qui n'est pas la sienne, et lui donne une figure
étrangère, presque abstraite. Il n'est plus homme mais mannequin,
fantoche sans âme, comme le courtisan qui dans les Salons
de 1767 est un « pantin merveilleux » capable de changer
de forme « au gré de la ficelle qui est entre les mains de son
maître ». Il s'opère une dissociation entre l'écrivain
qu'est Diderot et son image : en portant l'habit écarlate, il
trahit sa vocation d'indépendance de pensée.
Si
le ton des « Regrets » est badin, leur sujet est donc
grave, c'est celui de la dépendance pécuniaire, de la dette
embarrassante envers une femme riche. L'indigence de Diderot était
le signe de sa liberté. Et lui qui se rêvait en Diogène, qui toute
sa vie refusa de se muer en courtisan, prend soudain l'apparence
d'Aristippe, sophiste corrompu, du philosophe qui vend sa pensée
pour de l'argent et de ce fait la dénature :
« Diogène !
si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d’Aristippe,
comme tu rirais ! Aristippe, ce manteau fastueux fut payé par
bien des bassesses. Quelle comparaison de ta vie molle, rampante,
efféminée, et de la vie libre et ferme du cynique déguenillé ! »
La
morale vestimentaire qu'il fonde est sans appel : c'est
seulement dans la frugalité que prospère la liberté nécessaire à
l'écriture, et toute recherche de paraître corrompra nécessairement
cette liberté. Si l'attention au vêtement fait entrer dans un
régime de compromission, c'est qu'elle est une forme de satisfaction
narcissique trop facile, de pure distraction et de laisser-aller à
des plaisirs mondains, où la soumission au regard d'autrui ne peut
qu'empêcher de mener à bien de plus hauts projets. L'homme de
lettres comme le philosophe doivent être des travailleurs
indépendants, déterminant eux-mêmes leurs propres buts et leurs
propres voies, sans se soumettre à aucune autorité castratrice –
on pense à la campagne menée par Diderot en faveur des droits
d'auteur, et l'importance qu'avait pour lui l'indépendance
financière des auteurs. C'est dans cette perspective que Diogène se
pose en idéal d'auto-suffisance, d'indifférence au monde et même
d'autarcie. À celui auquel le vêtement importe peu, tout regard sur
sa personne importe peu et, sans désir de plaire, il est libre dans
ses guenilles de vaquer à ce que bon lui semble. Un vêtement
luxueux ne se trouverait sur les épaules du cynique qu'au prix d'une
perte d'intégrité. La nouvelle robe de chambre se présente alors
logiquement comme une prison dorée, un « tyran » dont
Diderot est « l'esclave » et qu'il « révère »
malgré lui.
Que
l'écarlate de son nouvel habit rappelle les fastes de la cour ou la
livrée voyante des laquais, elle n'évoque en tout cas que des
allégeances pécuniaires, qu'un éclat monnayable
et frivole. On
sait que
Diderot ne fut pas un homme riche ni même toujours un homme
indépendant, qu'il a été une fois obligé de vendre sa
bibliothèque, et qu'il vécut, dans ses vieux jours, du mécénat et
des bienfaits royaux de Catherine II de Russie. Sa position est donc
celle d'un homme qui, parfois forcé de dépendre de plus puissants
que lui, se défend d'autant plus d'inutiles cadeaux luxueux. Il se
trouve par la
nouvelle robe de chambre rappelé à sa condition d'écrivain pauvre,
soumis aux classes dominantes. Il n'est pas promu socialement par le
cadeau que lui fait son amie, mais seulement péniblement travesti en
riche par une riche, et ainsi maintenu en position de faiblesse :
« J’étais
le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu
l’esclave de la nouvelle. »
On
retrouve, dans la critique qu'il proposait de son portrait par Van
Loo dans les Salons
de 1767, les mêmes questions de travestissement et d'apparences trop
flatteuses. Il y enrage de se voir dans une pose qui, comme l'habit
rouge de Mme Geoffrin, le flatte par trop et le met au-dessus de son
rang. Il s'indigne de se voir trop joli et reprend, en philosophe, le
mot fameux d'Aristote sur Platon, « J'aime Platon mais j'aime
encore mieux la vérité » :
«
J’aime Michel, mais j’aime encore mieux la vérité […] un luxe
de vêtements à ruiner le pauvre littérateur, si le receveur de la
capitation vient à l’imposer sur sa robe de chambre. […] On le
voit de face. Il a la tête nue. Son toupet gris avec sa mignardise
lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable.
La position, d’un secrétaire d’État et non d’un philosophe.
[…]. Que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à
comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé,
vieux coquet-là ? »
Le
secrétaire d'État remplace Aristippe, mais l'intention est la
même : Diderot regrette de ressembler à un homme de pouvoir,
nous parle d'un même sentiment de fausseté et d'inadéquation au
« pauvre littérateur » qu'il est, de trahison de sa
vocation par l'image. L'écriture est une activité sérieuse et
élevée, même « triste », plaisante-t-il, ne devant pas
chercher à se donner des airs sémillants. L'écrivain se doit
placer hors du domaine des apparences et de la séduction, sans quoi
il se retrouverait confronté au même ridicule qu'une « vieille
coquette qui fait encore l'aimable ». Quand il pose et
s'apprête, il devient même un personnage comique, un hybride
contre-nature, dont le corps contredit l'esprit. C'est ce que nous
dit Diderot, en expliquant que dans le tableau de Van Loo, le bel
habit contredit l’œuvre sérieuse, de même que l'attitude
juvénile contredit l'âge réel. Et on retrouve dans les « Regrets »
le même thème du vieillard ridicule, lorsque la « soumission »
au nouvel habit le fait apparaître sous les traits d'un barbon
quasi-fou ayant abandonné une vieille compagne pour une jeune
écervelée. À la fois faible et aveugle, hors d'état de raisonner,
le philosophe leurré devient un personnage farcesque au comportement
aberrant :
«Le
vieillard passionné qui s’est livré, pieds et poings liés, aux
caprices, à la merci d’une jeune folle , dit depuis le matin
jusqu’au soir : Où est ma bonne, ma vieille gouvernante ?
Quel démon m’obsédait le jour que je la chassai pour
celle-ci ! Puis il pleure, il soupire. »
Mais
cette crainte de trahir n'est pas concentrée que sur soi, elle
traduit également une inquiétude concernant le devoir politique de
qui écrit, et par extension son devoir envers les membres les plus
humbles de la nation. Comme l'écrit France Marchal dans La
culture de Diderot,
si
le modèle cynique est capital pour le philosophe, Diderot se réfère
d'abord au modèle socratique du sacrifice du philosophe à la
société, modèle du don absolu de soi au peuple auquel on dispense
ses lumières. Diderot cherche avant tout à faire le bien,
c'est-à-dire à
être utile,
à surtout ne pas venir grossir les rangs de ceux qui ajoutent à
l'injustice d'un état social en se roulant dans les dentelles. Il
fait, du nouvel arrangement luxueux de son appartement, ce
commentaire :
« Et
ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma
dans le cabinet scandaleux du publicain. J’insulte aussi à la
misère nationale. »
Il
se trouve non seulement déguisé et humilié, mais aussi menacé de
corruption politique. Les objets de luxe sont de « belles
choses » faisant « de grand maux » à l'échelle
nationale, parce qu'ils empêchent une juste répartition des
richesses. Pour
ne pas se laisser empoisonner c'est-à-dire oublier tous les hommes
pour lesquels il perpétue son devoir d'écriture, Diderot accomplit,
en chérissant un vieux tapis qu'il refuse de remplacer, aussi
désaccordé soit-il avec son nouveau mobilier, une sorte de
« travail de mémoire » de sa propre position sociale. Le
dernier meuble crasseux laissé en place par Mme Geoffrin devient une
relique de son état initial, et un permanent rappel à l'ordre
moral :
« Lorsque
le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j’entre dans mon
cabinet ; si je baisse la vue, j’aperçois mon ancien tapis de
lisières ; il me rappelle mon premier état, et l’orgueil
s’arrête à l’entrée de mon cœur. »
Car
comme il le faisait déjà dans la « Satire contre le luxe »
Diderot attribue en effet au vêtement le dangereux pouvoir de
détourner les êtres de leur devoir :
le trop bel habit a non seulement une mauvaise influence sur qui le
porte en encourageant sa coquetterie, mais la possibilité même de
son acquisition suppose la corruption (avec la métaphore récurrente
de la courtisanerie dans les deux œuvres) voire la spoliation, et
instaure finalement le déséquilibre au sein de la société. C'est
en ces termes que Diderot décrit l'attention qu'a eue pour lui Mme
Geoffrin :
« Tact
délicat et ruineux, goût sublime qui change, qui déplace, qui
édifie, qui renverse ; qui vide les coffres des pères ;
qui laisse les filles sans dot, les fils sans éducation ; qui
fait tant de belles choses et de si grands maux , toi qui substituas
chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois ;
c’est toi qui perds les nations (etc). »
Mais
si le philosophe prône une vie humble et responsable, c'est aussi
une vie sensible entre toutes, comme le laisse éclater ce cri
d'amour :
« Dieu !
je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté !
Je t’abandonne tout ; reprends tout ; oui, tout, excepté
le Vernet. Ah ! laisse-moi le Vernet ! »
Au
vêtement de Mme Geoffrin et à la désagréable position dans
laquelle il met Diderot, vient s'opposer le tableau de Vernet, sans
faste, mais plein de « tendresse ». Cadeau d'un ami
artiste et donc d'un égal, mais aussi d'un homme avec lequel il
partage une même sensibilité, le tableau s'accorde, comme sa
vieille robe de chambre, à l'harmonie générale de son logement.
Mais aussi, le tableau est fait pour être vu et non pour se donner à
voir, il invite à la contemplation recueillie, à une intériorité
bénéfique qui vient en tout point s'opposer à la conscience de soi
narcissique que donne la robe de chambre rouge.
Contrairement
aux cadeaux de la trop bien intentionnée Mme Geoffrin, il ne vaut
pas par son prix, n'a pas pour but de rehausser socialement Diderot.
Fait de la main de son ami, il est l'objet d'une petite transaction
financière symbolique et de solidarité, mais il s'inscrit surtout
dans un ordre de transmission et de partage amical et filial,
c'est-à-dire affectueux et désintéressé :
« Je
veux garder ce témoignage de son amitié. Je veux que mon gendre le
transmette à ses enfants, ses enfants aux leurs, et ceux-ci aux
enfants qui naîtront d’eux. (…) Si vous voyiez le bel ensemble
de ce morceau ; comme tout y est harmonieux (…). »
La
question de l'amitié est en fait centrale pour comprendre l'éthique
que proposent les « Regrets ». Nous avons vu plus haut
que Diderot trouve et définit sa place, son statut d'écrivain
philosophe par le bas
de sa situation financière, et non par une quelconque ambition
sociale, cela parce qu'il lie intimement modestie et honnêteté.
Mais cette honnêteté est aussi une bonhomie, une ouverture de la
porte et du cœur à qui voudra : l'auteur qui reste homme de
peu est celui qui a le dos « bon et rond », prêt à
accueillir tous ceux qui viennent le voir, homme au sourire franc
dont « la porte s'ouvre toujours au besoin » pour donner
de bons conseils. L'appartement de Diderot n'est pas seulement un
lieu solitaire de pensée et de création, mais aussi un lieu de
sociabilité, où il laisse entrer le monde extérieur. Le lieu de
travail, dont nous avons parlé plus haut, est aussi un lieu de
visite.
La
question de l'habit d'intérieur prend alors tout naturellement une
nouvelle importance : il doit constituer une main tendue vers
l'autre, s'accorder à une sociabilité avenante, cordiale, être
l'habit de la philia
des philosophes antiques. Comme il institue une harmonie, une
conciliation entre le corps et son environnement, le vêtement doit
concilier les hommes. Par opposition, la trop belle apparence défie,
menace l'autre. Elle divise plus qu'elle n'installe une communauté,
elle retranche, exclut, empêche le contact amical immédiat en
provoquant d'une part l'orgueil et d'autre part la méfiance, elle
fait de chaque contact l'occasion d'une rivalité sociale.
Le
naturel est un des corollaires de cette qualité d'amitié, car il
est la condition de la sincérité, comme le montre la longue louange
du tableau de Vernet, peint « sans effort et sans apprêt »,
dont chaque partie semble consubstantielle aux autres, et qui a si
bien su parler au cœur de Diderot. La composition du tableau
s'oppose à l'énumération chaotique et dépitée des riches
nouveautés qui encombrent chaque recoin de l'appartement, et toutes
les formes qui le peuplent sont « vraies,
agissantes, naturelles, vivantes », liées par l'enthousiasme
et la nécessité comme l'étaient ses anciens meubles, tandis que
les beaux objets que Diderot voudrait n'avoir pas reçus ne font que
combler des « vide[s] » et des « intervalle[s] »,
c'est-à-dire ajouter de la matière inutile et incohérente au décor
de son appartement, pour en faire un luxueux champ de bataille. La
Tempête
comme l'ancien arrangement de son intérieur touchent à la beauté
parce qu'ils sont un, parlent d'une même voix sincère, dans un même
souffle, parce que leurs parties semblent cohabiter naturellement et
non pas s'ajouter les unes aux autres pour le seul plaisir de
l'accumulation.
Le
paysage pittoresque d'un appartement
Le
vêtement est le premier lieu de l'existence extra-corporelle et donc
la première couche du domicile. De ce fait, les processus de
désordre qui viennent troubler l'ordre du bureau se retrouvent dans
le vêtement, et vice-versa. Pour l'écrivain qui comme Diderot
travaille en chambre, la robe de chambre est la maison dans la
maison, sphère d'intimité épidermique qui vient précéder le
toit, consubstantielle à la fois à l'homme et au bureau. Sa robe de
chambre écarlate et ses nouveaux meubles feront non seulement
désordre avec lui-même, qui se sent bridé et déguisé, mais aussi
avec son lieu de travail, le milieu naturel de son écriture :
un grand chaos s'étend à l'ensemble de son domicile, où,
désormais, « tout est désaccordé ».
Le
luxe véritable de l'écrivain philosophe, et auquel ne peut venir
suppléer nul cadeau, était un luxe inversé, celui de « l'indigence
harmonieuse », loin des désirs inutiles. Luxe qui s'atteint
par une voie négative, par le refus de toute mondanité, luxe en ce
sens que cette indigence est pour l'auteur un privilège, une
situation précieuse, unique terreau où s'épanouira l'écriture,
cette douce pauvreté était aussi luxe en tant que lieu où se porte
en gloire la sensibilité, en tant qu'aménagement artiste et
« harmonieux » de l'environnement.
Cette
question de l'accord à l'environnement est primordiale. Le vieil
habit faisait partie d'une harmonie
générale, comme le détail d'un tableau. La modestie, l'humilité
de tout l'habitat contribuaient à la formation d'un paysage cohérent
dont la nouvelle robe vient briser la composition charmante. Si comme
le « prélat moliniste s'emparant d'un diocèse janséniste »
la nouvelle robe de chambre bouleverse et désorganise un mode de
vie, c'est d'abord en détruisant l'ordre plaisant de son intérieur,
ensemble harmonieux et franc, alors que désormais il n'y a :
« Plus
d’ensemble, plus d’unité, plus de beauté. »
C'est
donc en termes sensibles, autant que moraux, que se comparent l'avant
et l'après du luxe chez Diderot. Si la prégnance visuelle et
l'inconfort, la rigidité des matières trop chères et trop neuves
gênent son esprit, ce n'est pas tout à fait dans le tonneau de
Diogène tant admiré, que sa pensée trouvait à s'épanouir. Son
lieu de travail rêvé, c'est-à-dire regretté, était un ensemble
savant d’œuvres d'art et de matières frustes, où s'épanouissait
un goût aussi sûr que ses moyens étaient modestes. Il semble sous
sa plume un miraculeux fruit du hasard, où s'est établi de soi-même
un ordre propice au travail heureux. C'est non sans délectation
qu'il détaille l'ancien décor de son domicile, l'ancienne scène du
théâtre de son écriture :
« Ma
vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui
m’environnaient. Une chaise de paille, une table de bois, une
tapisserie de Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques
livres, quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les
angles sur cette tapisserie ; entre ces estampes trois ou quatre
plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre
l’indigence la plus harmonieuse. »
Une
saillie nous laisse même croire que les compositions picturales
règnent en maître chez lui et que, plus encore que de s'y occuper
de littérature, on vient chez lui voir ses tableaux :
« Déjà
ce n’est plus moi qu’on visite, qu’on vient entendre :
c’est Vernet qu’on vient admirer chez moi. Le peintre a humilié
le philosophe. »
Pour
revenir à l'habit en lui-même, dont l'appartement est une sorte de
prolongement naturel, la déploration sur son vieil habit expose,
tout de suite après le confort, le regret de l'allure que lui
donnait sa
vieille robe de chambre, dans laquelle il était « pittoresque
et beau ». Le terme de « pittoresque » qui
appartient surtout au lexique des beaux-arts, se trouve défini dans
l'Encyclopédie
comme qualité de composition d'un tableau, « arrangement
d'objets » déterminant un « effet général », ou
de façon plus concise encore :
« Une
bonne composition pittoresque, est celle dont le coup-d'œil fait un
grand effet, suivant l'intention du peintre et le but qu'il s'est
proposé. »
Ce
que Diderot regrette d'avoir perdu avec son habit, cet effet
d'idiosyncrasie heureuse, est ainsi, tout simplement, son style
vestimentaire. Cette
notion d'harmonie pittoresque est probablement le pendant vertueux de
l'effet facile et générique du luxe, du clinquant, du spectaculaire
de l'écarlate ou de la pendule où « l'or contraste avec le
bronze ». Cette opposition se lit d'ailleurs dès le sous-titre
des « Regrets », qui dévoile beaucoup de l'idéal
diderotien « d'indigence harmonieuse », où le bonheur
esthétique va sans moyens financiers :
« Regrets
sur ma vieille robe de chambre – ou – Avis à ceux qui ont plus
de goût que de fortune »
Si
l'auteur regrette son ancien habit, c'est donc aussi qu'il lui
faisait une silhouette propre, celle de son goût : il examine,
bien avant le mot célèbre de Chanel, la différence entre style et
mode, entre allure singulière et silhouette générique. Malheureux
dans son cocon fastueux et imposé, il se trouve tout
« mannequiné » : Diderot pense sans doute aux
mannequins d'osier ou de bois, figures inquiétantes de
presque-humanité, nous pouvons aussi penser à ceux de nos défilés
de mode. Mais peut-être plus encore, le terme de mannequin rappelle
le Paradoxe sur le
comédien, où
l'acteur est décrit comme une âme manœuvrant un buste d'osier par
l'intérieur, comme un esprit habitant une figure factice avec
laquelle il ne doit pas s'identifier. La
silhouette loin du cœur comme Diderot en son habit, l'acteur peut de
même que lui dire «
on ne sait qui je suis. ». Mais, alors que
le « grand mannequin » du Paradoxe
est une figure de l'homme métamorphosé par son art, manœuvrant une
cage plus grande que lui pour devenir plus grand que celui qu'il est,
Diderot prisonnier de sa robe de chambre écarlate fait moins
glorieuse figure, car le luxe qui l'emprisonne l'aliène sans le
transcender. Il a perdu son image et son corps, son pelage, non pour
l'amour de l'art mais de force, et se retrouve exilé, privé du
plaisir sensuel d'être lui-même.
Quoique
Diderot allie ici à la certitude de la valeur pérenne de l'œuvre
d'art celle de la vacuité symbolique de l'objet précieux, et fasse
du désir de faste mondain, de possession et de reconnaissance
sociale par les apparences un obstacle à la vie que doit mener un
écrivain, il ne blâme donc pas tant le luxe qu'il ne regrette et
loue une autre forme d'apparaître.
Tout
vêtement seyant n'est pas contre-productif ni anti-littéraire, car
dans l'habit de pauvre, dans la vieille étoffe disparue, Diderot
était aussi « beau » que travailleur, et faisait la plaisante
expérience de se sentir en son lieu, d'avoir l'indépendance mais
aussi l'apparence propre à celui qui écrit. Si le texte constitue
une sorte de joyeuse loi somptuaire à l'attention des écrivains, il
leur interdit le luxe pour des raisons toutes particulières, aussi
morales que sensibles et politiques, et la modestie que Diderot
propose en réponse à un « Comment faut-il s'habiller pour
écrire » est une modestie avenante et de charme, où l'habit
est lieu de travail mais aussi de sociabilité et de sensibilité,
qui n'équivaut en rien à un renoncement aux apparences. Le beau
vêtement, dans le sens de vêtement de luxe, apparaît d'abord chez
lui comme corrupteur en tant qu'il va contre le devoir politique et
moral de l'écrivain, mais il devient, lorsqu'il se fait synonyme de
vêtement propre et pittoresque, allié décisif car épidermique, et
même intime, des conditions d'apparition de la littérature.
Bibliographie :
- Denis Diderot : « Regrets sur ma vieille robe de chambre », « Satire contre le luxe à la manière de Perse », « M. Vanloo, M. Diderot » in Salon de 1767, Paradoxe sur le comédien
- Diderot
et d'Alembert,
Encyclopédie raisonnée des sciences des arts et des métiers
⁃ France
Marchal, La culture
de Diderot
⁃ Nicole
Pellegrin, Les
vêtements de la liberté
